Scène 7 (Cont. 3)

Patrizia : Il est toujours aussi courtois ?
Madame H. : J’ai un autre jardin.
Patrizia : Et le toboggan, c’est pour vos petits-enfants ?
Madame H. : J’aurais bien aimé vous écrire.
Patrizia : Ce n’était pas dans le contrat.
Madame H. : Vous écrire ou vous appeler.
Patrizia : Il fallait en parler à votre avocat.
Madame H. : Et aussi, je suis désolée.
Patrizia : Moi pas.
Madame H. : J’ai reçu tous vos rapports médicaux. J’espérais…
Patrizia : Vous espériez quoi ?
Madame H. : Que les choses allaient s’arranger.
Patrizia : Mais les choses ne s’arrangent pas.
Madame H. : Je suis désolée.
Patrizia : La regarde de haut en bas.
C’est impressionnant.
Madame H. : Même le Docteur Heini n’en revient pas.
Patrizia : Surtout de près.
Madame H. : Ma peau a changé. Elle est plus grasse, plus épaisse. Mes jambes aussi. J’avais souvent les jambes lourdes. Maintenant, je peux marcher toute la journée.
Patrizia : Et faire le raton-laveur.
Madame H. : Je cours dehors. Au soleil. Sous la pluie. Chez moi, il y a un grand parc et des champs tout autour. J’aime bien courir quand il pleut. On a toujours chaud quand on court.
Patrizia : C’est dangereux de courir toute seule sous la pluie.
Madame H. : On n’a besoin de personne pour courir.
Patrizia : Et de personne pour dormir.
Madame H. : Je suis chez moi, maintenant.
Patrizia : Vous êtes seule, vous avez froid, alors vous dormez avec vos amants.
Madame H. : On n’a jamais froid quand on court.
Patrizia : Même la nuit ?
Madame H. : Même la nuit. Chez moi, j’ai dessiné mon jardin. J’ai aménagé mon espace. Chez moi, c’est grand, il y a trois appartements.
Patrizia : Une piscine.
Madame H. : Un toboggan.
Patrizia : Une grande roue.
Madame H. : Il y a une école à cinq kilomètres.

Scène 7 (Cont.2)

Madame H. : Alors, cet appartement ?
Patrizia : J’ai eu de la chance. C’est un petit appartement dans un immeuble de deux étages, sur la route qui mène à San Cataldo. La route qui mène à la mer.
Madame H. : Et Paolo ?
Patrizia : Paolo !
Madame H. : Oui, votre fils Paolo. Comment va-t-il ?
Patrizia : Comment vous faites ?
Madame H. : Comment je fais quoi ?
Patrizia : Pour retenir les prénoms ?
Madame H. : Ça ne fait pas si longtemps.
Patrizia : Cinq ans.
Madame H. : Donc, Paolo a sept ans.
Patrizia : Vous avez aussi la mémoire des dates.
Madame H. : Vous avez trouvé du travail ?
Patrizia : Je suis chargée de cours à l’université du Salento.
Madame H. : Qui s’occupe de Paolo ?
Patrizia : Ma mère. Mes parents. Trois jours par semaine.
Madame H. : Et le reste du temps ?
Patrizia : Le reste du temps, c’est moi.
Madame H. : Pas d’autres enfants ?
Patrizia : Pas d’autres enfants.
Madame H. : Et votre ex-mari ?
Patrizia : Un week-end sur deux Paolo va chez lui.
Madame H. : Pas de petit ami ?
Patrizia : Quelques fiancés.
Madame H. : Une dizaine ? Une vingtaine ?
Patrizia : Je n’ai pas compté. Ils sont venus tous seuls. C’est agréable. C’était différent, avant.
Madame H. : Avant ?
Patrizia : Je marchais en baissant la tête.
Madame H. : Très difficile avec des escarpins.
Patrizia : J’étais contente d’être dehors. J’avais des jambes. J’avais des seins. Je nage tous les jours.
Madame H. : Et cette robe ?
Patrizia : Échangée contre une autre robe.
Madame H. : Il y a une piscine dans mon jardin.
Patrizia : Je nage souvent dans la mer.
Madame H. : Une piscine avec un plongeoir et un toboggan.
Patrizia : C’est votre mari qui doit être content.
Madame H. : Mon mari est resté dans notre jardin.

Scène 7 (Cont.1)

Docteur Heini : Contrairement aux idées reçues, une pratique régulière de la masturbation n’entraîne aucun effet secondaire.
Patrizia : J’ai plutôt envie de croire aux idées reçues quand je vois votre tête.
Madame H. : Ça suffit.
Docteur Heini : Oui, ça suffit.
Madame H. : Ça suffit. Tous les deux. Pour résumer, j’ai rajeuni et Madame Vidale a vieilli.
Docteur Heini : On ne peut pas se prononcer après cinq ans seulement. Il faudrait prolonger la période d’observation.
Madame H. : Nous avons dit cinq ans.
Docteur Heini : Je pense que dix ans…
Madame H. : Vous ne pensez pas. Donc, en ce qui me concerne, on peut dire que l’expérience a réussi.
Docteur Heini : Absolument.
Madame H. : Et pour Mme Vidale ?
Docteur Heini : Par rapport à la norme ?
Madame H. : Oui. Par rapport à la norme.
Docteur Heini : Il subsiste un écart… significatif.
Madame H. : Ce qui veut dire ?
Docteur Heini : Qu’il faudrait plus de temps.
Madame H. : Ce qui veut dire, maintenant ?
Docteur Heini : Que selon les termes du contrat, Mme Vidale aurait droit à son dédommagement.
Madame H. : Merci Docteur, vous pouvez nous laisser.
Docteur Heini : Sort sans saluer.

Scène 7

 

Le bureau de Madame H.
Madame H. derrière le bureau. Assis en face, le Docteur Heini, qui consulte un dossier, et Patrizia.

Docteur Heini : Relève la tête.
Tout est pratiquement rentré dans l’ordre.
Patrizia : Pratiquement.
Docteur Heini : Il existe toujours une marge d’erreur.
Patrizia : De combien ?
Docteur Heini : De l’ordre de deux ou trois pour cent.
Patrizia : Mais là, l’écart est plus grand.
Docteur Heini : Oui, par rapport, à la norme. Mais une norme est une moyenne, par définition.
Patrizia : Et moi, je ne suis pas dans la moyenne.
Docteur Heini : Une norme est une norme. Mais elle est basée sur une population homogène et en bonne santé.
Patrizia : Je suis en bonne santé.
Docteur Heini : Les seuls éléments objectifs en ma possession, ce sont les résultats des analyses de ces cinq dernières années.
Patrizia : Vous voulez quoi de plus ? Une photo dédicacée ?
Docteur Heini : On ne retrouve pas de trace significative de consommation d’alcool, mais vous buvez certainement. Une consommation festive qui peut s’avérer très dangereuse à court terme. Surtout si elle est associée à une prise de drogues. Vous avez très probablement dépassé le stade du cannabis. Votre profil vous amène également à multiplier les partenaires, un autre facteur aggravant. L’addition de tous ces éléments peut facilement expliquer cette différence par rapport à la norme. Arrêtez de boire et de fumer. Faites un peu de sport. Trouvez-vous un fiancé. Vous verrez, dans six mois, vous aurez gommé ce léger écart entre vous et votre âge biologique.
Patrizia : Vous avez oublié la masturbation.
Docteur Heini : La masturbation ?
Patrizia : Le samedi soir, quand je rentre chez moi bien défoncée, d’abord je baise avec deux ou trois mecs trouvés dans les poubelles. Mais comme en plus je suis nympho, il me faut au moins une dizaine d’orgasmes. Alors, je me masturbe.

Les hommes du supermarché

J’entasse, systématique.

D’abord les produits lourds. Les produits emballés. Au fond. Les pâtes. Le riz. Tout ce qui est en boîte. Tout ce qui est rigide. Tout ce qui ne se déforme pas. Au fond. Ensuite, les fromages à pâte dure. Les yaourts. Le pain. Les pains. Six ou sept. Après, les légumes plus costauds, poivrons, brocolis, carottes, courgettes. Au-dessus, les fruits qui résistent aux chocs. Ensuite, sur le tapis, arrivent, suivant la saison, fraises, framboises, mûres, mangues, abricots, pêches, chair juteuses et peaux délicates juste à même de supporter le poids léger d’une laitue pommée ou frisée, ça dépend du moment, de l’envie et de l’appétit des enfants.

Sur le ruban, la salade arrive toujours en dernier. La salade, c’est fragile, vous comprenez.

Dans mon caddy, quatre sacs remplis à ras bord et non madame, je n’ai toujours pas ma carte de fidélité. C’est au moment de payer que j’y pense maintenant, chaque fois depuis quelques semaines, depuis ces deux colonnes écrites d’une main de femme à la dernière page d’un hebdomadaire que je lis depuis longtemps.
Deux colonnes.
Qui peuvent être futiles ou profondes. Deux colonnes pour raconter un fragment de vie, une histoire, un étonnement. Deux colonnes pour s’emporter, rire ou s’émerveiller. Deux colonnes agiles, aérées, aussi légères que l’air du temps.

Ces deux colonnes que je relis dans ma tête. Chaque semaine. Depuis quelque temps. À chaque fois que je paie mon dû à la caisse du supermarché.
Deux colonnes où elle parle des hommes. Les hommes. Les hommes qui font les courses. Les hommes s’égarent dans les allées. Les hommes ne savent pas où est le beurre et ne trouvent pas le jambon. Avec leur liste, les  hommes auraient besoin d’un plan. Les hommes handicapés de la tomate ou du stick de poisson. Constructeurs de navettes spatiales mais infoutus de faire la différence entre lait entier et lait écrémé. Les hommes, enfin, qui congestionnent, qui forment à la caisse un goulet d’étranglement, parce que les hommes justement, les hommes passent mille ans à ranger une brique de lait rectangulaire dans le ventre rétif d’un cabas à demi ouvert.
J’y pense maintenant, chaque fois que je passe à la caisse, chaque fois que je remplis mes sacs, le plus systématiquement possible, le plus rapidement possible, mes quatre ou cinq sacs, pour la semaine, pour mes deux garçons et moi, depuis dix ou douze ans.
Quatre ou cinq sacs remplissent un frigidaire et vendredi prochain, il n’en restera plus rien.

Je ne sais pas pourquoi ce texte m’a pincé jusqu’au sang. Peut-être parce que j’aime bien la femme qui écrit ces deux colonnes, son écriture, son regard amusé, elle est à la fois drôle et pertinente, malicieuse et intelligente et je crois que c’est ce qui m’a troublé. Elle était certainement pressée, en retard, et il y avait ce type à la caisse, ce type maladroit et lent, cet enfoiré, mais qu’est-ce qu’il fait purée ? Il prend son paquet de pâtes, voilààà, comme çaaaa. C’est bien. Maintenant, tu essaies de les mettre dans le sac. Mais d’abord, banane, il faut le déplier, le sac ! Maintenant, dépose le paquet de pâtes. Et le sac ! Tiens-le à deux mains ! Enfoiré ! Ah le con. Il ne va jamais y arriver. Il faut lui donner un mode d’emploi, faire venir le service clients. Cinq heures trente-cinq, je ne vais jamais y arriver. Mais bouge ton cul, enculé !
L’enculé bouge son cul. Lentement. Elle est au bord de l’altercation et puis non, finalement. Elle attendra sagement qu’il dégage, ce qu’il finit par faire, à regret, on dirait.

Le soir venu, il faut que ça sorte et elle écrit d’un jet. D’un cri, elle dit : « Les hommes sont. Les hommes font. » Elle est encore sur des charbons ardents. Mais le lendemain ?  Ou le surlendemain ? Elle a eu le temps de faire d’autres courses, de voir d’autres hommes. Elle a eu le temps de se reprendre, de relire le texte au calme, à tête reposée.

Les hommes sont. Les hommes font. Les hommes donc et moi, en négatif, je lis : « Les femmes sont. Les femmes font. »

J’ai toujours trouvé ça normal, mais, pour la première fois de ma vie, j’ai envie de revendiquer mon statut d’homme ménager, coursier, cuisinier, lavandier et repasseur. D’un seul coup, je hisse le grand pavois. Je m’assieds au sommet du grand mât. « Oyez, oyez braves gens, voyez ici le repasseur ! » Ça vous la coupe hein ! Repasseur, c’est très fort, encore plus fort qu’homme-élastique ou homme-canon. Repasseur, c’est l’homme bionique : passez Superman, Spiderman et Batman à la centrifugeuse, faites revenir le jus, laissez refroidir, incorporez les blancs d’oeuf battus en neige, déposez dans un moule chemisé et vous obtenez Ultraman : l’homme qui chasse et qui repasse.

Mais qu’est-ce que je raconte ? Je perds la tête ou quoi ? Le fer à repasser n’a pas de sexe. Il a juste besoin d’électricité.

On raconte vraiment n’importe quoi quand on est énervé.