Mon méta-moi

Debout dehors dans son méta-univers, mon alter-moi frissonne.
Fait pas bien chaud en ce début d’hiver digital et pour tout dire, on supporterait bien une petite laine, un pixel à l’endroit, un pixel à l’envers.
Bizarre, je ne suis pas du tout frileux. Encore une erreur de programmation. Sur la première version, mon méta-moi était blond. Les mecs du codage, on se demande ce qu’ils fument. On leur envoie un scan 3D en haute résolution plus une IRM, plus un extrait d’ADN, plus toutes les réponses à leurs questions à la con, tout ça pour que tu te retrouves avec un avatar blond. La couleur des cheveux, c’est quand même un peu la base, non ?

Bon. Va falloir qu’on te fasse une garde-robe hiver si je veux pas me retrouver avec une ordonnance longue comme ta tronche le jour où tu as découvert un ver dans le code source de ton steak végan. Une bouchée de ce truc et tout ce fric investi dans l’optimisation de tes neurones synthétiques, pouf ! Envolé ! Sans compter le set de pectoraux que je viens de t’acheter ! Et ton nouveau membre, tu te rends compte, 1500 dollars pour que ça pulse entre tes jambes ! En même temps, niveau sexe, je suis très content de nous. De toi. Ce rancard vendredi passé, purée, on a assuré. Faut dire, c’est quand même pas tous les jours que tu te paies l’avatar de Brad Pitt. Ok, ok, on sait bien que c’est une copie piratée achetée sur le darknet. D’ailleurs sa voix m’a bien fait marrer. Et ses pompes aussi, des fausses Gucci. Mais bon, une fois à poil, le rendu 3D était presque parfait, la peau plutôt pas mal et le temps d’utilisation très correct. Surtout qu’avec la dernière mise à jour, tu peux personnaliser la durée de la partie de jambes en l’air. Je t’ai mis 10 minutes, pour faire réaliste. Et pas de temps de récupération, tu peux rattaquer direct, le plugin était en option.

Bon. Qu’est-ce qu’on t’achète pour le black Friday ?
Le six-pack d’abdos premium est soldé à 20 balles. Le souci c’est qu’on a plus assez d’espace libre. Il faut que je te remette une louche de mémoire. Avec un Téra en plus on pourra t’upgrader grave. Tu seras sapé comme un prince et gaulé comme moi.
Allez, mettons tout ça dans le panier. Et tu sais quoi ? On va te rajouter le module « Conversation ». C’est gratuit, ça mange pas de pain et puis, on pourra causer quand tu auras fini de niquer.

Pâques sans lapin

Nous allons manquer de tout il paraît.

Noël sera triste, tellement triste, sous le sapin, les cadeaux rares, nous restera-t-il encore des pulls trop moches à échanger ? Des livres qu’on ne lira jamais ? Des bougies aux odeurs de caramel mouillé ? Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir revendre le jour d’après ?
Et on bouffera quoi si la dinde ne vient pas ? Du poulet ? Et pourquoi pas du pigeon tant qu’on y est.

Noël sans dinde, c’est comme Pâques sans chocolat. D’ailleurs, faudrait y penser, au chocolat. Imagine un peu, tu sors du carême, hâve, décharné, la glycémie en berne, l’estomac, je te raconte pas, c’est à peine si tu arrives encore à franchir la porte du supermarché. Tes dernières forces te poussent jusqu’à la section léporidés chocolatés. Et là, sidération, horreur et consternation, plus aucun lapin sur toute la longueur du linéaire, un étal vide et blanc piqué d’un message que tu déchiffres dans le brouillard : RUPTURE DE STOCK.
Tu as un éblouissement. Tes jambes se dérobent et tu d’assieds à même le sol indifférent aux regards surpris du chaland. Un employé en uniforme s’approche, se penche vers toi.

_  Monsieur, monsieur ! Ça  ne va pas ?
_  Je veux mon lapin en chocolat.
_  Malheureusement, nous avons tout vendu.
_  Même ceux en chocolat blanc ?
_  Même ceux en chocolat blanc.
_  Et ceux en chocolat noir ?
_  Pareil, y en a plus. C’est la PÉNURIE !
_  La pénurie ? Mais alors moi, qu’est-ce que je vais devenir ?
_  Je sais pas Monsieur. Vous voulez que je vous conduise au rayon chocolats ? Il nous reste de très beaux assortiments.
_  Des assortiments de Pâques, vous dites vraiment n’importe quoi. Et des œufs, il vous en reste des œufs ? Avec un beau ruban ?
_  Nous avons vendu tous les articles de Pâques, y compris les œufs, avec ou sans ruban.
_  Mais alors, qu’est-ce que je vais faire moi, sans lapins et sans œufs ?
_  Je peux vous proposer nos boites de pralinés.
_  Pralinés de Pâques. Haha.
_  Nos tablettes grand cru.
_  Et puis quoi encore ? Bourgogne de Pâques ?
_  Allons allons, monsieur, relevez-vous. Venez avec moi, je vous emmène au rayon chocolats.
_  Non, je veux pas.
_  Vous n’allez pas rester assis comme ça au milieu de l’allée.
_  Si.
_  Mais…
_  Pas de mais. Je suis bien ici. J’attends.
_  Vous attendez quoi ?
_  Mon lapin en chocolat. Emballé dans du papier doré. Avec la petite clochette et le petit ruban. Sinon ce sera le début de la fin. Pas de lapin. Pas de Pâques. Effondrement du cacao. Effet papillon. Crash boursier. Crise mondiale. Guerre nucléaire. Explosion de la terre.
_  On va tous mourir alors.
_  Oui.
_  Et pourtant on a encore plein de chocolat. On pourrait le manger en fermant les yeux. Le goût y est. Il suffirait d’imaginer qu’on mange les oreilles, ou le nez, ou les pattes.
_  Les lois du marché n’ont pas d’imagination.
_  Et si on laissait tomber pour cette année.
_  Que dirons-nous à nos enfants ? Leurs grands yeux humides et leurs petites mains qui se tendent vers un dimanche de Pâques sans lapin.
_  On pourrait…
_  Rien. On ne peut plus rien faire. RUPTURE DE STOCK. Le petit lapin est mort et nous, nous sommes arrivés au bout du chemin.
_  On pourrait rien du tout. J’ai encore vérifié ce matin, les stocks sont vides. VIDES, vous comprenez ? Le problème, c’est la Chine, c’est eux, les Chinois. Leurs usines, ils n’auraient jamais dû les fermer. On va peut-être passer Noël. Avec un peu de chance, on aura juste assez de jouets. Mais Pâques c’est sans espoir. La catastrophe est programmée. Pas de résurrection, cette année. Le tombeau restera fermé.
Ce sera la mort de l’humanité.

Parler encore

Des voix qui charrient des galets éraillés à force d’avoir trop roulé.
Des voix rouillées,
Passées à la pierre ponce,
Frottées à la toile émeri.

Des voix dehors par tous les temps, neige, vent ou pluie, brûlées au soleil, éclatées par le gel. Des voix usées par trop de phrases, trop de mots, trop de pilules difficiles à avaler, trop de larmes, beaucoup trop de larmes, beaucoup trop de cris, de supplications inutiles puisque jamais entendues. Des voix perdues, éraflées, effacées sous la poussière des années et des anniversaires que personne n’a plus jamais fêtés.

La gorge toujours serrée, reste juste assez d’espace pour un filet de voix, une mélopée monocorde emmurée dans les basses fréquences, atone, plane, ni trop haut, ni trop bas.
Pas risquer l’extinction.
Pas risquer l’émotion.
Pas tomber.
Pas pleurer.
Pas rire.
Parler encore en attendant la mort.

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