Sur le visage d’Audrey Hepburn (rediffusion)

J’exhume ce vieil article de son emballage un peu froissé, comme un petit bouquet à l’attention de la seule philosophe ailée de ma connaissance, Isabelle Pariente-Butterlin, qui a des tas de raisons de célébrer la présence ou l’absence de printemps en cet ébouriffant mois de mai.
Alors voilà, tout ça sent un peu le réchauffé, la France est restée en France, et Carla Bruni-Sarkozy a remis sa couronne à une autre pingouine. Pour le reste, il y a tout au fond de l’article, la même photo d’Audrey Hepburn, son visage lumineux qui résume en une seconde tout ce qu’il faut savoir sur la question des effets de l’âge sur la beauté des femmes.

Voici donc, en nouvelle diffusion :

La France élit son président

Depuis une semaine, un mois ou cent ans, la France élit toujours un président.

Au premier plan, sur les images, on trouve les candidats-présidents, leur portrait doré sur fond bleu, rouge ou blanc. Le doré, c’est pour le bronzage, un président est toujours bronzé. La couleur du fond, c’est la couleur de la France quand elle est découpée en tranches de camembert électronique, avec des électeurs à gauche, à droite, au centre ou des électeurs absents parce qu’ils avaient piscine.

Au deuxième plan, il y a les femmes de présidents. En cet an de grâce bissextile, la première dame de France s’appelle Carla. Elle est d’origine italienne. Elle a fait de la chanson et du mannequinat. J’avoue une regrettable absence d’intérêt pour le parcours professionnel de Mme Bruni-Sarkozy. J’éprouve le même sentiment pour son mari et les autres personnes qui convoitent le titre de guide suprême et de commandant en chef des forces armées. J’avoue même un désintérêt tout à fait global pour tout ce petit monde très éloigné du mien.

J’ai par contre été interpellé par la publication d’une série de photos de Mme Bruni-Sarkozy dans toutes sortes de magazines électroniques ou pas. Sur ces photos, elle apparait dans un chandail en maille brune, posée sur un fond flou de pelouse et de manoir blanc. Elle prend la pose, lève les yeux, sourit, on voit bien qu’elle est à l’aise, qu’elle maîtrise la lumière et les codes. Ce qu’on voit aussi, c’est son visage. On voit un masque de peau percé d’un regard. Une couche de chair morte greffée de frais sur un crâne vivant. Il y a quelque chose dans cette série d’images, quelque chose qui semble sorti tout droit de l’atelier de Frankenstein. On a peur qu’un vent maladroit soulève le fragile rideau des cheveux et découvre à l’arrière du crâne le tracé tourmenté des points de suture.

Il y a dans ces images quelque chose qui me glace. Qui n’est pas propre à la personne de Mme Bruni-Sarkozy, mais qui s’applique à tous ces visages figés, ces visages morts qui hantent le monde des vivants. Je crois qu’il y a un problème. Un problème de marketing liés à ce siècle décérébré et hollywoodien. Des kilomètres de films et des années d’images ont réussi à tout embrouiller, à mélanger tous les genres avec toutes les couleurs.

Si on s’en tient au corps, à la peau et aux muscles qui la tendent, la jeunesse est un état. Un moment éphémère qui peut se prolonger. Ou qu’on peut prolonger à coups de scalpel ou à coups d’injections. Je comprends bien le principe de base: pour être jeune, il faut qu’une peau soit lisse et bien tendue. Pour être jeunes, les seins doivent être fermes et dressés vers le ciel, le mollet souple et la cuisse fuselée. Les cheveux noirs ou blonds ou flamboyer en rouge, la jeunesse est un état multicolore qui interdit toutes les nuances de gris. Mais justement, c’est un état, une offre spéciale et limitée dans le temps.

La beauté, c’est autre chose. Et je ne parle pas de la beauté intérieure, de la beauté de l’âme de tout ce qui ne se voit pas avec les yeux. Non. Je parle de la chair. De ce qui se voit. De la lumière qui fait briller les contours des visages et des corps des femmes. De la grâce qui s’installe aux creux des courbes et qu’on voudrait toucher avec les doigts. Je parle de ce petit bout de ciel qu’on entrevoit parfois dans le port des femmes, parce que, sur la terre, rien ne saurait fabriquer des mains de cette texture-là, de cette longueur-là. Des mains retenues aux poignets par un réseau complexe de nerfs à fleur de peau.

Des mains que même Michel-Ange n’aurait pas su sculpter.

La beauté se fout de l’âge comme de sa première cerise. Elle habite les rides ou les peaux élastiques. Les peaux flasques. Les peaux claires ou mates. Les peaux noires ou blanches. Les peaux dorées ou remplies de taches de rousseur. Les cheveux gris. Les cheveux blancs. L’absence de cheveux. Fragile et indifférente au fracas de ce monde, la beauté des femmes nous saute aux yeux et nous prend à la gorge. Elle nous interrompt. Elle nous interroge.

Et lorsqu’elle frôle, l’espace d’une seconde éblouie, le visage vieilli d’Audrey Hepburn, la beauté des femmes nous rappelle que sur la terre, il y a un ciel.

hepburn

La véritable origine de l’automne (29)

Adam se figea. Sa bouche s’ouvrit et il voulut parler. Du fin fond de sa gorge remonta tout un fracas de tuyaux percés suivi d’un gargouillis humide et étranglé. Il regardait fixement ce point précis où, d’après Brassens,

Le dos (d’Ève) perd son nom avec si bonne grâce
Qu’on ne peut s’empêcher de lui donner raison

Comme Brassens, il pensa que

Pour obtenir, madame, un galbe de cet ordre
Vous devez torturer les gens de votre entour
Donner aux couturiers bien du fil à retordre
Et vous devez crever votre dame d’atour

Mais Adam, qui n’était pas Brassens, ne tira de cette vision aucune rime et pas la moindre chanson. Au moment où il découvrit enfin le plan d’eau ondulant où venaient chuter ces reins, son corps tout entier fut parcouru d’un frisson. Son estomac se contracta. En l’espace d’une seconde il sentit tout son sang quitter d’un seul coup son cerveau pour suivre le principe des vases communicants et affluer vers un point bien précis de son anatomie, juste en dessous de la ligne des hanches, à cet endroit où il avait cru deviner un serpent. Alors, pour une raison inconnue et sans qu’aucun son de flûte ne s’élève dans le huitième matin du monde, ce serpent qui n’en était pas un se mit doucement à relever la tête, passa par l’horizontale et continua sans mollir sa progression vers le ciel qu’il finit par désigner, oblique et fier, attentif aux moindres indications du vent.

Intriguée par ce long silence, Ève se retourna. Devant elle, Adam était en arrêt sur image. Figé. La lippe inerte et le regard bloqué. Il n’y avait manifestement plus d’abonné au numéro demandé. Baissant les yeux, elle prit la mesure de l’ampleur de la transformation morphologique qui s’était opérée à son insu.

Devant elle, un gros caillou traînait par terre. Sans quitter Adam des yeux, Ève se baissa doucement.

Retrouvez Georges Brassens et sa Vénus Callipyge

Un peu de graisse abdominale

Tu regardes tes jambes et tu te demandes combien de temps encore elles te porteront sur le dos des montagnes.
Mille corps t’entourent de toutes parts, des corps élancés, aériens, fins et musclés, des abdominaux en paquets de huit, suspendus sur une taille dont tu pourrais faire le tour à deux mains. Des abdominaux comme s’il en pleuvait, des pectoraux partout, des cuisses et des mollets. Des corps d’hommes et des corps de femmes suspendus dans le paysage des villes, des seins qu’on devine trop lourds, les globes trop lisses de deux fesses qui se jettent dans le delta étroit d’un string fluorescent.

« Lösen sie viel Bauchfett, sobald Sie diese 3 Lebensmittel niemals essen. »
« Dès que vous aurez cessé de manger ces trois aliments, vous perdrez immédiatement beaucoup de graisse abdominale. »

Tu regardes ton ventre et tu essaies d’évaluer le volume de tes poignées d’amour. Les poignées d’amour, invention si utile pourtant : si tu perds connaissance et que tu tombes, elles offriront une prise parfaite pour qui voudra te relever. Si tu es trop lourd, on accrochera un filin à tes poignées d’amour. Par elles, tu seras ensuite suspendu à croc de boucher et on te maintiendra là, en position verticale, en attendant que tu reviennes à toi. Tu ne voudrais surtout pas qu’on te suspende par le cou, alors tu veilles avec un soin jaloux à l’épanouissement de tes poignées d’amour. Ces trois aliments, tu t’en fiches et tu t’en contrefiches. Ton ventre peut bien prendre ses aises et déborder partout.

Seulement, tu regardes ces lignes claires taillées dans la masse sombre des forêts de sapins. Tu essaies de suivre le tracé des chemins qui se perdent dans la neige accrochée aux rebords du ciel. Tu te demandes combien d’heures il te faudra, à pied, à vélo, où sur les peaux accrochées à tes skis pour arriver là-haut. Il y aura peut-être un ruisseau, un plateau suspendu au-dessus du vide d’où tu verras le lac décrire son arc parfait. Alors, tu regardes ton ventre et tu te dis que si tu veux que tes jambes continuent à te porter là-haut, tu ferais bien de lever un peu le pied sur le chocolat, le vin rouge, le vin blanc et le vin rosé, le whisky et la bière et il y a dans la boîte à fromages un somptueux morceau de vieux Gruyère dont tu ferais bien de ne pas trop t’approcher.

Te mettre à l’eau claire et brouter quelques feuilles de salade, ça donnera de l’air à tes jambes et ça énervera les oiseaux.

Love coach

Pour accrocher nos cœurs meurtris à un rideau de violettes, on pourra s’attacher les services d’un entraîneur de l’amour.

L’amour n’est pas chose légère. L’amour a ses règles et un terrain miné.
Dans sa variante la plus complexe, il se joue à plusieurs, mais pour les matches officiels, la Fédération des Jeux Amoureux a suivi les recommandations de la Fédération Internationale de Tennis: on retrouve donc deux joueurs et un filet au milieu. Si le tennis en simple privilégie l’affrontement de deux personnes de même sexe, l’amour tendra à opposer deux personnes de sexe opposé; il existe toutefois quelques exceptions : pensons à Richard Raskind, tennisman américain né en 1934, devenu tenniswoman américaine en 1975 sous le nom de Renée Richards. En 1976, l’Association Américaine de Tennis refuse son inscription au tournoi féminin de New York parce qu’un homme transformé en femme, on ne sait plus où placer le filet. Renée poursuit l’Association en justice et finit par gagner. Il, elle finit même par jouer en double mixte avec Ilie Năstase, droitier roumain et facétieux qui n’hésita pas à ajouter un smiley horizontal sur le premier « a » de Năstase pour mettre un peu de gaîté dans la loge royale un jour de pluie à Wimbledon.
On voit bien ici à quel point les choses se compliquent dès lors que le genre se mêle des choses du tennis.

En amour, les positions s’inversent et il s’avère extrêmement difficile d’opposer deux paires de shorts pour fouler le gazon. Et quand je dis shorts, vous pensez automatiquement garçons, alors que le port de la jupe offrirait aux hommes de multiples espaces de rangement où ranger leur deuxième balle. Mais voilà, les tenniswomen s’obstinent à être blondes et de type scandinave pendant que les garçons jouent en pantalons ou en pantacourts, c’est selon la saison.

Nous dirons donc que le tennis est un sport de balle codifié qui privilégie les affrontements entre personnes du même sexe alors que l’amour est un combat où tout le monde dézingue tout le monde, à grands coups de latte, à grands coups de batte dans les tibias : on débarque sur le ring, la cloche sonne et là, on découvre effrayé qu’on ne porte même pas de short et qu’on a oublié ses protège-tibias. Heureusement, dans notre coin, la main sur l’éponge plongée dans un seau d’eau, notre love coach est là qui hurle : Vas-y petit, surveille ton jeu de jambes, ta garde! Ta garde! Relève ta garde! Bouge! Vas-y, gauche, GAUCHE!
Vous avancez, votre crochet imparable roulé en boule dans votre main gauche, votre poing va partir à la vitesse du cheval au galop, cueillir votre adversaire, l’envoyer dans les étoiles, BOUM! Vous vous retrouvez le derrière par terre : il y avait de la dynamite dans le gant de votre adversaire. Vous discernez à peine le visage de votre coach, perdu au fond du ring derrière un écran de brouillard. Il vous sourit. Il vous encourage :  Allez petit, debout! Tu vas l’avoir, tu vas l’étendre, allez! DEBOUT!
Vous vous relevez, les jambes en manches de veste pendant qu’un train de marchandises traverse votre boite crânienne. Vous vous demandez si ce n’est pas lui que vous allez étendre, ce petit bonhomme gesticulant qui vous intime en souriant l’ordre de retourner vous faire défoncer le portrait.

À quoi sert un love coach, finalement ?

L’envie de rêver

Tu lèves les yeux et tu la vois, juste au-dessus de la porte coulissante, le globe noir de son œil mécanique, elle te regarde, son corps rectangulaire posé sur une échasse métallique, elle te filme en continu et retransmet ton image sur un écran quelque part, tu ne sais pas où.

Tu imagines une salle remplie d’écrans de contrôle où un garde-chiourme luisant et obèse mange des chips dégoulinants de graisse en visionnant ton visage en gros plan. Tu penses à lui qui te regarde quelque part et tu hésites à lui tirer la langue ou à descendre ton pantalon, lui offrir une vue plongeante sur tes fesses, lui montrer ton derrière, juste pour voir, pour savoir si l’exposition de ton séant peut déclencher quelque part le bruit d’une sirène suivie d’une voix mécanique qui répéterait inlassablement : « Alerte exhibitionnisme, contenu interdit sur la voie publique… Alerte exhibitionnisme, contenu interdit sur la voie publique… Alerte, exhibitionnisme… Alerte… Alerte… » L’appel résonnerait longuement dans un labyrinthe de couloirs métalliques et tout à coup, des fissures apparaîtraient dans les murs d’où ils débouleraient en masse, vêtus de noir et de fibre de carbone, les Troupes d’Élite de l’Ordre et de la Morale Publique, leurs yeux à l’abri d’une visière à écran laser.
Toi tu serais figé par l’effroi. Eux se précipiteraient sur toi. Ils t’emmèneraient dans un fourgon aux vitres blindées et tu te retrouverais dans un sous-sol aveugle, entouré d’un treillis à l’épreuve des balles, un treillis invisible où tu te déchirerais en essayant de fuir avant de te coucher sur le sol froid, de gésir là, hâve et sanguinolent. Tu resterais là, inerte, les heures succéderaient aux heures, tu perdrais tous tes repères, allongé sous la lumière pâle de l’unique ampoule accrochée au plafond et le temps passerait, immobile, incolore, sans aube et sans crépuscule, sous l’unique soleil de l’éclairage artificiel.

Pendant tout le temps que te vois agoniser dans une cage invisible, toujours braquée sur ton visage, la caméra te filme en continu. Où s’en va ton image, vers quels serveurs et pour combien de temps? Et quelle est cette personne derrière son écran ?
Il paraît qu’ils ont inventé des drones pour qu’ils puissent te suivre partout où tu te déplaces. Tu les imagines, suspendus en silence au plafond de ta chambre pendant que toi tu dors profondément. Un jour ils dirigeront vers toi une onde inconnue et le type adipeux dans sa salle de contrôle pourra visionner le contenu de tes rêves sur ses écrans de contrôle, tes rêves décodés, projetés en couleurs et en trois dimensions, tes rêves stockés avec des millions d’autres rêves dans un serveur blindé enfoui au milieu du désert pour qu’une armée de gardes-chiourmes gorgés de chips et de bière puisse te faire passer une bonne fois pour toutes le goût de relever la tête, t’enlever pour toujours l’envie de rêver.

Ordinary people

Des gens ordinaires.
Assis derrière une tasse de café. À leurs pieds, un cabas affaissé, rempli de peu de choses, un cabas accroupi comme un chien endormi. Parfois, la crête punk d’une botte de poireaux qui jaillit entre les deux poignées et plus tard, le soir, l’odeur de la soupe à petit feu qui envahit tout l’appartement, rentre dans toutes les armoires, imprègne tous les vêtements. L’odeur des poireaux jusque dans les papiers-peints lignés et dans les rideaux fatigués. L’heure vespérale de la soupe, le bol posé sur une assiette aux bords dorés.

Ils mangent seuls ou à deux ou à plusieurs et ils parlent peu car leurs mots sont usés jusqu’à la corde, jusqu’à la trame rongée des jours qui recouvre les rayonnages de leurs étagères vides d’une fine couche de poussière grise. Leur temps passe et ils regardent le monde qui vit à la télévision : les maisons qu’ils construisent et qu’ils n’habiteront jamais, les voitures qu’ils assemblent sans jamais les conduire et le pont des paquebots de croisière qu’ils ne font qu’arpenter, les bras chargés de vaisselle. Les couchers de soleil qu’ils ne verront pas, leurs yeux trop fatigués de lire les petits caractères au bas de leurs factures d’électricité.

Les gens solitaires, assis derrière leur café, le regard dans le vague, attendent patiemment que le temps ait passé.

« Eleanor Rigby picks up the rice in the church where a wedding has been.

Le soleil parfois

Devant toi le paysage se noie dans un pot de ciel gris.
Les arbres flous des montagnes et les vallées s’estompent, leur vert pimpant qui se délaye au fur et à mesure des lavages, du vert printemps au vert de terre, au vert de gris, au gris de mer atone des petits matins effrayés par la nuit.

Récuré au lavis de gris, le monde perd ses lignes brisées, ses angles vifs et ses lignes de démarcation. Recouvert d’un glacis de gris, le monde gagne une nouvelle frontière, un no man’s land aux contours fluctuants qui mange la cime des arbres et les derniers lambeaux de neige accrochés à l’échine décharnée des montagnes.

Devant toi le printemps se noie dans un pot de miel gris. Tu regardes cette zone mouvante et floue où les bords du buvard du ciel absorbent l’encre qui remonte du sommet de la terre.
Tu regardes et tu te dis que le soleil, parfois.

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