Scène 3 (cont.2)

Patrizia : Je vais donc le lire.
Docteur Heini : Non. Vous allez signer d’abord. Si vous voulez entendre la suite de l’histoire, bien entendu.
Patrizia : Je ne signe pas un document que je n’ai pas lu.
Docteur Heini : Écoutez mademoiselle. Ce document fait une vingtaine de pages. En résumé, il vous demande de ne pas parler de notre entretien. Si vous parlez, l’amende se montera à un demi-million d’Euros.
Patrizia : Rien que ça ?
Docteur Heini : Rien que ça, oui. Nous voulons juste nous assurer de votre discrétion. C’est tout. Ensuite je pourrai enfin vous expliquer ce que nous attendons de vous et vous serez libre d’accepter ou de refuser votre participation à notre expérience.
Patrizia : Je suppose qu’il y a un deuxième contrat.
Docteur Heini : Il y aura un deuxième contrat. Signez maintenant.
Patritzia : Parcourt rapidement la première, la deuxième page, tourne les autres jusqu’à la dernière.
Je n’ai pas de stylo.
Docteur Heini : Voici.
Patrizia : Signe et redonne le contrat.
Je vous écoute.
Docteur Heini : Je vais devoir faire appel à vos capacités de projection.
Patrizia : On va tourner un film de science-fiction ?
Docteur Heini : Mais vous m’étonnez ! Il s’agit en effet plus de science que de fiction… Dites-moi mademoiselle, si la mort vous épargne d’ici là, comment vous imaginez-vous, disons, à soixante ans ?
Patrizia : Soixante ans… Ça me paraît très loin.
Docteur Heini : Simplifions. Par exemple, est-ce que vous pensez pouvoir courir aussi vite qu’aujourd’hui ?
Patrizia : Évidemment non.
Docteur Heini : Bien. Autre exemple : la mémoire. D’après vous, vos capacités de mémorisation vont-elles augmenter avec l’âge ?
Patrizia : Si vous pouviez arrêter de me prendre pour une débile, ça m’arrangerait.
Docteur Heini : Et au niveau de la santé…
Patrizia : Je serai grosse, diabétique, avec un début d’Alzheimer.
Docteur Heini : Vous avez omis les problèmes cardio-vasculaires, mais sinon je salue la pertinence de votre anamnèse prédictive. Toutes ces pathologies apparaissent avec l’âge et les chercheurs essaient de les analyser pour mieux les soigner. Chacun bien cloisonné dans son domaine, vous voyez ?
Patrizia : Ça paraît plutôt logique, non ?
Docteur Heini : Bien sûr, mais essayez de prendre un peu de hauteur. Quel lien pourrait exister entre toutes ces pathologies ?
Patrizia : Je n’en sais rien, moi. Le corps qui lâche ! L’âge ! La vieillesse !
Docteur Heini : Excellente réponse ! Si on retourne le problème, on pourrait dire que la vraie maladie c’est la vieillesse. Une maladie incurable dont les multiples manifestations finissent toujours par nous conduire à la mort.

Scène 3 (cont.1)

Patrizia : Et puis, je ne suis pas venue ici pour discuter de la pertinence de mes études.
Docteur Heini : La pertinence de vos études… Au moins, on vous apprend à parler, dans votre faculté. Un bon point.
Patrizia : Merci. Je collerai la pastille jaune dans mon carnet journalier.
Docteur Heini : Ou dans votre carnet de chômage. Mais vous avez raison, nous ne sommes pas là pour discuter de la vacuité des sciences sociales ou politiques. Nous avons eu plus de quatre cents candidates pour cette expérience. Aujourd’hui, il n’en reste plus que trois. J’ai recommandé votre candidature pour différentes raisons : groupe sanguin, bien sûr, ADN et surtout votre code HLA qui est étonnamment proche de celui de ma cliente.
Patrizia : Les sciences du vivant aiment bien les acronymes abscons.
Docteur Heini : C’est ADN qui vous pose un problème ?
Patrizia : Petit rigolo.
Docteur Heini : Ce n’était pas de l’humour, juste une question. J’essaie de mesurer la profondeur de votre ignorance.
Patrizia : Donc, mon code HLA…
Docteur Heini : Votre code HLA. Je vais simplifier. Dans le cas d’un don d’organes, l’analyse de ce code permet de s’assurer que les tissus du donneur sont bien compatibles avec ceux du receveur.
Patrizia : Vous voulez que je donne un rein, c’est ça ?
Docteur Heini : Mais qui vous a parlé d’un rein ?
Madame H. : Mademoiselle, je vous ai déjà dit qu’il ne s’agit en aucune façon d’un don d’organes.
Patrizia : Alors, vous faites des analyses juste comme ça, pour le fun ?
Docteur Heini : Pour le « fun »
Patrizia : Pour vous amuser…
Docteur Heini : Vous avez oublié de mentionner vos talents de traductrice dans votre CV.
Patrizia : Je parle plusieurs langues mais certainement pas la vôtre.
Docteur Heini : Vous allez peut-être comprendre ceci.
Il tend un papier.
À partir de ce moment, tout ce je vais vous dire restera strictement confidentiel.
Ceci est un non-disclosure agreement, un accord de non-divulgation en somme. Vous voyez : moi aussi je parle plusieurs langues.
Patrizia : Et qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?
Docteur Heini : Vous le signez. C’est tout.
Patrizia : Je pourrais peut-être le lire aussi ?
Docteur Heini : Vous pourriez.

Scène 3

Madame H. : Prend son téléphone portable.
Anne, est-ce que le docteur Heini est arrivé ?…. Très bien. Faites-le entrer.
La porte s’ouvre.
Madame H. : Docteur Heini, comment allez-vous ? Prenez place.
Docteur Heini : S’assied sur la chaise posée à côté de Patrizia. Madame H. en face d’eux, de l’autre côté du bureau.
Je vais Madame, je vais.
Madame H. : Vous connaissez déjà Patrizia Vidale.
Docteur Heini : Bien sûr. Nous avons parlé. Après la prise de sang.
Patrizia : L’infirmière m’a fait très mal. J’ai encore la marque.
Docteur Heini : Un mois plus tard, ce serait tout à fait étonnant.
Patrizia : Vous ne me croyez pas ? Regardez.
Elle tend son bras à l’envers et pointe un endroit dans le pli du coude.
Ici, vous voyez ?
Docteur Heini : Je vois. Petit hématome, rien de grave. Dans quelques jours il n’y paraîtra plus.
Patrizia : N’empêche, j’ai vraiment eu très mal.
Docteur Heini : Bien sûr.
Se tourne vers Madame H.
Est-ce que nous pouvons commencer ?
Madame H. : Absolument.
Docteur Heini : Bien. Mademoiselle Vidale, si je vous dis ADN, protéines, gênes ou synapses, vous voyez à peu près de quoi je parle.
Patrizia : Vaguement. Très vaguement.
Docteur Heini : Ça ne m’étonne pas. Pourtant, si vous aviez décidé d’approfondir le sujet, vous ne seriez certainement pas ici aujourd’hui.
Patrizia : Et je serais où alors ?
Docteur Heini : Au travail. Dans un laboratoire.
Patrizia : Je ne me vois absolument pas travailler dans un laboratoire.
Docteur Heini : Et le sud de l’Italie n’a absolument pas besoin de nouveaux diplômés en sciences sociales et politiques. Le reste du monde non plus, d’ailleurs.
Patrizia : Alors que le monde a besoin de vous
Docteur Heini : Exactement, le monde a besoin de nous, pour une appendicite, une césarienne ou pour une greffe de moelle osseuse.
Patrizia : Je suis en excellente santé.
Docteur Heini : Pour le moment.