Made in West-Germany

Les couchers de soleil étaient peut-être plus orange et le ciel la nuit plus bleu et plus rempli d’étoiles. Le froid était couleur acier tranchant, peut-être, la neige rayée d’un million de traces, d’un million de strates et les jambes des skieurs dessinaient des fuseaux.
Mes skis dormaient avec moi dans ma chambre. Leur surface métallique éclairait la nuit. J’avais peur du noir. Peut-être que le noir était plus noir pour mes yeux pas encore voilés par la poussière des jours et peut-être que mes oreilles n’avaient jamais entendu le son étouffé d’un album photo qu’on referme avant de le jeter.

Aujourd’hui, les photos sont numériques et les skis paraboliques.
Les dameuses ressemblent à des moissonneuses-batteuses qui labourent les champs de bosses et laissent derrière elle un sillage lisse et finement strié. Parallèle à la pente et à l’extrême bord du déséquilibre, le skieur taille ses courbes au fil du rayon de son ski.

Autrefois, les skis étaient droits et leurs courbes s’étiraient jusqu’à l’infini.
J’ai retrouvé les skis de ce temps-là. L’annonce disait : à peine utilisés, en très bon état. L’annonce ne mentait pas. 200 centimètres fins et racés et les carres, même pas rouillés, mes skis d’avant la chute du mur, made in West-Germany.
Ils sont sortis du grand service, semelle à neuf et fini compétition. Assis derrière mon volant, je voyais luire juste sous mon coude la barre métallique qui protège le talon.

Dans la file qui attend l’arrivée d’une cabine, j’ai l’air d’un nain avec mon double-mètre en main. Arrivé en haut, j’ai le cœur qui bat.
Je les pose bien à plat sur la neige.
J’engage une chaussure dans la fixation rouge et blanche qui résiste un peu. J’insiste, je pousse et la talonnière s’abaisse dans un claquement sec. L’autre pied claque aussi.
Une poussée sur les bâtons.
Le monde se met en mouvement.
Nous prenons de la vitesse, mes skis et moi. Je déclenche le premier virage mais eux continuent tout droit. Mon esprit se brouille mais mes jambes se souviennent, appuient sur l’arrière, sur le talon qui décroche, part en dérive, se bloque et rebondit vers le virage suivant.

Ne pas réfléchir, juste laisser le temps revenir.

Revoir la piste noire et le couloir étroit. Tracer une ligne sinusoïdale qui coule entre les bosses en effaçant la pente. Rester fluide et sans à-coups.
Devant moi la piste lisse, large et damée de frais. Dans l’air glacé je trace une droite tendue entre la neige et le ciel. Je suis sur des rails. Le monde s’efface. Il ne reste plus rien. Que le ciel blanc et le bruit du vent.
Je vole sur 200 centimètres fuselés.
À haute vitesse, je traverse le mur du temps.
Les montagnes étaient remplies de bosses et je séchais les cours pour aller skier.

Et le mur de Berlin n’était pas encore tombé.

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Le Tour de  Rien : ÂÂÂÂÂÂH

En matière de chute à vélo, nous avons examiné l’option Boum qui voit le cycliste à terre sans avoir eu le temps de faire ouf.

L’autre possibilité consiste à prolonger tant que faire se peut la phase de déséquilibre qui précède l’instant cruel où une parcelle de peau tendre viendra se frotter à la dure réalité de l’asphalte, de la terre ou du caillou pointu.
Vue au ralenti, la scène tient à la fois du film à suspense et du funambulisme baroque qui propulse les cascades de Stan Laurel et Olivier Hardy.

Prenons une ligne droite et mettons un léger virage au bout. Plaçons la caméra en sortie de courbe. Arrosons l’asphalte d’une légère ondée printanière et…. Action !
Tout au fond du cadre apparaît une silhouette filigrane qu’on dirait suspendue aux nuages qui traversent le ciel. Le trait grandit, s’épaissit, devient torse, bras, jambes, roues et mouvement mécanique. Penchée sur le guidon, la tête se relève, le buste se redresse, les bras se tendent et les mains saisissent délicatement les manettes de freins. L’axe du vélo délaisse l’horizontale.
Le monde bascule juste un peu. Juste un peu trop. La roue arrière se dérobe. Instinctivement, il a lâché les freins et c’est alors la roue avant qui se met à flotter, flotter, glisser vers l’extérieur du virage, vers le trottoir bordé de granit qui délimite l’espace réservé aux piétons. Dans une ultime tentative pour contrecarrer les lois de la physique, il extrait son pied gauche de la pédale. La semelle vient frotter l’asphalte pendant qu’il incline le cadre d’une dizaine de degrés. Il glisse ainsi, roide et tétanisé la jambe droite fixée au deuxième étrier. Il pense que ça va passer. À la dérive sur cette fine pellicule d’eau placée entre lui et ses boyaux, il pense qu’il devrait peut-être sauter.
Mais non, il est encore temps de tenter quelque chose, embarquer l’arrière pour essayer de freiner. Le coup de frein le met par terre, irrémédiablement. Son cuissard se déchire à ce contact rugueux. Sa fesse offerte et nue glisse vers l’angle droit formé par la bordure du trottoir. Un éclair traverse son postérieur. Le choc le retourne, l’envoie rouler un peu plus loin dans ce champ de labours humide et gras où il s’immobilise après quelques tonneaux.

Encore étourdi et tartiné de boue, il s’assied, il s’ébroue, il se redresse d’un seul coup et court vers l’objet inanimé qui git sur le sol, une roue sur la route et l’autre pointée vers le ciel. Délicatement il le saisit par le guidon, le ramène à la verticale, se penche sur le cadre, sur les manettes de freins, toujours délicates parce que trop exposées. Un côté de la selle est un peu éraflé. Le dérailleur n’a rien et miracle, la chaîne n’a même pas sauté.

Alors, il se redresse, il reprend son souffle et ses jambes cessent de trembler. Il regarde son cuissard déchiré, pose une main sur sa fesse meurtrie, un peu plus loin une fontaine, il ira se laver. Et le coude, le coude lui aussi a morflé.
Qu’importe, son vélo est intact.

Il peut continuer à rouler.