Toutes les couleurs des yeux

On ne meurt plus.
On ne vieillit plus.
Bronzés,
Les aisselles imberbes
Et jamais humides,
Plus aucune auréole
Sous les bras des chemises.

On sourit,
De trois-quarts,
La main gauche sur la hanche,
La jambe droite en avant.
On rit à moitié,
La bouche entrouverte,
Les dents découvertes,
À moitié.
Faut pas rigoler, non,
Le rire c’est pour lèvres
Mais rien à faire pour les yeux.
Pas l’ombre d’une étincelle, aucun éclat de joie.

Les yeux ne mentent pas.
La bouche peut rire tout ce qu’elle veut, les yeux ne veulent pas. Les traitres. Les yeux ne font pas la grimace. Même refaits, même maquillés, nos yeux ne rient pas. Ils restent là, assis sur le banc des soirées, à faire tapisserie pendant que nos mains se tendent au bout de nos bras fatigués et que nos jambes se forcent à danser.
Nos corps téléguidés mais nos regards figés.

Alors oui, nous sommes jeunes, beaux et le monde est rose bien comme il faut. Mais nos yeux ont toutes les couleurs du ciel, de l’aurore à l’orage, et quand la nuit tombe, très souvent ils sont noirs.

Se dépouiller de tout

« On devrait se dépouiller de tout, presque tout. Se suffire d’une valise, d’un lit, d’un manteau, d’un dessin d’enfant sur le mur. On devrait s’alléger chaque jour de tous nos poids accumulés : mauvaise mémoire, faux amis, bibelots inutiles, vestiges de vies éculées, d’espoirs anéantis encore si blessants… On devrait revenir à l’essentiel, juste ça, rien que ça. Une table, quelques livres… Faire toute la place à ce qui vient, à ceux qui arriveront, qui arrivent, afin qu’ils ne se sentent cernés d’aucune foule : vieux démons, anciens fantômes, trésors finalement hostiles entassés sur des étagères… Foules si étrangères à ce présent qui s’invente. Il faudrait se dépouiller de tout, ne garder au beau milieu de soi qu’une furieuse envie d’espace, de vrais désirs, de souvenirs à venir, de luminosité, de plumes et de bras ouverts. »

Jacques Dor