« Du miel au bout des doigts »

Marseillais écrivain et bavard. Educateur, journaliste. Père et grand-père.
À ce haïku biographique, Éric Schulthess aurait également pu ajouter : conteur à la voix radiophonique et raconteur choc d’histoires courtes.
Je vous propose un court extrait d’une nouvelle tirée d’un recueil, Marseille rouge sangs, 13 nouvelles noires. J’en reparlerai dans un prochain article, mais pour l’instant, lisez.

« Ce soir pas de surprise, à la Vierge Dorée, c’est Byzance. Lucette, la patronne, fait carton plein à chaque fois. Vingt ans que la monnaie tinte sur le comptoir cuivré.
Plus une place dans la grande salle aux baies vitrées qui ouvrent sur le port. Peu de connaisseurs et beaucoup de m’as-tu-vu. Jeune bourgeoises à lévrier, rombières emperruquées à collier marseillais, veuves éteintes au nez refait, encravatés liftés avec maîtresse, intellos de broussaille avec minot. Je me pince, mais non, ce n’est pas un mirage, il y a même des enfants autour des tables du fond. Tandis que les parents bavardent, ils dégustent leur glace trois boules en boudant ferme, le menton calé dans une main, la petite cuillère en équilibre dans l’autre. L’ennui dégouline de leurs faces proprettes de gosses de riches. »

Éric Schulthess, « Du miel au bout des doigts« , in Marseille rouge sangs, 13 nouvelles noires, Éditions Parole 2013

Prolonger le délice jusqu’à la mer

En effectuant une recherche, nous apprenons qu’Éric Schulthess est Marseillais, écrivain et bavard. Il apprend le Chinois. Part. Revient. Rêve de Fuji et joue du violoncelle.
Il a publié trois livres aux Éditions Parole et il écrit des tas d’autres choses sur son blog que je vous devriez aller visiter.
Il a aussi une voix hautement télégénique, qu’il utilise pour mettre en beauté ses mots et ceux des autres. Et lorsqu’il met gracieusement en musique un texte de ma fabrication, c’est à chaque fois une surprise et un cadeau.

Juste se taire et l’écouter.

Prolonger le délice jusqu’à la mer

Encore merci,
Nicolas

Claude-Inga Barbey, chroniques

« Pendant ce temps, il embrasse mon double menton et mordille la chair tendineuse qui pend sur ma gorge comme une peau de poulet. Il appuie sur mes épaules pour me faire descendre à terre et me dominer. La douleur est insidieuse lorsque je tombe à genoux sur le carrelage de la cuisine, qu’il faudra que je nettoie d’ailleurs, j’aperçois un amas de poussière sous le radiateur. Mon ménisque se rappelle à mon bon souvenir, lorsque les cartilages craquent délicatement en touchant le sol. Je lève les yeux. Je ne le vois pas bien, il est à contre-jour. Je tends la main pour attraper mes lunettes de vue nº3 sur la table, mais d’une pichenette il les envoie valser contre la cafetière… Son regard à lui est torride depuis qu’il s’est fait opérer de la cataracte

– Déshabille-toi.

Je m’exécute.

– Tu t’es déjà fait dominer ?

Je ne lui dis rien, et surtout pas que ça fait trente-deux ans que nous vivons ensemble. »

Extrait de 50 nuances de regrets, Claude-Inga Barbey, 2019, Éditions Favre.

La femme qui danse

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« Here is America’s favorite commie know-it-all acting like the clueless nitwit she is…”
« Et voici le vrai visage de la nouvelle communiste favorite de l’Amérique, Madame je sais tout, en réalité juste une petite idiote décérébrée… »

Ce tweet a été publié par AnonymousQ1776. Un monsieur ou une dame, on ne sait pas. Depuis, il a été effacé et la page d’AnonymousQ1776 n’existe plus. Pour bien mesurer toute la gravité de la situation, je vous invite à regarder le lien qui accompagnait ce court message.
L’étudiante qui danse sur les toits voisins de l’université de Boston s’appelle Alexandria Ocasio-Cortez. Elle a n’a pas encore 20 ans, et on dirait bien qu’elle s’éclate, la jeune écervelée, alors qu’il ne faut surtout pas rigoler quand on est encore à l’université.

9 années plus tard, Mme Ocasio-Cortez est devenue la plus jeune femme de l’histoire élue au congrès américain. Plus rouge que rouge, son programme politique est directement inspiré de celui de feu Joseph Staline : assurance-maladie pour tous, universités gratuites et arrêt de l’utilisation des combustibles fossiles financé par une hausse d’impôts sur les revenus dépassant 10 millions de dollars par année.

Et puis quoi encore, le goulag, peut-être ?

On voit bien la menace que constitue cette jeune femme délurée pour un pays gouverné par un pervers polymorphe resté coincé à l’entrée du stade génital.

Donc, dénonçons la femme qui danse, petite idiote sans cervelle. Dénonçons la joie qui l’habite, le sourire qui l’illumine, ses cheveux qui volent, ses bras qui se tendent et ses mains qui voudraient attraper le ciel.
La femme qui danse n’est pas sérieuse.
La femme qui danse est dangereuse.
Sous son T-shirt et sa jupe légère, la femme qui danse cache une sorcière.

Heureusement, dans la salle du gouvernement, l’ordre règne en noir et blanc. La moyenne d’âge est de plus de 150 ans. Pas de danse. Pas de chant. Orange et blond, le président veut un mur, un mur, un vrai, pour le protéger, lui et son argent.

Un jour la femme qui danse prendra la place du président et sur les débris du mur, on verra danser les enfants.

Le sandwich d’Alep

Radio Hour est le titre d’un podcast du New Yorker que je vous recommande si vous parlez un peu anglais. L’émission commence toujours par la même musique un peu énervante et ensuite David Remnick introduit le sujet.
Et là, le sujet c’était l’histoire du sandwich magique. Une histoire qui commence en 2004.

Adam Davidson et sa femme sont correspondants de guerre à Bagdad et ils décident de fêter le Nouvel-An à Alep, une oasis de paix, en ces temps-là. Un photographe local les accompagne et les emmène dans cette petite cantine, rien de particulier, juste deux ou trois tables et un long comptoir en verre où on découvre toutes les garnitures à glisser entre deux tranches de pain pour composer son propre sandwich. En retrait, exposées comme des bijoux sur leur écrin transparent, des cervelles d’agneau que le guide recommande au couple qui recule devant l’obstacle et se rabat sur un choix plus conventionnel : de la mayonnaise, du fromage, des radis, du maïs peut-être ? Les Davidson ne se souviennent plus exactement de la composition. Adam raconte que l’impression était tellement forte, le sandwich tellement bon, ils étaient si occupés à manger, qu’ils n’ont pas réussi à déguster, à essayer de comprendre pourquoi l’explosion de tous ces goûts mélangés en bouche était tellement plus forte que la simple addition de tous les ingrédients.

Au fil des années et des bombes, l’impression s’estompe mais le souvenir demeure. Les Davidson continuent à raconter l’histoire du sandwich magique qui rencontre un jour l’oreille attentive de Dan Pashman. Dan est un passionné de cuisine, l’éditeur du podcast The Sporkful et il décide de remonter le fil sinueux qui le mènera au petit restaurant d’Alep. Il veut recréer ce moment où, pour la première fois vous mordez dans un aliment et comme l’explique Issa Touma, le photographe qui a accompagné le couple « il y a un endroit dans votre estomac, un endroit que vous ne connaissez pas et qui sourit parce qu’il est vraiment heureux. »
Retrouvé en Autriche, Issa livre aussi le nom du restaurant : Le Serjeh.

La quête se poursuit et se fixe sur Shadi Martini, né à Alep et exilé aux États-Unis. Sa famille y possédait un hôpital, avant. Lorsque la guerre civile éclate, l’hôpital devient un refuge pour les blessés des manifestations. Des médicaments sont distribués, clandestinement. Jusqu’au jour où le gouvernement découvre ce qui se passe et il faut fuir. Shadi a fui en 2012 et il n’est jamais retourné dans son pays depuis. Il se souvient.
« Quand j’étais jeune à Alep, on trouvait toutes sortes de sandwiches différents qui peuvent paraître étranges à des personnes de l’ouest : à la cervelle ou à la langue d’agneau par exemple. La cervelle, c’est délicieux, d’abord on la fait bouillir. Ensuite, on ajoute les 7 épices et d’autres choses encore, pour donner à la chair cette saveur douce-amère. On y met aussi du citron. Le sandwich à la cervelle du Serjieh était incroyable. Je n’en ai plus mangé depuis 2012 et ça me manque. Ce type d’endroit me manque. On pouvait y manger à 3 ou 4 heures du matin. J’aimais y aller, à cause de la ville, des gens. Alep compte 3.5 millions d’habitants, en fait, c’est une petite ville où tout le monde se connaît.
J’ai un dernier souvenir du restaurant : avec les autres clients, nous étions en train de regarder la télévision. Il y avait ce reportage, de la propagande du gouvernement qui expliquait que les manifestants étaient des terroristes, de dangereux extrémistes islamiques qui voulaient prendre le pouvoir. Avec les autres clients, on ne se connaissait pas, on s’est regardés et on s’est tous mis à rire. Juste un regard entre nous, avait suffi pour qu’on se comprenne, qu’on se dise que toutes ces informations officielles, c’était de la propagande, des mensonges. Parce que tous ces soi-disant terroristes, on les connaissait, on savait bien que c’était juste des gens normaux, des gens comme nous. »

Donc, il y a une ville, Alep, un nom de restaurant, le Serjieh. Il ne reste plus qu’à établir le contact et c’est Fadia, syrienne et américaine qui va s’en charger via une application cryptée.
Dans le haut-parleur, on entend un grésillement et ensuite une voix, la voix d’Imad Serjieh qui ne comprend pas. Ne veut pas répondre aux questions les plus banales. À Alep, rien n’a changé, tout le monde est surveillé. Alors, Fadia change de registre, elle voudrait juste parler nourriture. Par exemple, elle voudrait savoir comment est fait le sandwich à la langue. D’un seul coup le ton change. On entend de la vie, de la passion dans la voix d’Imad. La langue ? 7 heures ! Il faut 7 heures pour la faire dégorger dans du vinaigre. Pour la mayonnaise, il faut de l’ail. Il y a différentes sortes de bases pour la salade, l’une d’entre elles est préparée avec de l’olive, de l’origan et du jus de citron. Et la cervelle ? La cervelle est cuite dans du romarin. Il faut faire très attention à la cuisson. Trop cuite, elle devient pâteuse. Il faut ensuite la faire refroidir pour pouvoir la couper en tranches.
À ce moment de l’entretien, Imad s’interrompt. Il dit quelque chose que Fadia traduit par :
« We love our craft. »
Je ne sais pas comment rendre l’impact de cette phrase magique dans son contexte. On pourrait traduire par : « Nous aimons notre savoir-faire, notre tour de main. » Moi je comprends : « Sous les bombes, au milieu des décombres, il restera toujours des mains assez amoureuses pour fabriquer un pur moment de grâce. »

Voilà.
L’enquête se termine à Istambul ou un ex-employé du Serjieh a ouvert un restaurant avec la bénédiction d’Imad. Après avoir quitté son hôpital et fui son pays, Shadi Martini vit aujourd’hui à Detroit et s’occupe de réfugiés syriens. Il a fait le voyage d’Istambul pour retrouver un souvenir, pour savoir s’il existe vraiment. Alors, il entre et commande son sandwich préféré.
« C’était un sandwich à la cervelle. Simple. Parfait. Le même goût. Le citron. Le goût provoque des flashbacks. Il vous ramène à la maison. Quand nous étions à Alep. Après l’arrivée des soldats. Nous avons vu des choses horribles. En fait, nous sommes tous traumatisés. Tout le monde. Parfois, c’est trop dur, nous essayons de bloquer notre mémoire, d’effacer les mauvais souvenirs, de se souvenir seulement des belles choses. Mais j’ai mordu dans ce sandwich et tout est revenu d’un seul coup. Vous reconnaissez que vous ne reviendrez pas, qu’il n’y a pas de retour possible. C’est tout. C’est dur, mais voilà. Bon appétit ! »

Le tocsin éternellement

Sur son profil Twitter, nous apprenons qu’Éric Schulthess est un Marseillais bavard. Il enregistre les sons du monde. Apprend le chinois. Part. Revient. Rêve de Fuji et de violoncelle.
Il a publié trois livres aux Éditions Parole et il écrit des tas d’autres choses sur son blog que je vous devriez aller visiter.
Enfin, il lit à voix haute, ses textes et d’autres au gré des rencontres et de ses humeurs. Et là, c’était la deuxième fois qu’il donnait une voix à l’un de mes textes.
Une voix, sa voix, faite pour révéler la musique des mots et les mettre en beauté. Écoutez-le sur son site audio et vous comprendrez mieux ce que toutes mes phrases compliquées n’arriveront jamais à vous expliquer.

Donc, je me tais et je le laisse parler.

tocsin2

Encore le tocsin hier matin tout près de la maison ces deux notes lancées en boucle par les cloches novembre déroule sa peine il n’y a que Bach pour me consoler m’empêcher de trop m’enfoncer sur le sentier glacé du chagrin penser aux chers disparus partis trop tôt penser à la mort à la mienne dans longtemps ce serait bien désir d’aller respirer dehors aussi de marcher vers les tombes au pied des arbres et juste avant de sortir presque par hasard mais existe-t-il vraiment le hasard tomber sur ce Tweet énigmatique de Nicolas Esse dont j’apprécie la poésie les photos de rando à vélo au bord du Lac Léman il me semble et puis l’humour décalé
Nous ne sommes pas faits pour mourir éternellement forcément je clique vers son site, je lis le billet et je partage à voix haute
une fois le texte lu et enregistré et mixé je réalise que Nicolas Esse le publia en décembre 2014 à peine un peu plus de deux mois après le départ de Maman trop tôt envolée vers l’autre monde je suis sûr qu’elle aussi aurait été touchée par ces mots puissants ces vérités glaçantes sûr qu’elle non-plus n’aurait pas désiré mourir éternellement…

Le monde pâte mi-dure

Isabelle Pariente-Butterlin est sans conteste la fille la plus embêtante du monde de l’univers et même au-delà. La plus têtue aussi. Ça fait des années qu’elle entretient avec une mauvaise foi inoxydable la flamme de ce délirant mythe urbain qui voudrait que le Gruyère soit rempli de trous, alors que non, pas du tout. LE GRUYÈRE A PAS D’TROUS ! Des documents photographiques irréfutables, une démonstration basée sur des faits scientifiques et même une expédition au cœur de la pâte mi-dure menée au péril de ma vie avec Candice, partie depuis au Groenland pour essayer d’échapper aux ramifications tentaculaires de la bactérie fromagère, rien, absolument rien n’y fait.

Inlassablement, Isabelle revient à la charge, balance une nouvelle rafale de trous, ose même élargir le champ pour conclure que : « Notre univers est tout entier constitué de trous de Gruyère dans lequel nous nous mouvons. » Alors, là, laissez-moi rigoler. Notre univers c’est pas du Gruyère, encore moins des trous. Notre univers, c’est une mesure de terre mélangée à une cuillère à soupe d’eau et relevée d’une pincée de feu. Secouez dans un shaker. Versez la pâte dans un moule sphérique enduit de Téflon. Laissez reposer sept jours. Démoulez le huitième matin. Vous obtenez une planète ronde, bleue et verte, et pas une boule de Gruyère qui d’ailleurs se fabrique en meule pour d’évidentes raisons d’entreposage et de manutention.

Donc, c’est sans aucune appréhension que je marche, fier et altier, à la surface de ce monde reconstitué. Pourtant, il arrive que je sente le sol se dérober sous mes pieds. Je n’exclus pas la présence de légères inégalités à la surface de la croûte terrestre et de gouffres obscurs dissimulés sous les mers qui engloutissent marins et vaisseaux. Bien fait pour eux : l’homme n’est pas fait pour aller dans l’eau.

Mais moi je marche et le bruit clair de mes pas résonne sur les pavés dans le noir. Mes semelles font crisser le gravier et mes pieds laissent une empreinte précise sur le sable, une zone sombre qui se remplit d’eau, dont les contours s’effacent, se diluent, disparaissent, pendant que je m’enfonce, les chevilles, les jambes et le tronc. La tête, finalement. Mes yeux recouverts de noir. Mes mains immobilisées le long de mon corps roidi, comprimé par la gangue souple qui l’enserre dans l’étreinte plastique de ses anneaux élastiques. Il n’y a pas d’appui, pas de prise possible. Je coule vertical au fond de ce trou sans fond. Ça peut durer des heures, des jours, des mois parfois. Des heures grises, uniformes, luisantes et livides, des heures lisses jusqu’à la nausée, des heures qui glissent sans bruit et fuient par une fente infime pratiquée dans le gras de la vie atone, de la vie qui colle aux mains, de cette pâte ni dure ni molle qui a la couleur fade d’un morceau de Gruyère et le goût blafard du pain quotidien.

Âââââââââââh.

Avez-vous jamais éprouvé un moment tiède de satisfaction béate? Un peu comme après les profiteroles, vous voyez ? Après le douzième plat, alors le chocolat noir referme le couvercle de vos intérieurs compressés et que votre estomac s’illumine à la vue d’une bouteille remplie d’un liquide ocre et extrait du siècle dernier.

Âââââââââââh.

Eh bien, pas plus tard qu’aujourd’hui, j’éprouvai ce même sentiment, sans blanquette de veau à l’ancienne, sans profiteroles et sans aucune boisson alcoolisée à base de malt pour mettre en joie vos sens tout en préservant la souplesse de vos artères.
Il était pas loin de quatorze heures. J’avais déjeuné, mais sans excès et j’avais bu de l’eau claire quand, tout à coup, je fus la victime d’une agression virtuelle et combinée sur un réseau social que nous appellerons Twitter.

Le sujet de cette embuscade a déjà fait l’objet d’un début de troisième guerre mondiale sur ce site. Pour faire court, nous dirons qu’une philosophe volante parisienne s’était mise en tête de démontrer la présence de trous dans le Gruyère, alors que tout le monde sait bien QU’IL Y A PAS DE TROUS DANS LE GRUYÈRE. On voit bien là à quel point la Parisienne est déconnectée des réalités du monde rural : de  l’agriculture elle ne connait que le Salon.

Donc, notre philosophe ailée profite d’un moment d’inattention de ma part pour s’introduire nuitamment dans la salle de contrôle de mon blog. (Je faisais la sieste, après les profiteroles) La voilà qui s’installe derrière le clavier pour écrire un article embrouillé que je n’arrive pas à effacer malgré l’utilisation quotidienne d’un détergent puissant. Il ressort de ce développement pétaradant que si le Gruyère n’avait pas de trous, alors ce serait du marbre et que, par conséquent, plus il y a de Gruyère, moins il y a de Gruyère. Certes.
En même temps, elle achète sur Amazon des sandales ailées de deuxième main ayant appartenu à Hermès. Hermès, le Dieu. Pas la maison qui fabrique des carrés en soie. Vous me suivez ?

N’empêche, le mal est fait. Le doute s’installe. On sent comme une gêne, comme un début de malaise. Se pourrait-il après tout que le Gruyère puisse avoir des trous ? Sentant venir sur moi le souffle mou de la dubitation, je décide d’utiliser les grands moyens et de recourir aux services d’une détective photographe professionnelle (et en plus, elle écrit) basée à Marseille pour des raisons d’exil fiscal et que vous retrouvez sous l’appellation @theoneshotmi chez Twitter. Un pseudonyme qui en dit long si vous voulez mon avis.

L’enquête dura des mois et rien ne nous fut épargné. Je crus défaillir à plusieurs reprises. Jamais cette jeune personne ne leva le petit doigt pour se porter à mon secours.  J’aurais pu mourir cent fois. J’avais faim. J’avais froid. J’avais des hauts et j’avais des bas. Contrairement à cette jeune demoiselle qui taillait la route sans jamais se retourner ni me tendre une main secourable alors que je passais mon temps suspendu au-dessus du vide. La preuve par cet extrait de notre grande enquête exclusive qui livre enfin toute la vérité sur le Gruyère. Je vous laisse juge du ton adopté par cette jeune femme lorsqu’elle s’adresse à moi. Page 123. Je cite :
« Ecoute Nicolas… Bien sûr, tu aurais pu tomber, te faire mal, te casser en deux ou en quatre. Bien sûr, ça aurait pu arriver. Mais ça n’est PAS arrivé. Tu n’es PAS tombé. Recompte avec moi : deux jambes. Deux bras. Une grosse tête entre les deux oreilles. Une féérie anatomique. Pour le reste, je ne dis pas. Pour le reste, c’est pas un psy qu’il te faudrait, c’est un bon garagiste. Maintenant, faut que ça cesse. Tes états d’âme : on s’en fout. Tes migraines : on s’en fout. Tes vapeurs ? On s’en fout. J’ai assez vu ta petite tête de fleur de navet. Maintenant, on termine le travail. Après tu pourras mourir quand tu veux et dans d’atroces souffrances. »

Et le respect pour mes cheveux blancs, c’est du poulet ?

Des mois d’enquête pour aboutir enfin à la preuve irréfutable de l’absence totale de trous dans le Gruyère. J’échappais une dernière  fois à une mort certaine lorsque je répondis à l’invitation de cette juvénile détective à la rejoindre dans sa ville sous le fallacieux prétexte de fêter cet heureux dénouement. Pour ma défense, il faut préciser que c’était octobre, gris, sombre et décérébré. La perspective d’un voyage à Marseille avait réveillé en moi un goût d’été. Je partis donc le cœur léger.  Marseille, le sud, les boules et le pastis toute l’année. Moi, comme tout le monde j’avais vécu abreuvé de Pagnol et de marketing cigalier.
Je débarquai donc sur le Vieux-Port en tongs et chemise hawaïenne par une température d’à peu près zéro degré. Pour dire les choses, il fait toujours froid à Marseille. Hiver comme été, sans parler de l’automne. Et toute l’année, c’est la mousson. Quand je suis arrivé, le ciel pleuvait des hallebardes et les nuées ne cessaient de se déchirer pour déverser sur mon corps transi le contenu de pleines lessiveuses. Quand je suis reparti, le rideau de pluie était si dense que j’ai dû remonter à la nage la longueur du quai qui me menait à la voiture 12 du TGV. Je faillis attraper une broncho-pneumonie. Je rentrai chez moi have et décharné.

Mais, en dépit de la pluie qui ne cesse de tomber sur Marseille, et nonobstant l’incrédulité des philosophes qui volent, je n’ai eu de cesse, durant tout ce temps, de lutter contre les forces malignes qui tentent sournoisement d’imposer l’idée d’un Gruyère à trous dans l’esprit du public.

Et aujourd’hui, après la bataille est enfin venue l’heure de la consécration. L’heure de la récompense. Alléluia. Je remercie ma famille. Mes parents. La Vie. Dieu. J’avais préparé un petit compliment mais l’émotion m’étreint au moment de vous dire que nous avons vaincu. Le dernier carré s’est rendu. J’ai ici l’acte de reddition. Daté. Authentifié de la main propre d’Isabelle Pariente-Butterlin, philosophe volante qui s’écrase. Qui capitule. Qui baisse le pavillon. Qui admet sans conditions l’absence totale de trous dans le Gruyère.

VOICI.

 

Ndlr. Certains habitués auront remarqué qu’il s’agit d’un DM, un message personnel qu’on envoie directement à son destinataire sur Twitter et ojecteront que ces messages personnels ne sont pas destinés à la publication. À cette remarque, je répondrai : et mon œil, est-ce un chou de Bruxelles ?

« De l’enfance en soi »


Accorte lectrice et lecteur exquis.

Je m’adresse à vous qui venez régulièrement visiter ce lieu en espérant trouver des choses intéressantes à lire et repartez consternés en secouant la tête. Eh bien, pour une fois, vous n’allez pas être déçus. Aujourd’hui, justement, je vous propose de quitter au plus vite cet endroit consternant et d’aller faire un tour Aux Bords Des Mondes.

Vous trouverez là, penchée sur une balustrade un peu rouillée qui surplombe le vide, Isabelle Pariente-Butterlin, philosophe… Attendez! Ne vous enfuyez pas! Laissez-moi vous expliquer! Asseyez-vous. Voilà. Reprenons. Je disais donc : Isabelle Pariente-Butterlin, philosophe, certes, mais philosophe télescopique à écran panoramique. Philosophe ébouriffée et montée sur des ballerines tout-terrain qui ne craignent ni l’eau de pluie ni l’eau de mer. Philosophe fashioniste culottée qui n’hésite pas à braquer Hermès pour lui faucher ses sandales ailées façon glitter.
Une philosophe volante, ça a de l’allure, non? Je vois comme un frémissement dans l’assistance. Vous voyez que vous avez bien fait de rester!

Clairement philosophe lorsqu’il s’agit de parler de Kant, Isabelle Pariente-Butterlin est également philosophe-maman et c’est par ce biais-là que je vous propose de la découvrir. Il y a Aux Bords Des Mondes une série intitulée « De l’enfance en soi » où elle pose son regard de maman sur sa fille, sur ses filles et sur tous les enfants du monde. C’est un regard tendre et tout à fait singulier: le regard d’une femme entre deux mondes, une femme qui aurait retiré ses ballerines pour longer le bord de mer, et qui marche à pieds nus sur cette ligne floue que la terre dessine au bord de l’eau du monde. Je soupçonne Isabelle de n’avoir pas tout à fait quitté le monde de l’enfance. Pas tout à fait. Pas encore. Pas maintenant. Un pied au sec et un pied dans l’eau. Et parfois encore, je la vois qui saute à pieds joints dans une vague trop longue, juste pour une seconde, juste pour sentir le poids de l’eau sur l’ourlet de sa robe. Sentir le vent et le froid des éclaboussures de l’eau sur sa peau éclaboussée de soleil. Fermer les yeux, juste une seconde.

Ensuite, elle poursuit sa course, en équilibre entre deux mondes. Parfois elle trébuche. Elle pose un pied dans l’eau. Parfois elle tombe sur le côté dur de la terre. Vous la voyez à terre. Vous vous précipitez. Le visage tourné vers le sol, elle vous arrête d’un geste de la main. Tout va bien. Elle n’a pas besoin d’aide. C’est juste un accident. Un petit accident. D’ailleurs, elle se relève déjà, les deux genoux constellés d’étoiles de sable dur. Sa bouche tremble un peu. Elle fixe le sol, les yeux trop brillants et le sourire gondolé. Lorsqu’enfin elle relève la tête, son menton tremble encore un peu mais elle vous dit d’une voix claire et en détachant chaque syllabe:

« MÊME PAS MAL! »

En titre, un fragment d’une photo d’Isabelle qui est également la présidente auto-proclamée de l’Académie des Nuages.

A Christmas Carol

Dans le cadre des échanges proposés par Les Vases Communiquants, c’est Samuel Dixneuf qui a ouvert le capot de mon blog pour essayer de rebrancher tous les fils. Devant l’ampleur de la tâche, il a préférer déposer ici ce conte de Noël sous surveillance électronique.
Vous retrouverez mon conte de Noël chez lui.

 
Il ne doit pas sortir beaucoup. Le type d’individu qui fuit la foule. Il marche rapidement. Que fait-il là ? Les images des écrans de surveillance sont saccadées. Une image par seconde en moyenne. A chaque image, le déplacement de l’individu dans le centre commercial est conséquent. Il serait possible de le calculer. Quoiqu’il en soit, il marche vite. Plus vite que les autres clients. C’est un fait.

Il est possible d’arrêter les images. De faire un gros plan. Plusieurs. Mais un seul est nécessaire. Son visage. Son regard. Exorbité, virevoltant. Fuyant. Cet homme regarde tout et partout. Curiosité ? Angoisse ? Il est en bras de chemise. Une chemise à carreaux. C’est le mois de décembre. Les autres clients sont engoncés dans de lourds habits. Le centre commercial est chauffé. Il est en bras de chemise. C’est le seul.

Il y a les vigiles. Ils vocifèrent la bouche déformée en inclinant la tête, une queue de cochon plastifiée derrière l’oreille. Si l’image de l’homme disparaît quelques secondes des écrans, il y a les vigiles. Les vigiles sont perspicaces. Les vigiles ont du métier. Ils surveillent ce qui doit être surveillé. Ils surveillent l’homme en bras de chemise. Les autres -les clients, l’homme est-il un client?- obtiennent leur bienveillante ignorance.

L’homme en bras de chemise n’achète rien. Il regarde tout et n’achète rien. Il croise les autres clients chargés de paquets et d’objets. Il a fait le tour du magasin. Il se dirige vers la sortie.

Il emprunte l’allée la moins fréquentée. Au bout de celle-ci, il y a une femme, jeune. Une poussette, et des dizaines de paquets disposés autour d’elle. Sa mère, peut-être, quelques pas plus loin. L’homme ne peut pas passer. La poussette, les paquets, la jeune femme. Il n’y a pas de place pour lui.

Sur l’écran de surveillance, pendant quelques secondes, les images livrent la même scène. La jeune femme, la poussette, les paquets étalés… Et l’homme, derrière, qui ne peut pas passer. Une rencontre insolite. La jeune femme est affairée. Elle fouille dans un grand sac. Elle ne remarque pas l’homme. Quelques secondes, et l’homme a pris une décision.

Lentement -ce court déplacement s’accorde avec les images secondes des écrans de surveillance si bien que ce déplacement apparaît fluide- il contourne les paquets, lève les jambes, passe derrière la poussette, jette un œil à son occupant -cet homme regarde tout et partout- passe derrière la poussette et devant la jeune femme -la jeune maman donc. Il est précautionneux, il se tortille, il ne veut rien toucher. Il murmure enfin, un mot d’excuse peut-être, à l’attention de la jeune femme. Elle le remarque enfin, elle lève la tête. Elle lui parle. Brièvement. Durement, semble-t-il.

L’homme en bras de chemise a repris ses grandes enjambées mais il dit quelque chose -une réponse ?- sans se retourner. Le reste est confus. Le reste se déroule très rapidement. La jeune femme se met à hurler au milieu de ses paquets en regardant dans la direction de l’homme. L’homme s’arrête soudain. Il se retourne et hurle aussi. Son visage est déformé par la haine. Les clients lèvent leurs têtes de gondole, l’air outré.

Deux vigiles -leur image a à peine le temps de se pixelliser sur l’écran de surveillance- se jettent sur l’homme en bras de chemise. Ils sont au sol. L’homme ne se débat pas. Il est évacué rapidement par une porte dérobée.

Le temps flotte encore un peu. Les clients ont l’air soulagé. Ils se regardent à peine. Puis reprennent leurs activités en silence.

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