Autre Père

Si tous les gens qui n’ont rien à dire se taisaient tous ensemble, imaginez un peu le silence.
Si tous ces gens fermaient leur bouche une bonne fois pour toutes, ça nettoierait à grande eau le globe spongieux qui clapote entre nos deux oreilles. On serait lavé des hypothèses foireuses, des conjectures creuses, du vomi des prophètes en simili, aux visages plus maquillés que des Solex tunés.

On aurait tant besoin de faire le vide. De se recueillir. De s’incliner sans un mot devant cet amoncellement de cadavres. On aurait tant besoin de temps. Le temps de remplir les fosses communes et de les recouvrir d’une terre provisoire. Le temps d’un geste ou d’une prière, pourquoi pas une prière, qui ne serait pas Notre Père mais grand-papa, mamie, ma mère.

Dehors, les rues sont vides et le ciel aussi. Un moteur lointain tourne au ralenti. Une cloche sonne midi.
Le moteur se tait.
Aucun éclat de voix, juste un bruit de pas qui s’approche, s’éloigne et disparaît.
Surpris, on écoute alors monter le son du silence.

Pendant ce temps, les gens qui n’ont rien à dire continuent de parler pour remplir le vide qu’ils ne cessent de creuser.

Rhabiller la femme

Examinons une représentation schématique du corps féminin.

Côté face, nous découvrons, de haut en bas, un visage couronné de cheveux, deux yeux, une bouche et un nez au milieu. Suivent le cou,  le tronc flanqué de deux seins et percé d’un nombril à l’aplomb d’un étroit défilé menant aux abords du sexe féminin. Aux extrémités, une paire de membres supérieurs et autant de membres inférieurs qui permettent à Médarine de boire un verre tout en continuant à marcher.

Côté pile c’est pareil, mais vu de dos et avec des fesses et sans les seins.

Pour protéger ce corps fragile de la rudesse des éléments, on a découpé dans le bison un manteau mi-saison. Ensuite, le bison se faisant rare, on a cultivé le coton et démêlé patiemment le filet de bave du bombyx pour obtenir un fil de soie qui peut atteindre une longueur de 1500 mètres si le bombyx est bon. L’apparition de ces nouveaux matériaux coïncidant avec celle du chauffage central, la couturière se trouva soudain libérée des contraintes fonctionnelles et put enfin donner libre cours à son imagination. Sous les robes elle glissa des baleines, mit de l’air dans les jupons, s’arc-bouta sur les durs lacets du corset, fit pigeonner, se ravisa, cacha ce sein pour mieux le montrer, entrava, libéra, raccourcit, rallongea, pour finalement faire tout et n’importe quoi.
C’est ainsi qu’aujourd’hui la femme s’amuse à décorer son corps, qu’elle passe sans sourciller du jean troué à la robe fourreau, que sur son chemisier elle passe un petit boléro, qu’elle s’emmitoufle dans un long pull de laine ou dans un manteau de pluie quand il fait beau. Et s’il fait trop chaud, il arrive même qu’elle fasse tomber le haut. C’est souvent très réussi, inattendu, chuchoté ou flamboyant, parfois curieux, bizarre ou excessif, il arrive même que ce soit ni drôle, ni habile, un peu trop vulgaire et vraiment pas joli.

Mais le joli est une chose légère qui fluctue selon la pluie et les saisons ; il ne se mesure pas en centimètres comme la longueur d’une jupe ou d’un pantalon. C’est ce qu’ils veulent depuis la nuit des temps, les hommes en noir : mesurer la femme, la mettre sous cloche, recouvrir ces formes indécentes de tissus lourds et informes, tout effacer jusqu’au regard, jusqu’à ces yeux qui brillent et qui ne devraient pas. Assis derrière son écran plat, le tendanceur regarde ces ombres qui glissent sans bruit sur les trottoirs de la ville. Le retour aux vraies valeurs. La patrie. La famille. La modestie. La pudeur. Il flaire le bon coup. On pourrait… On pourrait… Rhabiller la femme ! C’est le titre du rapport de 150 pages qu’il envoie à cette enseigne connue dans le monde entier. Trois mois plus tard, lancement de la première collection de mode pudique, ou modeste, comme on voudra. La mode modeste fait un tabac. On rhabille la femme à tour de bras.
Les sociologues s’emparent de l’affaire. Ils expliquent que notre terre vacille et qu’elle perd ses repères. Qu’elle a besoin de morale, d’ordre, de tenue. Que cette exposition de chairs éclatantes trouble l’homme moderne, qu’elle éveille en lui des instincts qu’il ne sait plus maîtriser. Qu’il est grand temps que la femme se rhabille et que le trend modeste est là pour durer.

À ces mots, les hommes en noir ne se sentent plus de joie. Ils ouvrent une bouche immense qui pousse leurs cris vers le Dieu de leur choix pour le remercier d’avoir remplacé les mille interdits qu’ils imposent à leurs femmes par une campagne de marketing taillée pour durer au moins une éternité.

Aller sur Mars

J’ai pas envie d’aller sur Mars.

Ni sur Vénus d’ailleurs, ou sur Proxima du Centaure ou n’importe autre planète rouge, rose ou jaune. Même pas sur une autre galaxie ou au fond d’un trou noir.

Je suis bien ici.

L’été, il fait trop chaud et ça me va. L’hiver, il fait trop froid, et ça me va aussi. Le printemps dure un jour, une semaine ou un mois et l’automne, n’en parlons pas.
En octobre dernier, j’étais en train de préparer un projet de loi pour supprimer l’automne et puis j’ai regardé dehors. L’air était trop clair. Le ciel était trop bleu. Des feuilles, trop rouges, tombaient sur l’asphalte, trop noir. Il faisait trop doux, je suis sorti. J’ai pris mon vélo. De l’autre côté du lac, une fine lame de brume sciait la base des montagnes. Libérées des dures lois de l’apesanteur, elles flottaient, arrimées au ciel, à quelques mètres du sol. Je me suis arrêté. J’ai calé mon vélo contre un mur en pierres sèches. Je me suis assis et j’ai attendu le moment où le monde suspendu atterrirait de nouveau. L’air était trop tiède, je me suis assoupi. À mon réveil, mes yeux éblouis ne virent que du bleu.

Depuis, j’aime l’automne, aussi.

L’herbe sèche. Les sarments qui brûlent. Le bruit de soie que fait l’eau qui ondule. La pluie mais pas trop. Le brouillard quand il se lève et les étoiles, la nuit. Toute la nuit et tout le jour aussi.
J’aime vivre ici. Sur cette boule ronde et bleue parcourue de nuages. Il y a de l’eau, de l’air et de la neige. Des jours à vivre et des gens à aimer. Des jours à mourir, aussi, je les prends. Des gens à détester, aussi, pourquoi pas. Les frères Mc Donald’s et les sœurs Brontë. La musique des anges et celle des ascenseurs. Bien sûr, il y a les serpents, là, je ne dis pas, j’aurais préféré un monde sans serpents, mais bon, il paraît qu’on fabrique des médicaments avec leur venin, alors, même les serpents, je veux bien, je veux tout si je dois, tout sauf une chose, tout sauf le pouvoir qui va avec le pognon.

Le pouvoir de dire et de faire n’importe quoi.

Ce pouvoir qu’utilisent un petit groupe de mâles internationaux soucieux de posséder le plus grand yacht, la plus grosse bombe ou la plus grosse bite, c’est pareil. Un groupe infime, au regard des 7 milliards que nous sommes et qui nous mène au pas de charge vers la fin de notre monde. Quand on leur demande pourquoi, ils répondent que le monde change, il y a la concurrence, le péril jaune vert ou bleu. Qu’il faut croître ou mourir. Marcher ou crever. Debout là-dedans, on n’a pas que ça à foutre, bande de feignants, pendant que Paris dort, le soleil ne se couche jamais sur l’empire du soleil levant. Alors, on se lève, on s’ébroue, on retrousse nos manches. On construit le nouveau plus grand yacht. On invente la nouvelle plus grosse bombe qui sera fabriquée dans la nouvelle plus grande gigafactory.
La méga-usine terminée envoie dans le ciel un méga-nuage de fumée qui s’ajoute à tous les autres nuages de fumée. Déjà brouillé, le ciel vire du gris clair au gris foncé et bientôt au noir. Bientôt il fera nuit jour et nuit et l’air sera irrespirable. Bientôt, il fera trop froid. Ou trop chaud.
Bientôt.
Mais plutôt que d’arrêter de construire des usines, les tristes élites du costume gris-anthracite font dessiner les plans de la nouvelle fusée pour aller sur Mars. Une jolie planète rouge équipée de tout le confort moderne avec cuisine, salle de bains et machine à laver encastrée. Et comme l’air martien est absolument irrespirable, on aura tous le droit de se promener en scaphandre spatial personnalisé.
Il n’y aura plus d’hiver. Plus d’été. Plus de serpents et plus de fleurs. Le vélo sera uniquement d’intérieur, comme la vie, toute la vie, aussi, la vie en boîte, en conserve; desséchée, lyophilisée, la vie sur Mars aura l’odeur du sable et la saveur de l’acier.

J’irai pas sur Mars.
Et qu’elle leur pète à la gueule, leur arche de Noé.

Il fait nuit jour et nuit

Faut la pimper, la réalité, tu vois.

D’abord, tu nettoies à fond. À la vapeur. À haute pression. Faut la décaper, la réalité. Effacer les taches de sang. Les traces de sperme. La mayonnaise. Que tout soit propre. Stérilisé. Ensuite, tu ajustes les couleurs, tu augmentes les contrastes, tu colles un filtre, un flou. Artistique, tu vois, le flou. Artistique. Sur la tronche de la réalité, qu’on voie plus ses rides. Ses points noirs. Ses trois longs poils sur son grain de beauté.

Mais tu vois, même maquillée comme ça, elle arrange personne, la réalité. Et d’abord, c’est quoi, hein, la réalité, je te le demande, regarde par la fenêtre, il fait beau, non ? Ciel bleu. Aucun nuage. C’est l’été. En même temps c’est l’hiver. En même temps c’est l’orage. Il fait jour. Il fait nuit. Aussi. En même temps. Alors tu vois, si je te dis qu’il fait nuit, j’ai raison. J’ai raison AUSSI. Il fait beau. Il pleut. Il neige. Il fait jour. Il fait nuit. Il ne fait jamais jour. Il ne fait jamais nuit. Il fait jour, jour et nuit.

Alors, tu vois, la réalité n’a même pas besoin d’être arrangée, elle doit juste être racontée, comme une histoire qu’on raconte aux enfants, le soir, avant de s’endormir, pour qu’ils fassent de beaux rêves et pour que le matin, au réveil, ils continuent de rêver. Les cons.

Les hommes préfèrent les guerres 3 extraits

Un premier extrait, un premier personnage : Célestin Waomé
Il quitte son rêve à reculons. Un conseil des ministres, à quoi cela peut-il bien servir, si on y pense ? Il faudra songer à élaguer la constitution. Se débarrasser du superflu. Tendre vers l’épure. Un président sert à présider. Pas à discuter. Il rumine déjà un nouveau décret en arrivant sur la terrasse où Désirée, la voix du haut-parleur, a disposé les couverts sur une table ronde recouverte de lin blanc. Assise, le profil tourné vers la mer, Madame la Présidente tient une tasse de thé au bout de ses doigts félins. Célestin marque un temps d’arrêt, mais elle a déjà levé les yeux vers lui. Eliane se lève, avance la chaise du Président et s’incline à peine alors qu’il s’assied. Elle se place en face de lui et attend qu’il coupe le silence.
Elle contemple le bras du grand fleuve. Il observe la pointe de ses souliers vernis. Le plateau du petit-déjeuner présidentiel arrive, recouvert de lin blanc lui aussi. Aucune trace de céréales, de fruits, pas plus de produits laitiers, pas un gramme de viande, rien qui ressemble à une matière organique susceptible de provoquer un éveil de l’odorat et du goût, avant de se décomposer paisiblement pour fournir un combustible de qualité, propre à stimuler la croissance des derniers plants de blé encore cultivés sur le territoire de la République d’Afrique septentrionale.
Des pots.
Un alignement de pots blancs étiquetés avec soin. Une jarre remplie de lait et une carafe d’eau. Sans un mot, Célestin a soulevé le couvercle du premier bidon, versé une dose de poudre et une mesure de lait dans un shaker transparent. Elle l’observe, alors qu’il agite le mélange avec application. Lui tend une petite boîte de pilules.

– Je lisais la posologie de ce médicament en vous attendant.

Elle a posé sur la table une feuille de papier qu’elle défroisse avec soin.

– « Effets secondaires physiques chez l’homme : augmentation du volume des seins, atrophie des testicules, impuissance, hypertrophie de la prostate et diminution de la production de spermatozoïdes. »
Voyez-vous, en lisant ceci, je ne peux m’empêcher d’établir une relation entre vos pilules et ces pannes de plus en plus régulières qui tuent dans l’œuf nos rares velléités d’accouplement. Moi qui pensais que douze ans de vie commune avaient fini par émousser votre virilité. Je voulais savoir, vous vous… soignez depuis longtemps ?

– Ma chère, je vous rappelle que nous ne sommes plus à Londres. J’ai également cessé d’exercer dans le négoce des matières premières. Mon nouveau statut devrait vous inciter à plus de mesure dans vos propos. Je suis aujourd’hui propriétaire de ce palais par le fait de ma volonté et de quinze ans d’acharnement. Vous êtes assise sur cette terrasse par le hasard heureux d’un mariage célébré il y a quelques années. J’espère que vous mesurez toute la précarité de votre position.
En ce qui concerne mon absence d’élan à votre égard, elle trouve son origine dans votre décrépitude. Regardez-vous mon amie. Tout s’affaisse. Vous grossissez. Sachez que l’acte d’amour engage le corps aussi bien que l’esprit. La vue aussi bien que le toucher. Le spectacle de vos chairs affaissées produit des effets secondaires bien plus dévastateurs que cet insignifiant complément alimentaire. Nous allons bientôt disposer d’une salle de musculation conçue par mes soins. Je vous engage à la fréquenter avec assiduité. Une diminution de votre masse graisseuse aura certainement un effet positif sur la fréquence de nos étreintes et favorisera l’exécution intégrale de l’acte de chair.

Eliane se lève et quitte la table sans un mot.

Célestin la regarde qui s’éloigne de dos. Elle mérite vraiment son nom. Une longue liane souple, sculptée, nerveuse. Sa taille élastique et cette jambe haut perchée qui se glisse par une fente pratiquée dans la robe de lin blanc. Il contemple cette statue aérienne qui flotte sur les dalles de marbre blanc.


Un deuxième extrait, un deuxième personnage : Frank Weissmann
Assis dans sa caisse, Frank suit les gouttes que les essuie-glaces laminent en pure perte. La pluie toujours recommencée s’écrase sur des capots luisants jusqu’à l’infini. Une lame de ciel liquide se mélange aux toits métallisés. Tout est gris. Tout est humide. C’est un monde en noir et blanc. Les papiers gras jonchent les bas-côtés. Un conducteur par voiture. Jamais de passager. La même attente résignée. Peut-être des travaux ou un accident. Peut-être juste un jeu stupide qui consiste à enfiler cinquante millions d’imbéciles par un trou de souris.
Son esprit s’envole. Il recense les dômes luisants qui se perdent dans la brume : plus d’une voiture sur deux de couleur métal plus ou moins foncé, le triste reflet du ciel plombé et posé à ras du bitume. Cologne Est : vingt kilomètres. Les vitres se recouvrent de buée. Le tableau de bord indique douze degrés et, juste à côté, juin, dix-huit. Dans son tee-shirt, Frank frissonne, tourne la molette de l’air conditionné vers la zone rouge et l’odeur caractéristique du chauffage qui sort de son hibernation remplit l’habitacle. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que l’été arrive dans trois jours ? On dirait que la pluie a rincé les couleurs du paysage, que la nuit va arriver, que la neige va se mettre à tomber. Il s’ébroue, reconnaît la virgule sonore qui annonce le point sur le trafic automobile allemand. Comme à chaque fois, il effectue mentalement une addition des kilomètres de bouchons. Il en est à six cents cinquante quand le maître des cérémonies annonce une fermeture de circulation sur la ceinture de Cologne. Une déviation est mise en place à quinze kilomètres de là. Il connaît l’endroit, une sortie d’autoroute minable qui donne sur une route de campagne.
Il va pouvoir trier les capots par couleur, marque, modèle, type et année de production. Faire une statistique composée et en retirer des enseignements essentiels sur le profil type du conducteur germanique. Analyser la provenance des papiers gras qui stagnent sur le talus et tirer ensuite des conclusions tout aussi définitives sur les nouvelles habitudes alimentaires des Allemands et de la marée graisseuse qui submerge ce peuple naguère si sculpté.
Mercredi matin, une semaine encore à venir, le mois de juin noyé sous une mousson glaciale et une vie bien entamée qui s’écoule au compte-gouttes dans un brouillard diffus où se mêlent de lourds remugles de gasoil et d’after-shave frelaté.
Pas de quoi hisser le grand pavois.
Au bout de son portable, Frank prévient la réceptionniste qu’il lui sera difficile d’assister à la réunion stratégique prévue pour neuf heures. Un contact téléphonique peut être toutefois établi dans le cas où le groupe devait éprouver une urgence absolue à entendre son opinion sur un sujet brûlant. Bon. Il coupe le moteur. Sort rapidement de sa cage, extrait une bouteille d’eau minérale du casier qu’il garde toujours dans le coffre pour les longues heures passées sur la route. S’installe à nouveau derrière le volant. Se souvient brusquement du CD acheté hier qu’il n’a pas encore eu le temps d’écouter. Il sourit à la perspective de quelques heures d’isolement, loin du bruit et de la fureur du monde. Reste à mettre le téléphone portable hors d’état de communiquer.
Lorsqu’il s’assied enfin à sa table de travail, son assistant s’étonne de cette impossibilité à le joindre pendant plus de quatre heures. Le Grand Fromage a essayé par trois fois de le joindre. Par trois fois il a été mis en contact avec un répondeur téléphonique. Frank ne s’explique pas cette interruption momentanée des programmes. On ne connaît pas tout du comportement souvent facétieux des ondes hertziennes. Mais là, le Cerveau Supérieur devait avoir un message urgent : cette attente prolongée et l’impossibilité d’avoir un accès immédiat aux neurones de son subalterne ont porté son impatience à une température seulement observée dans les expériences de fission nucléaire. Le Grand Fromage bout. A sa manière. Il implose, arpente son bureau en cercles concentriques tout en extrayant une série de cartes de son portefeuille. Il les examine en remuant les lèvres, les yeux baissés, brasse, trie. Personne ne sait exactement de quoi il s’agit. Peut-être une collection de portraits de footballeurs à coller dans un album. Ou les photos de tous les collaborateurs qui ne portent pas de cravate dans les expositions internationales. Quoi qu’il en soit, Frank, dépêché en urgence vers le bureau directorial, se retrouve face à un chef en train d’accomplir son marathon intérieur, le nez plongé dans ses fiches et psalmodiant des formules cryptées à l’attention du cosmos. Il reste dans l’encadrement de la porte et attend que reprenne la communication avec la terre. Mais l’autre poursuit sur sa lancée, rien ne peut l’arrêter. Des années de pratique quotidienne ont amené Frank à bien connaître le frénétique.

Un troisième extrait, un troisième personnage : Stina Mortensen
51, 2, 53, TROIS. 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, QUATRE. 64, 65, 66…. Les têtes surgissent une à une de l’escalator. 110, 110, 111, SIX. Stina continue à compter. Jusque là, sur cent onze personnes, l’escalier mécanique a convoyé seulement 6 personnes blondes de sexe féminin et elle se sent un peu seule. Le défilé continue et le pourcentage ne s’améliore pas. Elle élargit les membres du groupe cible à toutes les personnes de sexe féminin de plus de 20 ans. Elle se brouille assez vite avec le décompte. Se perd dans l’évaluation de chaque visage de jeune femme qui apparaît à la surface du ruban métallique. Cette jeune fille avec son sac à dos, facile. Elle doit avoir quinze ans au plus. Mais que dire de cette femme indienne au profil lisse, un foulard noué sur ses cheveux brillants ? Stina passe beaucoup de temps à regarder les femmes, ses sœurs. Les petites filles. Les femmes du bureau. Les femmes des camps. Celles qui marchent dans les rues ou qui vont prendre l’avion.
Elle se demande où vont tous ces gens. Hiver comme été, vacances ou pas, tous les aéroports de la terre sont remplis de foules en transit. De gens pressés d’aller quelque part, très loin. Pourquoi ? Pour travailler ? Rendre visite à un cousin éloigné ? Partir changer de vie ? Des hommes, pour la plupart. Et dans le terminal 1 de l’aéroport d’Heathrow à Londres, les hommes sont souvent seuls, plus rarement en paires ou en petits groupes. Ils ont le crâne dégarni, les chaussures noires, molles et fatiguées. Un costume anthracite. Une chemise blanche ou bleue. Une cravate noire ou rouge. Un attaché-case. Un téléphone cellulaire. Ils parlent anglais avec tous les accents de la terre, y compris celui de la ville sous leurs pieds. Regardent l’écran de leur ordinateur. Marchent. Lisent. Font des affaires. S’activent pour amortir les minutes d’attente. Ils passent de pays en pays sans rien voir, enfermés dans leur bureau portable. Entre deux conférences téléphoniques, ils appellent leur épouse, leurs enfants, leurs maîtresses pour connaître le temps qu’il fait à la maison, les résultats de l’examen d’histoire ou savoir si c’est bien 90 C pour la taille du soutien-gorge. Parler ensuite du temps qu’il fait à New York, Nairobi ou Shanghai. Et qu’il ne reste plus que deux jours avant de rentrer. Mais pour rentrer, il faudrait d’abord être parti.
Elle a repris son comptage, qui englobe maintenant la totalité des personnes de sexe féminin, pour éviter les distractions. Les femmes sont toujours en nette minorité. Brunes, blondes, rousses, jeunes ou âgées. Elles arrivent au compte-gouttes, une femme noire, une blanche, un visage aux yeux bridés, suivi de la tête renfrognée d’un chef des ventes allemand, le regard bas et l’oreille vissée au téléphone. La silhouette de la jeune femme asiatique émerge tout à fait de l’escalier roulant, ses yeux au même niveau que ceux de Frank, dont on distingue seulement le tronc. Qui n’en finit pas de monter. De déployer son envergure hors normes dans cet escalier trop étroit.
© Éditions Baudelaire, 2009

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Les femmes qu’on descend

C’est un message qui commence par « Quelques mots du fond du cœur. » D’autres mots suivent, que je ne vais pas reproduire ici parce que le coeur en question est celui d’Oscar Pistorius, coureur sans jambes que je tire pour quelques minutes des étendues de néant qu’il n’aurait jamais dû quitter.

C’est une histoire qui se passe à la Saint Valentin et justement, ça tombe bien, Oscar est amoureux. Très amoureux. Amoureux au point qu’il ne faudrait pas rigoler, ça non, on ne rigole pas avec l’amour, c’est ce qu’il explique à Reeva, son amoureuse.

Ensuite, on ne sait pas. Moi j’invente une histoire qui tient aussi bien la route que celle d’un cambrioleur qui descendrait du ciel et traverserait les murs pour venir se poser dans les toilettes d’Oscar. Je ne suis pas sûr que les cambrioleurs transplanent, pas plus qu’ils ne choisissent les toilettes pour voler des objets de valeur. On peut inventer cent, mille histoires plus crédibles que l’histoire du voleur. L’histoire de l’amoureux éconduit, par exemple ou celle de l’amoureux jaloux, c’est une histoire banale, pas besoin de se dématérialiser, pas besoin de se transformer en passe-muraille. Non. Des amoureux jaloux, on en a vu des centaines, des milliers, certains crient, d’autres pleurent, certains sont même détruits de l’intérieur. Ils serrent les poings. Ils bandent leurs muscles et ils frappent. Ils frappent des deux mains et elles se protègent. Ils frappent encore et elles se dégagent. Elles s’enfuient. Elles courent vers la salle de bains où elles s’enferment à double tour. Elles éteignent la lumière. Elles s’accroupissent dans le noir. Ils secouent de toutes leurs forces la poignée de la porte. Ils hurlent. Ils leur disent de sortir. Tout de suite. Maintenant. Mais elles, elles restent accroupies dans le noir. Alors, ils se dirigent vers la table, vers l’armoire ou le bureau. Ils prennent un pistolet noir. Ils tirent à l’aveugle derrière la porte. Ils tirent sans jamais s’arrêter. Bang. Bang. Bang. Bang. Les impacts font voler la porte en éclats. Bang pour la Saint Valentin. Bang pour les amoureux. Bang si jamais tu m’échappes. Bang si jamais tu t’en vas. Bang, le silence. Bang, tu es morte. Bang, tu baignes dans ton sang.

« Le mal et la tristesse me consument avec douleur ». C’est ce que tu as dit, Oscar, pour célébrer le première anniversaire de ton premier meurtre. La tristesse te consume et je parie que l’étape suivante sera celle de la rédemption. Je te vois bien ouvrir des orphelinats, Oscar, financer des hôpitaux distribuer ton argent aux pauvres, faire écrire un livre qui parlera de toi, de cette épreuve terrible et de la force que tu as trouvée en Dieu ou dans les plantes pour te relever, lécher tes blessures et reprendre ton chemin ailé sur tes prothèses en fibre de carbone. À ta mort, on inaugurera le stade Oscar Pistorius. Une colombe descendra du ciel et les enfants lâcheront des ballons,

Bang, elle est morte. Les experts en balistique prouveront que les balles ont été déviées par les rideaux du salon. Les avocats diront que c’était de la faute du pistolet. Bang, elle est morte, tout ça ne serait jamais arrivé si elle n’avait pas été là. Elle n’avait qu’a se tenir tranquille. Elle n’avait qu’à couper ses longs cheveux blonds.

Bang.

J’en ai assez. […] J’en ai assez de lire des faits divers où les femmes sont victimes d’agressions, ou de voir des photos d’elles battues et couvertes de bleus. Je suis fatiguée d’entendre parler de viols collectifs, ou de mutilations génitales, ou de violence sexuelle, sans qu’on attache de l’importance à ce qui pourrait être fait pour faire face à tout cela. Plus que tout, j’en ai assez d’entendre que l’on ne peut rien faire pour changer cela. »

Skin, Chanteuse du groupe Skunk Anansie, activiste pour One Billion Rising

Un jour neuf est un jour d’occasion

Après 24 heures un nouveau jour. C’est mécanique.

Une semaine fait 7 jours et il faut 12 mois pour une nouvelle année. Cent ans pour un siècle. Et dix siècles empilés forment un millénaire.

C’est mathématique.

Un jour neuf est un jour d’occasion. Un jour usé qui a déjà vécu.
Il n’y a pas de remise à zéro. A minuit, rien ne recommence. Le 31 décembre rien ne meurt et rien ne renaît. Ce jourd’hui contient hier, avant-hier et tous les autres jours du monde. Rien de plus et rien de moins. Rien ne s’efface ou ne s’éteint. Seule notre mémoire oublie, qui a la mémoire courte. Notre mémoire suffoque, étouffée par le poids des choses à ne pas oublier. Le pain et  le loyer. La lessive. Se lever à six heures. Se rappeler des belles choses. Se rappeler des crimes atroces et des tyrans qui passent. Des crimes qu’on oublie pendant que la terre trépigne de rage sous nos pieds.
Les jours passent et nos mémoires oublient. Les jours passent mais pas la terre qui tremble et refuse d’absorber tout le sang versé, chaque jour, depuis que nous existons.
Alors, nous marchons sur la terre gorgée de sang. Nous marchons et ce sang colle à nos semelles, du fond des océans jusqu’au toit du monde.  Qu’importe, nous marchons.

Sans jamais nous retourner.

Cris d’Égypte, extrait du blog d’Aalam Wassef

Extrait d’ Égypte : Lettre à Nicolas Sarkozy d’ Aalam Wassef

« La manifestation s’est formée au pied du Muggamaa, un bâtiment administratif situé place Tahrir, devant lequel se trouve une esplanade. Un groupe de femmes et d’hommes tiennent des affiches et scandent des slogans sur l’égalité des femmes et des hommes, la place de la femme dans la vie politique et la vie en générale, une législation et une constitution qui garantissent les droits et les libertés de chaque citoyen, quelque soit son sexe, son origine, ses croyances religieuses… En somme, le b-a, ba d’une démocratie digne de ce nom.

A peine 30 minutes plus tard, se forme une contre-manifestation d’hommes. Extraits: « Rentrez nous faire à bouffer », « La constitution ne sera pas laïque », « Quoiqu’il arrive, on va vous baiser! On va vous baiser! ». Les manifestantes et manifestants de l’autre bord, redoublent d’ardeur et répondent aux provocations, suscitant l’excitation elle aussi redoublée des contre-manifestants qui décident alors de charger. Ils sont arrêtés, pour un temps, par un cordon de volontaires qui font bloc contre une violence et une furie invraisemblables.

Puis, l’horreur absolue.
Deux femmes, puis deux autres sont pourchassées par une horde de 150 ou 200 hommes. Tandis qu’elles tentent de s’éloigner en marchant, ce sont des centaines de mains qui leur attrapent les seins, le sexe, leur tirent les cheveux, les battent. Elles sont entourées par des hommes qui les protègent sur 500 mètres de pur cauchemar. L’intervention de trois militaires, dans les deux poursuites, est providentielle et in-extremis. Nous savions tous, dans cette bataille, que nous allions être les témoins de meurtres, de viols et peut-être des deux à la fois, là, en plein jour.

S’en est suivie une nuit de consolation avec les victimes de cette ignomie, quatre femmes dont le courage me fait encore fondre en larmes tandis que je vous écris ces lignes. »

Le Caire, 9 mars 2011.

En attendant que les hommes arrivent

« Nous avons peur. Nous avons peur parce que nous sommes des femmes. »

La voix vient de Tripoli. Aujourd’hui. 26 février 2011. La voix d’une femme qui entend le bruit des avions, des armes lourdes. Le bruit des balles qui se rapproche. Une femme qui a peur. La même histoire qui se répète à travers le temps jusqu’à la nausée. Un général, un commandant, roi, empereur, président, chef, guide autoproclamé de la révolution. Un homme plus fou, plus dangereux et plus mauvais que la moyenne des autres hommes. Un homme emporte tous les autres hommes qui le suivent, fusil à la main. Exterminer les noirs, les jaunes, les petits ou les grands. Les juifs ou les musulmans. Ceux qui aiment le rouge. Ceux qui aiment le noir. Un homme prend l’âme des autres hommes, il prend leurs mains et leurs pieds qu’il fait marcher au pas. Il prend leurs biens et leur argent. Ensuite, il dit qu’il est roi, empereur ou commandant. Il dit que Dieu lui parle. Il dit que Dieu lui dit d’étendre son royaume jusqu’aux confins de la terre. Il dit qu’il entend des voix. Il dit qu’il sait ce qu’il faut faire. Il dit : « Suivez-moi. Dieu, c’est moi. »

Alors, ils sont dix à le suivre. Cent. Mille. Dix mille. Dix mille, c’est bien. Avec dix mille personnes on peut se glisser partout. Prendre la tête de de cent mille personne et la serrer dans un étau. 10’000 personnes forment une garde rapprochée, des troupes d’élite ou des escadrons de la mort. Dix-mille personnes contrôlent cent mille personnes qui en contrôlent un million.

A la fin, il y a la terreur, parfois une guerre mondiale, parfois une guerre civile, parfois toute une population qu’on entasse dans des camps. A la fin, il y a un génocide et des cadavres enfouis à la hâte dans des fosses qu’on n’a pas eu le temps de creuser. A la fin, on découvre les crimes, les viols, les tortures, on découvre dans les palais en ruines, les montagnes d’or, de billets de banques, de bijoux, de chaussures, parfois. On découvre des comptes dans toutes les banques du monde et on s’étonne à peine que, d’un pays si pauvre, le guide suprême ait réussi à soutirer tant d’argent. A la fin de la fin, il y a parfois un jugement. Un guide suprême de cent vingt ans condamné à cent vingt ans, pendant qu’un autre guide de la révolution répare le palais en ruines pour abriter de nouveaux trésors, faire de nouvelles collections. Partout, sur toutes les chaines de télévision, dans tous les journaux et sur la toile, les photos du nouveau guide, de son château, des réceptions qu’il organise pour ses amis présidents, généraux ou commandants. Partout, sa parole obscène qui salit tous ceux qu’elle touche. Partout. Tout le temps.

Pendant tout ce temps, les femmes naissent, vivent, protègent leurs enfants dans des maisons où les seules armes sont des couteaux. Les femmes ont peur en écoutant le bruit des bombes. Les hommes arrivent, leur passent sur le corps et les laissent pour mortes, elles et leurs enfants. Les femmes ont peur avant tout parce que les hommes leur passent sur le corps. Elles bloquent la porte de la chambre de leurs filles avec des armoires et des tables. Elles voudraient barricader leur corps. Elles n’ont pas très peur de la mort.

Les hommes finissent toujours par arriver.

Aujourd’hui en Lybie, demain ailleurs. Aujourd’hui en Lybie, Kadhafi parle, hurle et gesticule. Les hommes se battent et la garde rapprochée se prépare pour le dernier assaut. Pendant ce temps, les femmes attendent dans le noir. Personne ne les entend. Personne ne les entend jamais, leur voix recouverte par les imprécations délirantes du guide suprême et les gesticulations des autres présidents stupéfaits qui découvrent d’un seul coup que le roi est nu.

Pendant ce temps, les femmes ont peur. Elles essaient de vivre encore quelques heures ou quelques jours. Elles attendent l’arrivée des hommes dans un silence de mort. Je ne peux pas faire grand-chose. Ce que je peux faire, c’est chercher leur voix dans le bruit de la guerre. Rechercher leurs voix ici et maintenant. Retranscrire leurs voix, les faire entendre et les garder sur mon espace. Faire écouter ces voix avant les viols et les fosses communes.

Pendant ces heures où les femmes vivent encore en attendant que les hommes arrivent. 
 

« Dites-le. » Transcription de l’appel à l’aide d’une habitante de Tripoli

« Je vous en prie, il faut essayer de nous délivrer. On en a marre. Moi j’aurais pu partir, j’ai un fils handicapé, s’il voit la foule, s’il voit  les militaires, il deviendra fou. Il faudrait que vous nous délivriez. Il faut faire  un appel à la communauté européenne, on est en train d’être décimés comme c’est arrivé déjà au Rwanda. On ne peut pas nous laisser comme ça. Oh non. Au 21ème  siècle, il arrive encore des choses pareilles, c’est pas possible on est terrorisés, tout le monde est terrorisé. 

Moi j’ai un Africain qui travaille avec moi, il a peur. Il peut plus mettre le nez même dans le jardin, le pauvre. Il est terré dans sa chambre, tellement qu’il a peur il me dit on va me confondre pour les mercenaires, parce qu’il y a beaucoup de mercenaires qui se promènent dans les rues là. On en a marre, je vous assure, on en a marre.

Il faut faire parvenir mon appel, je vous en prie, dites-le. N’importe comment, mais dites-le qu’il y a des gens qui souffrent qui souffrent et des parents qui ont peur que leurs filles soient violées. Moi j’ai une amie qui tremble. Elle a bloqué la porte de la chambre de ses filles avec des armoires, des tables. Elle a mis ses deux garçons devant la porte parce qu’ils ont peur des représailles, on sait jamais ce qu’ils peuvent faire. »

L’intégralité du témoignage enregistré par Pierre-François Decourcelle pour France-Info, le 26 février 2011.

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