Un jour mes mains

J’appuie sur les pédales. Il me reste cent, cent cinquante mètres pour rejoindre ce trou percé dans la paroi où éclate l’ardoise au soleil.

J’appuie sur les pédales et je reste collé. Collé au goudron qui fond, à la route qui monte vers l’entée du tunnel que je ne franchirai jamais. Je vais m’arrêter là, au bord de la falaise. M’asseoir sur un croc de béton coulé sur le rebord de cette route de montagne pour marquer la limite du monde suspendu. Poser mes fesses sur le rebord du vide. Refroidir. Reprendre mon souffle. Boire un peu d’eau.

Il fait trop chaud. L’air liquéfié fait onduler le paysage et les sapins font des vagues. J’avais dit que j’allais m’arrêter, mais non ! Suprise, mes jambes ! Papa ne s’arrêtera pas. Papa continue, mes cuisses. Eh oui, c’est comme ça. Il ne faut pas se fier à ces deux hémisphères déliquescents qui fondent comme un morceau de Gruyère – sans trou, le Gruyère ! – enfermé dans la cage d’un micro-ondes. Eh oui, mes mollets chéris, même si le souffle me manque et même si je vais probablement vomir sous peu, il est hors de question de s’arrêter, je disais ça juste pour rire, maintenant continuez à tourner !

Dans le tunnel il faisait frais. Ensuite, j’ai zigzagué jusqu’au barrage et je me suis assis à son extrémité. En face de moi le cirque des montagnes reprenait des couleurs au gré de la course des nuages. J’ai bu un peu d’eau, doucement, pour que ça descende sans remonter. Deux promeneurs m’ont demandé leur chemin. Je leur ai répondu que oui, sans doute, leur chemin passerait par là.

Mon chemin, je le connais si bien et pourtant. Chaque année, quelqu’un en modifie le profil, ajoute un virage, quelques degrés à la pente et à la température qui ne cesse d’augmenter. Un jour, il faudra mettre pied à terre. Un jour, il faudra laisser le vélo. Un jour il faudra rester en plaine, marcher à l’ombre et à plat. Un jour, il faudra une canne et le jour où mes jambes ne voudront plus marcher, je resterai assis à contempler la marche des nuages.

Il me restera mes mains pour écrire des voyages.

Un jour mes mains interrompront leur course légère et j’espère de toutes mes forces que ce jour-là, je ne serai plus là.

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Même si

Même si les vacances,
Les plages,
Et le ciel de l’eau turquoise.

Même si les vacances
Allongent les plages
Et déroulent une bande de peau turquoise
Sur le dos blanc des nuages,
Allongée sur un coude,
Indolente,
Liane souple et sinueuse,
La mort lente.
Même au fond de l’été.

Sous la résille des arbres immenses
Qui quadrille la courbe du soleil
Du petit matin au crépuscule
Et jusqu’au cœur des nuits blondes,
La mort pâle.
Même si l’ambre solaire
Fait briller les murs de l’année scolaire.

Même si les vacances,
Les plages,
Et le ciel de l’eau turquoise,
Liane souple et nonchalante,
La mort se love autour d’un nœud coulant.

Les enfants jouent, il fait si beau.
L’été coule au fond d’un bateau.
D’un coup sec, la liane claque, la mort se tend.
Ses anneaux glissent, resserrent d’un cran
La longue étreinte du nœud coulant.

Il fait trop chaud encore.
Alors, lisse et luisante, la mort,
La mort se détend.
Reprend son sac et sa serviette,
Remonte dans sa chambre
Ferme la porte et les volets.

Allongée dans le noir,
La mort
S’endort,
En attendant le soir.

Les parallèles des mondes

La route monte et passe sous un pont. Le soleil bas. Orange. Les maisons. Leurs ombres à contre-jour. Des voitures, je ne vois que les dômes luisants. Le soleil ras. La montée. Les ombres tranchées. La chaleur. Mes doigts sur la peau du guidon. La vitrine aveuglée de soleil. Le dérailleur arrière de mon compagnon de route. La montée. Cette vitrine. Ce faisceau de lumière. Soudain, mes yeux, mes yeux se brouillent, se voilent et manquent de me flanquer par terre. Mes jambes se dérobent et je suffoque, un ballot d’ouate coincé dans les poumons.

Quelques secondes, une minute peut-être que je me sens glisser, partir, happé par un reflet, une couleur, une odeur, une vibration dans l’air et cette montée devant moi. Cette route et ce soleil qui se mélangent, se mettent à distance et perdent leur profondeur de champ. Dérouté, mon cerveau essaie de corriger la focale, redresser les verticales, de refaire la mise au point. Jusqu’au coup de poignard de cet éclat de soleil dans la vitrine, sur la gauche, qui ouvre une porte dans le sol où je tombe l’espace d’une fraction de seconde, le temps qu’il faut pour traverser le temps.

J’étais là avant.

Sur mon vélo, à contrejour. Je ne sais pas quand. Exactement au même moment. Cette route, cette lumière basse qui fait scintiller les maillons de la chaîne qui tourne devant moi, je les ai déjà vues, vécues, éprouvées dans ma chair; ce n’est pas un rêve éveillé, ni une perception, ni même une sensation. Juste un glissement, un léger pas de côté sur un bitume parallèle et décalé d’une fraction de seconde, d’une année ou d’un siècle. Ou peut-être que c’est moi qui suis en retard sur moi et que je pédale en vain pour me retrouver quelques années plus tard. Je ne sais pas.
Un ballot  d’ouate coincé dans les poumons, je pédale. Devant ou derrière moi.

Peut-être que dans nos mondes, les parallèles se croisent quelquefois.

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