Les gens meurent trop longtemps  

Assis sur leurs chaises qui roulent, le regard absent, leurs yeux sautent par-dessus le paysage pour se fixer ailleurs, au-delà du soleil qui brille dans le vide, incongru, aussi déplacé que le vol d’une hirondelle sur les plates-bandes écarlates qui balafrent les allées du premier jour de novembre.

Couchés sur leurs lits qui roulent, les gens ont une odeur de médicament. Ils respirent encore et quand ils ne respirent plus on les branche, et quand ils ne mangent plus on introduit les repas dans leur sang.
Alors ils mangent en dormant.

Les gens meurent indéfiniment.

Alors, bien sûr, ils vivent jusqu’à cent ans, les paupières presque transparentes d’avoir trop essayé d’éteindre les dernières lumières qui viennent de l’intérieur. Et pourquoi pas un jour, jusqu’à deux ou trois-cents ans ? Deux ou trois-cents ans chimiques, électroniques, génétiques, bioniques ou cryogénisés. Deux ou trois-cents ans végétatifs à attendre les yeux mi-clos en priant chaque jour pour qu’enfin la nuit vienne et que ce soleil inutile se couche définitivement.

Nous ne sommes pas faits pour mourir éternellement.

Pour le jour où les montagnes grandiront

Un jour, les montagnes s’éloignent et les chemins s’allongent.
Un jour, les branches prennent de la hauteur et on cesse de grimper aux arbres.

Un jour on s’assied.
On regarde, assis sur un banc au bord de la route. Assis derrière son volant. Assis derrière sa fenêtre. On visionne les images du monde qui défilent dans un cadre carré ou rectangulaire.

Un jour, on reste couché.
Sur le dos. Les yeux tournés vers le plafond du monde, les nuages et la neige indigo qui s’accroche aux sommets des montagnes. Un jour de printemps, la neige se retire, fait fondre les montagnes et s’évaporer le ciel, pose une couche de brouillard sur le double vitrage.

Un jour, le soir tombe dès le matin.
La nuit recouvre tous nos paysages et nos yeux se retournent pour voir les nuages qui s’accrochent aux sommets des montagnes et les flocons de neige qui tombent à l’intérieur.

Les mots perdus (IV)

À l’hôpital, réunis autour du lit, infirmières et médecins sont venus pour faire le point.
Point par point.
Ce qu’elle entend. Ce qu’elle voit. Ce qu’elle peut faire ou pas. Elle peut se lever ou s’asseoir. Elle peut marcher avec l’aide d’un appareil qui ressemble à un petit chariot de supermarché. On pourrait dire qu’elle peut supermarcher.
Elle peut boire et elle peut manger. Faire un brin de toilette. Pour les toilettes, c’est plus compliqué, mais là, elle peut aider. À 84 ans, ma maman peut encore faire plein de choses, même avec une tache sombre qui reste collée sur son cerveau.

Ensuite on passe aux aspects pratiques. Est-ce qu’on a bien vérifié les hauteurs des seuils et les largeurs de portes? Est-ce que le lit médicalisé est en place? Est-ce que l’ordonnance a bien été transmise à la pharmacie? Est-ce que personnel soignant a bien été informé? Est-ce que l’infirmière sera bien là lundi soir pour la première visite à domicile? Est-ce que tout sera prêt, lorsque maman sera rentrée chez elle, lundi prochain?

Lundi prochain arrive et il fait beau. Ce vent chaud qui souffle ici en cascade s’appelle le foehn. C’est un vent un peu fou qui fait souvent naître un jour d’été au beau milieu de l’hiver. Il fait clair. Il fait net. On dirait qu’une main invisible a nettoyé à grande eau les montagnes pour les mettre à portée de nos mains.
La porte des urgences s’ouvre. Assise sur une chaise roulante, maman franchit le seuil de l’hôpital. D’un seul coup, elle est dehors. Au milieu du soleil et du vent. D’un seul coup, elle retrouve le monde qui sent la terre et l’odeur de l’herbe au printemps. Le bourdonnement des automobiles. D’un seul coup, elle se retrouve au milieu du monde qui brille, qui braille et qui tombe.

Je sais bien qu’elle a peur. Alors, je ne perds pas de temps. La porte de la voiture est ouverte et nous l’installons sur le siège avant. Je referme la porte. Sa valise est déjà dans le coffre. Je m’installe derrière le volant.

Je sais bien qu’elle a peur. Je lui prends la main. Je tourne la clé. Contact. Je démarre tout doucement en essayant d’étouffer la voix du moteur, d’escamoter l’amorce du mouvement. Et de très loin tout au fond de moi remonte comme une marée le flux d’un souvenir enfoui qui me ramène dans un autre temps, devant la porte d’un autre hôpital. Sur le siège avant, la maman est très jeune.  À l’arrière, emmitouflé dans un couffin, notre fils de cinq jours est peut-être en train de dormir. Je démarre aussi doucement que possible. J’essaie d’étouffer le bruit du moteur et d’effacer la trace des courbes sur la route. Je transporte un trésor hautement périssable, un début de vie fragile qu’il faut protéger des chocs et du froid.

À côté de moi, ma maman regarde le paysage qui défile. Dans les vignes, les premières feuilles ont poussé. Elle montre avec son index. Elle dit : « Beau. » Elle porte un survêtement en éponge bleu pâle. Elle a aux pieds une paire de chaussettes anti-dérapantes.

Je transporte une vie fragile. On nait aussi à 84 ans.

Les mots perdus (III)

Allongée sur son lit d’hôpital, ma maman ferme les yeux et joint les mains.

Je vous salue Marie pleine de grâce,
Le seigneur est avec vous.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes
Et Jésus, votre enfant est béni.
Sainte Marie mère de Dieu,
Priez pour nous pauvre pécheurs
Maintenant et à l’heure de notre mort.

Il y a quelques semaines, ma maman a eu un Accident Vasculaire Cérébral. Les médecins ont expliqué qu’une tache noire s’est formée dans son cerveau. Cette tache noire se situe dans l’hémisphère gauche, là où se trouve le centre du langage, exactement à l’endroit où elle a construit sa réserve de  mots.

C’est un peu comme une crevasse qui découpe la surface d’un glacier : à la surface on peut voir la ligne accidentée qui marque la frontière entre la neige et le noir. On peut en faire la  cartographie et dessiner un itinéraire qui contourne le danger. En surface, c’est facile, il suffit de faire le tour et de bien mesurer. Mais pour ce qui est de la profondeur, il y a juste ce trou bleu qui se transforme en noir, et on ne mesure pas la profondeur du noir.

Lorsqu’une crevasse déchire la surface du cerveau, un nuage noir se forme et, à la périphérie, un nuage moins noir, que les médecins ont appelé « pénombre ». Un peu de lumière passe dans cette zone grise qui sépare les tissus morts des tissus vivants. Un peu de courant, on ne sait pas combien. Ça fait des courts-circuits et des étincelles. Il y a des fils qui pendent un peu partout. Des fils suspendus qui se balancent dans le vide en attendant l’arrivée du technicien.

Ma maman a perdu les mots. Maintenant, elle les cherche. Tous les jours. Les mots simples et les mots compliqués. Les noms. Les prénoms. Elle essaie de recréer les liens, de relier les lettres qui pourraient décrire les images ou expliquer le monde. Ça fait des courts-circuits et elle s’énerve. Elle fait non de la tête. Elle cherche dans tous les recoins de sa mémoire. Dans les endroits les moins éclairés. Elle cherche. Elle fronce les sourcils. Tout à coup, elle dit : « NUIT ». Elle répète : nuit, nuit, nuit, nuit… Elle écoute le son, elle le met en bouche, elle dépoussière ce mot exhumé du royaume des mots. Elle le nettoie. Elle le polit comme un trésor.  « Nuit ». Ou « peur », ou « manger » ou « difficile ». Tous les mots perdus qui reviennent, un par un, l’un après l’autre. Un mot après l’autre, jour après jour. D’abord, retrouver les mots. Plus tard, il faudra songer à les assembler.

Alors, avant de partir, mon père assis près d’elle lui dit : « Faisons la prière du soir. » Alors, elle ferme les yeux et elle joint les mains. Sans hésiter, elle commence :

Je vous salue Marie, pleine de grâce, le seigneur est avec vous…

D’un seul trait elle dit tous les mots. Elle fait toutes les phrases.
Elle a le visage d’un enfant.

Les mots perdus (II)

Allongée sur son lit d’hôpital, ma maman dit : « Fatiguée. »

Presque une heure. Presque une heure que nous nous parlons. Elle lance un mot. Parfois à l’envers. Alors je le rattrape. J’essaie de le remettre à l’endroit. Elle approuve de la tête. Elle lance un autre mot. Un bout de phrase en suspension. Je ne suis pas sûr de comprendre. Alors, elle recommence. Mot après mot, elle tricote une phrase et je reprends le tricot lorsqu’une maille a filé.

Nous parlons.

J’apprends qu’elle a mangé. Du pain. Des spaghettis. Que c’était bon. Très bon. Après des jours de purées et de soupes. Elle a mangé une glace à la fraise et à la vanille. Ça aussi, c’était très bon.
J’apprends que la dernière fois, elle avait passé une mauvaise nuit. Fait de mauvais rêves. Et qu’elle était contente que je sois arrivé. Elle était contente d’avoir pu m’expliquer. Un mauvais rêve. Elle ferme les yeux. Elle dit : « J’ai vu le diable. »

– Le diable, maman ?
– Oui. Le diable.

Elle referme les yeux et son front se plisse. Elle regarde l’intérieur de sa tête. Les images qui se forment devant ses yeux fermés. Sa main se referme, serre la mienne de toutes ses forces. J’attends, ma main dans la sienne. J’attends qu’elle revienne, sa main serrée dans la mienne. Elle ouvre les yeux sans me voir. Elle est en plongée, à dix-mille mètres au-dessous du niveau de la mer.

J’attends.

J’attends qu’elle revienne. Qu’elle remonte à la surface. Petit à petit, son visage se détend. Dans ma main, la pression se relâche. Son regard s’anime. Ses yeux retrouvent le goût de la lumière.
Au bout de son poignet, sa main droite décrit un arc de cercle et vient se poser bien à plat sur son cœur. Elle refait le geste. Encore. Encore.

Sa main droite qui se soulève et vient se reposer.
Bien à plat sur son cœur.

Les mots perdus (I)

Allongée sur son lit d’hôpital, ma maman dit : « Misse! »
Son regard éteint s’est allumé. Son visage s’est animé. Elle se concentre. Elle va parler.

–    Misse!
–    Misse, maman ?
–    Misse!
–    Misse, je ne comprends pas.
–    Misse!
–    Misse, je comprends pas. Tu es mal installée ? Tu veux que je remonte le dossier ?

Elle fait non de la tête. Elle me regarde intensément. Je lui prends la main.

–    Aaaaa. Aaaaa. Aaaaa.
–    Tu es contente maman ?

Elle fait oui de la tête. Oui, vigoureusement.

–    Moi aussi, je suis content. J’ai vraiment eu peur, tu sais ?

Elle dit oui de la tête. Oui, vigoureusement. Elle me regarde encore et là,  je comprends.

–    Misse, ça veut dire merci, pas vrai ?
–    MISSE!

Elle me tend les bras et m’embrasse. On reste comme ça un bon moment. Je me redresse et elle sourit.

–    Misse.
–    Pas de quoi maman.
–    Misse. Misse. Missi. Mer-ci
–    Merci à toi maman.

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