Scène 4 (cont.2)

Patrizia : Essayez de les frotter avec du démaquillant !
Madame H. : Il y a tout ce qu’il faut ici pour vous redonner une allure décente. Absolument tout : soins de la peau, coiffure, manucure, pédicure… Quand je vois l’état de vos mains, je n’ose pas penser à vos pieds.
Patrizia : Ce n’était pas dans le contrat.
Madame H. : Non, ce n’était pas dans le contrat, pas plus que votre nouvelle garde-robe.
Patrizia : Je préfère garder mes vêtements.
Madame H. : Vous ne parlez pas sérieusement.
Patrizia : Je suis très sérieuse, au contraire.
Madame H : Je ne vois pas où est le problème.
Patrizia : Le problème, c’est que je ne suis pas votre fille ou une poupée que vous allez habiller pour vous amuser. Je suis juste une donneuse compatible.
Madame H. : Avec le maquillage, vous avez aussi arrêté le shopping.
Patrizia : J’ai 23 ans, un enfant et plus de mari. Pour moi le shopping s’arrête devant la vitrine. Je suis pauvre. Pauvre, vous vous souvenez ? Pauvre au point de devoir partager mon sang avec le vôtre parce que vous n’avez pas envie de vieillir.
Madame H. : Pas de grands mots, s’il vous plait. Vous ne « devez » pas. Vous avez le choix. Une infinité de choix.
Patrizia : J’ai le choix de quoi ? Avec mon Master, il faudrait que je parte dans un autre pays pour trouver du travail et Matteo est trop petit pour que je l’emmène avec moi.
Madame H. : Mais vous pouvez quand même partir. Laisser Matteo à vos parents. Ou alors, rester. Chercher le travail là où il se trouve. Faire des ménages. Travailler dans un restaurant.
Patrizia : Est-ce que vous avez déjà cherché du travail ?
Madame H : Cherché ? Du travail ? Je ne crois pas, non.
Patrizia : Alors, ne parlez pas d’une chose que vous ne connaissez pas.
Madame H : Mais le travail, ça je connais.
Patrizia : Accrocher des bijoux aux plus belles femmes du monde…
Madame H. : … Y réfléchir jour et nuit. Être toujours souriante à quatre heures du matin, malgré la fatigue et la nuit qui finit. Chercher, chercher encore dans les magazines ou dans les peintures de la renaissance, regarder le monde à s’en user les yeux. C’est curieux cette remarque. Mon grand-père avait un domaine dans le Bordelais. Il me faisait toucher ses mains rugueuses et il me disait : « Tu sens comme c’est dur. C’est de la corne. C’est ça, des mains de travailleur. » Seulement, lui  était vigneron alors que vous, vous êtes diplômée en sciences sociales et politiques.
Patrizia : Pour ma garde-robe,  on va aller faire du shopping ensemble ? Comme deux petites sœurs siamoises ?
Madame H. : Une amie va venir avec deux autres personnes. Je travaillerai pendant ce temps et vous pourrez choisir ce qu’il vous plaira.
Patrizia : Ce qui me plaira dans VOTRE sélection.
Madame H. : Soupire et ferme les yeux.
Je lui ai donné une photo, votre âge et vos mensurations.
Patrizia : Et qu’est-ce qui va se passer ensuite ?
Madame H. : Ensuite vous rangez vos vêtements.
Patrizia : Et dans six mois ?
Madame H : Vous les gardez ou vous les jetez. Vous pouvez les vendre aussi, je connais un très bon magasin de seconde main.
Patrizia : C’est là que vous revendez vos vieilles robes de soirée.
Madame H. : C’est là que je regarde l’histoire des grands couturiers.

Noir

Scène 4 (cont.1)

Madame H. : C’est de l’humour ?
Patrizia : Non, c’est du vélo.
Madame H. : Bien. Comme nous entamons le premier jour de notre cohabitation, il y a certaines règles que je voudrais établir. Tout d’abord, votre tenue.
Patrizia : Ma tenue ?
Madame H. : Vous voyez, J’aime la beauté. J’en ai fait mon métier.
Patrizia : C’est quoi votre métier au juste ?
Madame H. : Vous avez bien porté une alliance, pendant les quelques mois où vous avez été mariée ?
Patrizia : Elle est encore chez moi.
Madame H. : Et il vous arrive aussi de mettre des boucles d’oreilles, je crois.
Patrizia : Se touche machinalement le lobe d’une l’oreille où est accrochée une petite perle.
Vous avez vraiment un grand sens de l’observation.
Madame H. : C’est une de mes qualités. J’aime beaucoup observer. Les gens. Leurs vêtements. Leurs chaussures. Leur tenue. Leur façon de marcher. Les gens et le ciel, les arbres et la mer, la mer aussi…
Patrizia : Et le rapport avec ce que vous faites ?
Madame H. : J’essaie de comprendre. De lire les signes. C’est la base de mon métier. Interpréter les signes pour les transformer en alliances. Ou en boucles d’oreilles, si vous préférez.
Patrizia : Vous fabriquez des bijoux !
Madame H. : J’embellis les plus belles femmes du monde. Vous comprenez ce que ça veut dire, embellir la beauté ? Est-ce qu’il vous arrive de vous maquiller ?
Patrizia : Je me maquillais tous les jours, avant.
Madame H. : Avant quoi ?
Patrizia : Avant que Toni nous quitte, mon fils et moi.
Madame H. : Et maintenant vous avez décidé de rester comme ça, toute votre vie, avec vos points noirs et vos cheveux cassés ?
Patrizia : Mes points noirs ne regardent que moi.
Madame H. : Plus maintenant mademoiselle, plus maintenant. Nous allons vivre pratiquement en huis clos pendant une demi-année et vos points noirs vont m’encrasser les yeux.

Scène 4

Une suite d’hôtel qui ressemble à un salon. Des bruits de pas précipités qui s’approchent. La porte s’ouvre à la volée. Patrizia entre en courant, suivie de Madame H.

Patrizia : Je veux aller voir le jacuzzi !
Madame H. : Nous avons six mois pour voir le jacuzzi.
Patrizia : Justement ! Je ne veux pas attendre. Dans six mois c’est fini.
Madame H. : Asseyez-vous quand même et laissez-moi souffler.
Patrizia : Attendez ! Deux secondes !
Elle se dirige vers une table basse, Madame H. la suit à l’autre bout du cordon. Patrizia prend un catalogue posé sur la table. Elles s’assoient.
Patrizia : Oh ! Vous avez vu ? C’est la liste de tous les soins.
Madame H. : Je connais. Je vous rappelle que je viens souvent ici.
Patrizia : Je sais. Vous me l’avez déjà dit.
Tourne les pages. Lit.
Patrizia : C’est quoi votre massage préféré ?
Madama H. : J’ai horreur de me faire toucher par quelqu’un que je ne connais pas.
Patrizia : Quoi, vous n’avez jamais essayé ?
Madame H. : J’ai un kiné qui vient chez moi. Trois fois par semaines depuis… Voyons… Une douzaine d’années je crois.
Patrizia. : Et comment vous avez fait, la première fois ?
Madame H. : Quelle première fois ?
Patrizia : La première fois que le masseur a voulu vous masser.
Madame H. : Je lui ai demandé de me montrer  ses mains. Il a de belles mains. Un beau visage aussi.
Patrizia. : Et il est plus jeune que vous.
Madame H. : Effectivement.
Patrizia : Beaucoup plus jeune ?
Madame H. : Quelques années de moins.
Patrizia : Il s’appelle comment ?
Madame H : Je ne vois pas en quoi son prénom pourrait vous intéresser.
Patrizia : Dites toujours.
Madame H. : Claudio.
Patrizia : Encore un Italien ! Peut-être que je le connais ?
Madame H. : Ça m’étonnerait. Claudio vient de Milan où il a fait ses études. Vous avez de la famille à Milan ?
Patrizia : Non. Elles sont comment les mains de Claudio ?
Madame H. : Je vous l’ai dit : il a de belles mains. Des mains qui font du bien.
Patrizia : Et elles se promènent un peu partout, ses mains ?
Madame H. : C’est un fantasme assez courant chez les jeunes filles, le jeune kiné musclé.
Patrizia : Tandis que vous, vous ne fantasmez pas.
Madame H. : Mes fantasmes ne regardent que moi.
Patrizia : Vous pensez que vous allez tenir longtemps ?
Madame H : Le temps qu’il faudra.
Patrizia : On va passer six mois ensemble. Six mois ensemble, jour et nuit, vous vous rendez compte ? Ça va être dur de garder la distance, le matin, pas réveillée, en slip et en soutien-gorge…
Madame H. : Vous connaissez peut-être l’usage de la robe de chambre.
Patrizia : J’ai vu des photos…
Madame H. : Et pour le coiffeur, vous avez aussi vu des photos ?
Patrizia : Le coiffeur est une amie.
Madame H. : Vous devriez vous méfier de vos amis. Retirez votre chemisier, s’il vous plait.
Patrizia : Là tout de suite ?
Madame H. : Pas besoin d’attendre demain matin pour enlever la distance comme vous dites.
Elle-même se déshabille et se lève, en soutien-gorge.
Patrizia : Déboutonne lentement son chemisier. Le dépose à côté d’elle. Madame H. lui fait signe de se lever. Elles se font face.
Madame H. : Votre soutien-gorge est bien trop grand. Il baille. Il a mille ans.
Patrizia : Je l’ai acheté dans un supermarché.
Madame H : Et votre pantalon. Informe. Trop long. Et dessous… Laissez-moi deviner… Un grand slip en coton. Détendu. Délavé. Mais propre, on dirait. Propre. Heureusement.
Patrizia : J’ai aussi vu des photos de machines à laver.

Scène 3 (cont.4)

Patrizia : Je vous demande pardon ?
Docteur Heini : Vous avez bien compris. Nous allons connecter votre système sanguin avec celui de ma cliente…
Patrizia : Vous êtes complètement dingue.
Docteur Heini : …Sur le modèle des souris que nous avons assemblées en laboratoire.
Patrizia : Vous avez… « assemblé » des souris ?
Docteur Heini : Une petite incision dans le flanc. Ensuite, les deux souris sont jointes, plaie contre plaie. Les points de suture sont retirés à la cicatrisation.
Patrizia : Et comment elles font pour courir, vos souris à huit pattes ?
Docteur Heini : Très bonne question. Dans chaque couple, il y a un sujet jeune et un sujet âgé. 5 semaines après l’opération nous examinons l’évolution de petites lésions que nous avons faites dans leur tissu musculaire.
Patrizia : Parce que vous les découpez, aussi…
Docteur Heini : Et nous avons découvert que les muscles des souris âgées se régénèrent très vite. Beaucoup plus vite que ceux des autres souris de leur âge, en fait. Ensuite, nous avons voulu savoir, pour les capacités mentales…
Patrizia : …Et vous avez assemblé leurs cerveaux…
Docteur Heini : Impossible pour le moment. Non, des sujets âgés ont reçu dix injections de plasma extrait de jeunes sujets. Je suppose que vous ne connaissez pas le labyrinthe de Morris.
Patrizia : Je ne connais pas le labyrinthe de Morris.
Docteur Heini : Imaginez une piscine circulaire et une plateforme posée juste au-dessous de l’eau. On y plonge la souris. Qui va nager jusqu’à la plateforme pour sortir de l’eau. Un sujet jeune va très vite trouver la plateforme quel que soit son point d’entrée dans la piscine.
Patrizia : Et vos vieilles souris boostées sont aussi rapides que les jeunes.
Docteur Heini : Absolument.
Patrizia : Je vois. Mais alors, si les vieilles rajeunissent, les jeunes vieillissent aussi, non ?
Docteur Heini : Nous avons en effet observé des signes de vieillissement chez les jeunes sujets. Mais nous croyons que ce processus est réversible et qu’il disparait après une période d’environ cinq ans.
Patrizia : Vous croyez, mais vous n’êtes pas sûrs.
Docteur Heini : Dans votre cas, nous effectuerons régulièrement des analyses qui nous permettront de suivre votre évolution dans le temps.
Patrizia : Et si je suis toujours vieille dans cinq ans ?
Docteur Heini : Nous vous dédommagerons.
Patrizia : Votre solution, c’est toujours le pognon.
Docteur Heini : Tout est écrit dans le contrat. Lisez-le avec soin. Vous avez une semaine pour nous communiquer votre décision.
Patrizia : Quelle longueur, le tuyau ?
Docteur Heini : Trois mètres.
Patrizia : Trois mètres, c’est tout ?
Docteur Heini : Pensez aux souris. C’est déjà beaucoup, trois mètres de liberté.

Noir

Scène 3 (cont.3)

Patrizia : Alors, ça ! Grande découverte !
Docteur Heini : N’est-ce pas ?
Patrizia : Et vous avez mis combien de temps pour découvrir qu’on meurt parce qu’on vieillit ?
Docteur Heini : Des dizaines  d’années.
Patrizia : Vous auriez dû en parler autour de vous. Je connais beaucoup de vieux qui sont morts.
Docteur Heini : Bien sûr. Vous ne comprenez pas.
Patrizia : Mais si mais si. Toute petite, j’avais déjà compris.
Docteur Heini : Vous n’avez rien compris du tout. Comme tout le monde, vous croyez à la calvitie, au cancer de la prostate, à la maladie Alzheimer…
Patrizia : Et vous, vous n’y croyez pas.
Docteur Heini : Pas dans le sens où vous l’entendez. Pas dans le sens où certaines maladies surviennent parce que c’est le moment. Et la vieillesse non plus, je n’y crois pas.
Patrizia : Pourtant vous n’avez pas l’air très frais. Peut-être que la vieillesse croit en vous.
Docteur Heini : La vieillesse est un processus que j’analyse depuis quarante ans. On peut faire beaucoup de choses pour freiner ce processus, mais moi, je pense avoir trouvé la solution pour l’interrompre et même pour l’inverser.
Patrizia : Génial. Je vais redevenir un bébé.
Docteur Heini : Il ne s’agit pas de vous.
Patrizia : J’oubliais, nous sommes deux.
Docteur Heini : La solution se trouve dans le sang. Quelques protéines que nous avons réussi à identifier et quelque chose de plus mystérieux, quelque chose qui se passe pendant que le sang circule.
Patrizia : Vous voulez me saigner ?
Docteur Heini : Avec plaisir, mais malheureusement mademoiselle, nous ne sommes plus au Moyen-Âge. Donnez-moi votre bras.
Patrizia : Hésite puis tend le bras.
Docteur Heini : Appuie son index dans le creux du coude.
Vous voyez, là, cette veine qui palpite, nous allons pratiquer une petite incision. Vous ne sentirez rien. Absolument rien.
Patrizia : Et ensuite ?
Docteur Heini : Ensuite nous allons glisser à l’intérieur un petit tube de peau synthétique.
Patrizia : Vous fabriquez de la peau synthétique ?
Docteur Heini : Avec une imprimante 3D. Un peu comme une machine à tricoter, vous voyez ?
Patrizia : Je ne sais pas si je vois.
Docteur Heini : Aucune importance. C’est une technique qui a été mise au point pour les grands brûlés.
Patrizia : Et qu’est-ce que je fais avec mon tuyau dans le bras ?
Docteur Heini : Rien. Vous attendez que je raccorde ma cliente à l’autre extrémité du tuyau.

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