Tout s’explique

Tout s’explique. Le chemin que parcourt la terre lorsqu’elle tourne autour du soleil. Le vent, les marées, les aurores boréales. Les microbes minuscules et les années-lumière. Chaque jour le voile posé sur le bout du monde se déchire un peu plus. Demain nous serons disséqués pour nous percer à jour. On extraira de nos chairs synthétiques quinze grammes d’âme pour mieux les observer, les cultiver en laboratoire, en faire une sélection, les proposer sur le marché à prix cassés. À vendre, âme de première main. TBE. Convertisseur préinstallé et possibilité de connexion avec ADN caucasien ou afro-américain. Résiste aux microbes et à la cupidité. Garantie 5 ans sous réserve du respect des conditions d’utilisation et des indications du carnet d’entretien.

Un jour pas si lointain, l’amour sera soluble et composé de 46% de sérotonine, 28% de dopamine, 34% de noradrénaline et d’acides gras divers qu’il serait fastidieux d’énumérer. Les trous noirs seront éclairés et on fera des pâtés avec de l’antimatière. Un jour, pas si lointain, il suffira de bombarder le ciel de protons de couleurs pour faire se lever une aube ou tomber un crépuscule

Tout s’explique ou tout s’expliquera, un jour, bientôt, les mains de Michel-Ange et la musique de Jimmy Page, on expliquera tout, tout sauf ce regard émerveillé qui découpe les contours d’un nuage pour en faire un visage.

Lasagne al pesto

On traverse le monde dans ses grandes largeurs, du Nord au Sud et d’Est en Ouest. En bateau, en voiture, à pied ou à vélo. Parfois il neige et parfois il pleut. Parfois on prie dans un avion, les mains moites, les fesses serrées au-dessus de dix kilomètres de vide pendant que les orages nous traversent à la vitesse du son. Parfois c’est la chambre à air qui éclate au milieu d’une forêt ou une petite boule remplie de liquide qui se déchire juste au-dessus du talon. Il faut s’arrêter. Poser une rustine sur le boyau crevé ou sur la peau à vif. Nous sommes tous de seconde main, réparés, notre peau criblée de rustines mal collées et nos corps rapiécés battent le tarmac usé du monde, pour aller voir ce qu’il y a de l’autre côté.

C’est souvent à l’heure du repas qu’on mesure le mieux la distance qui nous sépare de notre point de départ. Devant nous l’assiette parle une langue que nous ne comprenons pas : on peut bien mettre un nom sur les formes et sur les couleurs mais pour le reste, on reste perplexes, interdits; cette masse sombre et compacte sur la gauche ne ressemble à rien de connu. Il faudrait effectuer un prélèvement, l’envoyer au laboratoire, attendre le résultat des analyses. Il faudrait que quelqu’un goûte, voir ce qui se passe ensuite, si son visage se décompose,  s’il tombe subitement de sa chaise en se tordant de douleur et en poussant des cris affreux. Il faudrait… Aller aux toilettes. Autour de nous les gens mangent et personne ne meurt, pour le moment. Alors, on prend son couteau, sa fourchette, ses baguettes, on porte à sa bouche un fragment minuscule de cette chose poreuse et noire. On ferme les yeux et on remet son âme à Dieu.

Rien de tout ça dans ce restaurant illuminé au néon, chaises en bois sombre et menu écrit à la craie sur le mur. Nous sommes ici en pays connu et italien. Devant moi, une assiette creuse, ils avaient écrit « lasagne » mais on dirait plutôt une soupe de pâtes larges et brillantes qui flottent dans un liquide vert trop profond. Je trouve ça plutôt olé olé, pour tout dire un peu tiré par les cheveux et cette extension excessive du concept lasagneux me fait penser que décidément tout se perd ma bonne dame, tout fout le camp. Non, ceci n’est pas une lasagne, et non, cher cameriere, vous pouvez garder ce fromage râpé et sûrement trop sec qui ne servira qu’à masquer le goût de l’imposture, je ne veux pas d’une infusion de pâtes au Parmesan.

Le serveur repart, il est temps de sacrifier l’agneau.

Avec le couteau, je découpe un petit bout de pâte, je le pique du bout de ma fourchette et dessus, je dépose un peu de cette sauce couleur potager printanier avec vue sur la forêt. Avant ma bouche, mon nez a juste le temps de me prévenir, de me dire que houlà, on dirait bien que ça va chier, pas le temps d’enregistrer, la pasta atterrit déjà sur ma langue et WHAM! Je suis littéralement arraché de ma chaise, emporté par le souffle vert et frais du basilic brouté à même le sol, quelque part dans un jardin exclusivement arrosé à l’essence de printemps et additionné de quelque chose qui ressemble à du Parmesan… Une seconde, il faut que je réfléchisse, mais mes sens en déroute ne m’envoient plus qu’un seul message : « Encore… Encore… Encore… » Je recharge la fourchette aux limites du tonnage maximal pour tester la chose à pleine puissance. Mon Dieu. Mon Dieu fragile et capricieux, bien sûr que j’ai des doutes, mais l’existence de cette pâte épaisse et tendre qui se rend entre mes dents sans jamais cesser d’être élastique, la texture de ce pesto et cette touche de Parmesan où je crois discerner une ombre de Pecorino, quelque chose d’un peu âcre et d’infiniment doux, cette explosion de soleil vert dans le creux de ma bouche prouve que même si Vous n’existez pas, Vous méritez d’être vénéré.

En face, de l’autre côté de la table, alarmée par mon silence, une personne aux yeux jaune-vert me demande si c’est bon. La bouche remplie d’un monde couleur basilic et la tête en déroute, je parviens juste à lever un pouce, à émettre un groumpf sonore pour signifier toute l’étendue  de ma jubilation. Elle secoue la tête. Elle le sait, je suis consternant.

Je lui fais signe d’attendre, attendre que le voyage se termine, que je redescende, que je lui explique que lorsque Dieu s’en va, Il laisse dans Son sillage un léger parfum de fromage de brebis mélangé au pesto.

Une plage de temps immense et bleu

L’été avance doucement et les nuages s’égaient, poussés par le vent.
Il faudrait pouvoir tenir les rênes du vent, retenir dans le creux de mes mains jointes les gouttes de secondes, regarder le bleu du ciel qui se reflète à la surface de ce petit lac brillant. Garder une heure, précieusement, entre mes paumes serrées, l’étendre au soleil et rester là, immobile, les yeux dans les yeux du temps.

Je voudrais une plage de temps immense et bleu, oultremer et tranquille, indigo et paresseux. Un moment posé entre le ciel et l’eau, allongé à la lisière du crépuscule. Un moment confortable, où il ferait bon s’installer, déplier l’étendue d’une grande couverture et d’une nappe à carreaux. S’asseoir. Sortir du panier un pain rond et doré, des verres et des bouteilles installées à la traîne, le long du ruisseau. S’allonger sur le dos. Écouter le bruit de l’eau. Fermer les yeux. Laisser venir les images et les mots, le clapotis irisé des phrases qui viennent s’échouer dans les hautes herbes en vagues irrégulières.
Raconter une histoire qui commencerait par : « Il était une fois » et qui parlerait d’un monde où le temps se serait arrêté.
Écrire, et au milieu du texte, découvrir quelque part entre deux pages, un interstice infime, une fente taillée dans le grain du papier. S’y glisser, faire passer prudemment la tête et les épaules avant de perdre pied. Tomber sans fin le long des caractères, être éjecté, sauter un paragraphe ou un chapitre entier. Se remettre en selle. Revenir à la ligne. Revenir au début et tout recommencer, retourner chaque mot sans jamais se presser. Labourer chaque page, tracer des sillons rectilignes et bien ensemencer. S’asseoir au milieu de l’histoire, déplier une couverture et une nappe à carreaux. Sortir le pain et le vin. S’allonger sur le dos et attendre patiemment que le texte ait fini de lever.

À la fin du mois d’août moissonner les mots de l’été.

Deux jambes et une aiguille talon

Je tourne et je retourne
L’aiguille dorée de mon talon
Dans le cœur de ton cœur rouge.
Je tourne,
Mon pied nu sur ton menton,
Mon pied nu sur tes mains qui bougent.

Deux jambes et une aiguille talon,
Je trace un cercle à l’encre rouge
Du bout des doigts de mon pied nu,
Je fais le tour de ma prison.

Je tourne et je mélange
La couleur claire de mon poison
À ton sang plus noir que rouge.
Mon cœur,
Mes mains tout au fond de ta bouche
Ont fait le tour de ta question.

Du haut du compas de mes jambes
Je vois l’aiguille de mes talons
Au milieu de la foule qui danse
Autour des murs de ma prison.

Ton nuage

« A l’endroit où la rivière se sépare
Et traverse le lac
Là où les mots
Jaillissent de mon stylo
Pour arriver sur tes pages
Est-ce que tu crois
Juste comme ça
Que tu peux séparer
Ce qui était moi
De ce qui était toi
Avant que nous soyons nous

Si la pluie doit se séparer
D’elle-même
Est-ce qu’elle dira « Choisis ton nuage ? »
Choisis ton nuage.

S’il existe
Une ligne horizontale
Qui sort de la carte
Passe par ton corps
Continue en ligne droite à travers le monde
Monte en flèche
Et traverse mon cœur
Est-ce que cette ligne horizontale
Quand on lui demandera
Saura trouver l’endroit
Où tu finis
Où je commence

Comment est-ce que la lumière peut jouer
Et former un cercle de pluie
Qui transforme les arcs en flèches ?
Ce que nous étions n’a pas disparu
Avant que nous soyons nous
L’indigo est une couleur unique
Le bleu l’a toujours su

Si la pluie doit se séparer
D’elle-même
Dira-t-elle choisis ton nuage ? »

Traduit de Tori Amos, Your Cloud  live, 2003. 

Choisis ton nuage

Le soir qui tombe dépose une couche d’orange, une couche de bleu sur la résille de fils soyeux tendus au-dessus du lac étale, entre les deux rangées de montagnes. Le crépuscule tiède inonde le ciel d’une coulée de caramel fondu qui se mélange à l’or de l’eau.

On dirait la mer.

Le soleil se pose et tout s’apaise.

Juste une vibration imperceptible au fond de l’horizon, les pigments de couleur qu’une main invisible estompe pour brouiller les secondes, mélanger les poussières de jour aux poussières de nuit.

Sweet Summer, Gimme Shelter.

Derrière moi, le mur de pierre est encore gorgé d’été. Le lac d’huile s’enroule autour de mes chevilles et des voiliers immobiles. Un nuage filigrane s’étire sur toute la largeur du ciel, je le reconnais, je lui fais signe, c’est le nuage de juillet. Il se penche vers moi pour que je le caresse, que j’en fasse le tour du bout de l’index.

Pick up your cloud, choisis ton nuage.

Je tiens l’été dans le creux de ma main.