Un premier extrait, un premier personnage : Célestin Waomé
Il quitte son rêve à reculons. Un conseil des ministres, à quoi cela peut-il bien servir, si on y pense ? Il faudra songer à élaguer la constitution. Se débarrasser du superflu. Tendre vers l’épure. Un président sert à présider. Pas à discuter. Il rumine déjà un nouveau décret en arrivant sur la terrasse où Désirée, la voix du haut-parleur, a disposé les couverts sur une table ronde recouverte de lin blanc. Assise, le profil tourné vers la mer, Madame la Présidente tient une tasse de thé au bout de ses doigts félins. Célestin marque un temps d’arrêt, mais elle a déjà levé les yeux vers lui. Eliane se lève, avance la chaise du Président et s’incline à peine alors qu’il s’assied. Elle se place en face de lui et attend qu’il coupe le silence.
Elle contemple le bras du grand fleuve. Il observe la pointe de ses souliers vernis. Le plateau du petit-déjeuner présidentiel arrive, recouvert de lin blanc lui aussi. Aucune trace de céréales, de fruits, pas plus de produits laitiers, pas un gramme de viande, rien qui ressemble à une matière organique susceptible de provoquer un éveil de l’odorat et du goût, avant de se décomposer paisiblement pour fournir un combustible de qualité, propre à stimuler la croissance des derniers plants de blé encore cultivés sur le territoire de la République d’Afrique septentrionale.
Des pots.
Un alignement de pots blancs étiquetés avec soin. Une jarre remplie de lait et une carafe d’eau. Sans un mot, Célestin a soulevé le couvercle du premier bidon, versé une dose de poudre et une mesure de lait dans un shaker transparent. Elle l’observe, alors qu’il agite le mélange avec application. Lui tend une petite boîte de pilules.
– Je lisais la posologie de ce médicament en vous attendant.
Elle a posé sur la table une feuille de papier qu’elle défroisse avec soin.
– « Effets secondaires physiques chez l’homme : augmentation du volume des seins, atrophie des testicules, impuissance, hypertrophie de la prostate et diminution de la production de spermatozoïdes. »
Voyez-vous, en lisant ceci, je ne peux m’empêcher d’établir une relation entre vos pilules et ces pannes de plus en plus régulières qui tuent dans l’œuf nos rares velléités d’accouplement. Moi qui pensais que douze ans de vie commune avaient fini par émousser votre virilité. Je voulais savoir, vous vous… soignez depuis longtemps ?
– Ma chère, je vous rappelle que nous ne sommes plus à Londres. J’ai également cessé d’exercer dans le négoce des matières premières. Mon nouveau statut devrait vous inciter à plus de mesure dans vos propos. Je suis aujourd’hui propriétaire de ce palais par le fait de ma volonté et de quinze ans d’acharnement. Vous êtes assise sur cette terrasse par le hasard heureux d’un mariage célébré il y a quelques années. J’espère que vous mesurez toute la précarité de votre position.
En ce qui concerne mon absence d’élan à votre égard, elle trouve son origine dans votre décrépitude. Regardez-vous mon amie. Tout s’affaisse. Vous grossissez. Sachez que l’acte d’amour engage le corps aussi bien que l’esprit. La vue aussi bien que le toucher. Le spectacle de vos chairs affaissées produit des effets secondaires bien plus dévastateurs que cet insignifiant complément alimentaire. Nous allons bientôt disposer d’une salle de musculation conçue par mes soins. Je vous engage à la fréquenter avec assiduité. Une diminution de votre masse graisseuse aura certainement un effet positif sur la fréquence de nos étreintes et favorisera l’exécution intégrale de l’acte de chair.
Eliane se lève et quitte la table sans un mot.
Célestin la regarde qui s’éloigne de dos. Elle mérite vraiment son nom. Une longue liane souple, sculptée, nerveuse. Sa taille élastique et cette jambe haut perchée qui se glisse par une fente pratiquée dans la robe de lin blanc. Il contemple cette statue aérienne qui flotte sur les dalles de marbre blanc.
Un deuxième extrait, un deuxième personnage : Frank Weissmann
Assis dans sa caisse, Frank suit les gouttes que les essuie-glaces laminent en pure perte. La pluie toujours recommencée s’écrase sur des capots luisants jusqu’à l’infini. Une lame de ciel liquide se mélange aux toits métallisés. Tout est gris. Tout est humide. C’est un monde en noir et blanc. Les papiers gras jonchent les bas-côtés. Un conducteur par voiture. Jamais de passager. La même attente résignée. Peut-être des travaux ou un accident. Peut-être juste un jeu stupide qui consiste à enfiler cinquante millions d’imbéciles par un trou de souris.
Son esprit s’envole. Il recense les dômes luisants qui se perdent dans la brume : plus d’une voiture sur deux de couleur métal plus ou moins foncé, le triste reflet du ciel plombé et posé à ras du bitume. Cologne Est : vingt kilomètres. Les vitres se recouvrent de buée. Le tableau de bord indique douze degrés et, juste à côté, juin, dix-huit. Dans son tee-shirt, Frank frissonne, tourne la molette de l’air conditionné vers la zone rouge et l’odeur caractéristique du chauffage qui sort de son hibernation remplit l’habitacle. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que l’été arrive dans trois jours ? On dirait que la pluie a rincé les couleurs du paysage, que la nuit va arriver, que la neige va se mettre à tomber. Il s’ébroue, reconnaît la virgule sonore qui annonce le point sur le trafic automobile allemand. Comme à chaque fois, il effectue mentalement une addition des kilomètres de bouchons. Il en est à six cents cinquante quand le maître des cérémonies annonce une fermeture de circulation sur la ceinture de Cologne. Une déviation est mise en place à quinze kilomètres de là. Il connaît l’endroit, une sortie d’autoroute minable qui donne sur une route de campagne.
Il va pouvoir trier les capots par couleur, marque, modèle, type et année de production. Faire une statistique composée et en retirer des enseignements essentiels sur le profil type du conducteur germanique. Analyser la provenance des papiers gras qui stagnent sur le talus et tirer ensuite des conclusions tout aussi définitives sur les nouvelles habitudes alimentaires des Allemands et de la marée graisseuse qui submerge ce peuple naguère si sculpté.
Mercredi matin, une semaine encore à venir, le mois de juin noyé sous une mousson glaciale et une vie bien entamée qui s’écoule au compte-gouttes dans un brouillard diffus où se mêlent de lourds remugles de gasoil et d’after-shave frelaté.
Pas de quoi hisser le grand pavois.
Au bout de son portable, Frank prévient la réceptionniste qu’il lui sera difficile d’assister à la réunion stratégique prévue pour neuf heures. Un contact téléphonique peut être toutefois établi dans le cas où le groupe devait éprouver une urgence absolue à entendre son opinion sur un sujet brûlant. Bon. Il coupe le moteur. Sort rapidement de sa cage, extrait une bouteille d’eau minérale du casier qu’il garde toujours dans le coffre pour les longues heures passées sur la route. S’installe à nouveau derrière le volant. Se souvient brusquement du CD acheté hier qu’il n’a pas encore eu le temps d’écouter. Il sourit à la perspective de quelques heures d’isolement, loin du bruit et de la fureur du monde. Reste à mettre le téléphone portable hors d’état de communiquer.
Lorsqu’il s’assied enfin à sa table de travail, son assistant s’étonne de cette impossibilité à le joindre pendant plus de quatre heures. Le Grand Fromage a essayé par trois fois de le joindre. Par trois fois il a été mis en contact avec un répondeur téléphonique. Frank ne s’explique pas cette interruption momentanée des programmes. On ne connaît pas tout du comportement souvent facétieux des ondes hertziennes. Mais là, le Cerveau Supérieur devait avoir un message urgent : cette attente prolongée et l’impossibilité d’avoir un accès immédiat aux neurones de son subalterne ont porté son impatience à une température seulement observée dans les expériences de fission nucléaire. Le Grand Fromage bout. A sa manière. Il implose, arpente son bureau en cercles concentriques tout en extrayant une série de cartes de son portefeuille. Il les examine en remuant les lèvres, les yeux baissés, brasse, trie. Personne ne sait exactement de quoi il s’agit. Peut-être une collection de portraits de footballeurs à coller dans un album. Ou les photos de tous les collaborateurs qui ne portent pas de cravate dans les expositions internationales. Quoi qu’il en soit, Frank, dépêché en urgence vers le bureau directorial, se retrouve face à un chef en train d’accomplir son marathon intérieur, le nez plongé dans ses fiches et psalmodiant des formules cryptées à l’attention du cosmos. Il reste dans l’encadrement de la porte et attend que reprenne la communication avec la terre. Mais l’autre poursuit sur sa lancée, rien ne peut l’arrêter. Des années de pratique quotidienne ont amené Frank à bien connaître le frénétique.
Un troisième extrait, un troisième personnage : Stina Mortensen
51, 2, 53, TROIS. 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, QUATRE. 64, 65, 66…. Les têtes surgissent une à une de l’escalator. 110, 110, 111, SIX. Stina continue à compter. Jusque là, sur cent onze personnes, l’escalier mécanique a convoyé seulement 6 personnes blondes de sexe féminin et elle se sent un peu seule. Le défilé continue et le pourcentage ne s’améliore pas. Elle élargit les membres du groupe cible à toutes les personnes de sexe féminin de plus de 20 ans. Elle se brouille assez vite avec le décompte. Se perd dans l’évaluation de chaque visage de jeune femme qui apparaît à la surface du ruban métallique. Cette jeune fille avec son sac à dos, facile. Elle doit avoir quinze ans au plus. Mais que dire de cette femme indienne au profil lisse, un foulard noué sur ses cheveux brillants ? Stina passe beaucoup de temps à regarder les femmes, ses sœurs. Les petites filles. Les femmes du bureau. Les femmes des camps. Celles qui marchent dans les rues ou qui vont prendre l’avion.
Elle se demande où vont tous ces gens. Hiver comme été, vacances ou pas, tous les aéroports de la terre sont remplis de foules en transit. De gens pressés d’aller quelque part, très loin. Pourquoi ? Pour travailler ? Rendre visite à un cousin éloigné ? Partir changer de vie ? Des hommes, pour la plupart. Et dans le terminal 1 de l’aéroport d’Heathrow à Londres, les hommes sont souvent seuls, plus rarement en paires ou en petits groupes. Ils ont le crâne dégarni, les chaussures noires, molles et fatiguées. Un costume anthracite. Une chemise blanche ou bleue. Une cravate noire ou rouge. Un attaché-case. Un téléphone cellulaire. Ils parlent anglais avec tous les accents de la terre, y compris celui de la ville sous leurs pieds. Regardent l’écran de leur ordinateur. Marchent. Lisent. Font des affaires. S’activent pour amortir les minutes d’attente. Ils passent de pays en pays sans rien voir, enfermés dans leur bureau portable. Entre deux conférences téléphoniques, ils appellent leur épouse, leurs enfants, leurs maîtresses pour connaître le temps qu’il fait à la maison, les résultats de l’examen d’histoire ou savoir si c’est bien 90 C pour la taille du soutien-gorge. Parler ensuite du temps qu’il fait à New York, Nairobi ou Shanghai. Et qu’il ne reste plus que deux jours avant de rentrer. Mais pour rentrer, il faudrait d’abord être parti.
Elle a repris son comptage, qui englobe maintenant la totalité des personnes de sexe féminin, pour éviter les distractions. Les femmes sont toujours en nette minorité. Brunes, blondes, rousses, jeunes ou âgées. Elles arrivent au compte-gouttes, une femme noire, une blanche, un visage aux yeux bridés, suivi de la tête renfrognée d’un chef des ventes allemand, le regard bas et l’oreille vissée au téléphone. La silhouette de la jeune femme asiatique émerge tout à fait de l’escalier roulant, ses yeux au même niveau que ceux de Frank, dont on distingue seulement le tronc. Qui n’en finit pas de monter. De déployer son envergure hors normes dans cet escalier trop étroit.
© Éditions Baudelaire, 2009
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