Une femme fardée


« Mais qui sont donc ces sondés ? »

Je me souviens d’avoir lu cette phrase dans un roman de Françoise Sagan, je crois qu’il s’agit de La femme fardée où Edma Bautet-Lebrêche, femme d’Edmond Bautet-Lebrêche des sucres Bautet-Lebrêche pose cette question en découvrant un article dans le journal.

Il me semble qu’elle répète la question : « Mais qui sont donc ces sondés ? » Et qu’elle poursuit : « Qui sont donc ces sondés, on dirait un air de cha-cha-cha » Elle chantonne : « Qui sont donc ces sondés ? » C’est une jolie scène, on visualise très bien Edma, aristocrate en tailleur crème, sur le pont d’un paquebot de luxe baigné de lumière couleur caramel chaud. Edma impeccable et surannée, suspendue quelque part entre le foxtrot et la bossa nova. Je crois bien, mais je ne suis pas sûr.

Peut-être que ce n’était pas dans La femme fardée, mais  plutôt dans Le garde du cœur, La chamade, Un peu de soleil dans l’eau froide ? Ou peut-être dans Le chien couchant ou De guerre lasse, je ne sais plus. Ce que je sais, c’est que Françoise Sagan avait le génie des titres. Un orage immobile est un très beau titre, un titre immobile qui vous fait voyager. Elle a aussi écrit un livre qui s’appelle Les merveilleux nuages, titre qu’elle a emprunté à Charles Baudelaire, Françoise Sagan était aussi une très grande lectrice.

C’est curieux, ce désir qu’on a de faire des catégories et de coller des étiquettes. Baudelaire, poète des Fleurs du Mal, qui va au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau, on comprend que Baudelaire ne rigolait pas avec la poésie, qu’il était prêt à se défoncer à la colle pour produire des vers que personne n’avait écrits avant lui. Baudelaire devient le poète défoncé. Camus devient L’Etranger. Il y a les auteurs qu’on étudie et ceux qu’on n’étudie pas. Les auteurs majeurs et les mineurs. Les auteurs populaires. Sur Françoise Sagan, on a collé l’étiquette « auteur-frivole ». Frivole, c’est à cause des casinos, des Aston-Martin qu’elle explose au soir ou au petit matin, je ne sais plus trop, là aussi ma mémoire défaille. Frivole à cause de Saint-Tropez, de l’argent et de la mer. Tout ça, c’est ce qui se voit, ce qui se met en page dans les journaux. Des éléments de biographie. Mais qu’est-ce que la biographie fait aussi la musique des mots ?

Françoise Sagan a été célèbre à la parution de son premier roman. Elle avait 19 ans. Elle a ensuite publié plus d’une vingtaine de romans et de nouvelles que tout le monde a achetés et que peu de gens ont lus. Partout, elle fume, elle boit, elle danse et la musique des boites de nuit assourdit la musique de ses mots.

Alors, Françoise Sagan, personne frivole, pourquoi pas. Personnage lunaire, assurément. Mais ça, c’est le personnage, justement. Il y a la personne, le personnage et après, il y a les mots, sa manière de tourner les phrases, son style, sa façon bien à elle de raconter les histoires. Si on oublie le personnage pour ne garder que les mots, on verra que sa langue tient mieux la route que ses Aston-Martin. Quand elle prend vraiment le temps d’écrire, elle apporte aux mots un soin classique et impeccable. Elle taille un chemin doux et fluide et parfois le texte fait un dérapage, un élégant tête à queue. Elle embraye, redonne un coup d’accélérateur et replace ses phrases dans le sens de la marche, une marche qui ressemble à une promenade baignée de soleil et de nuages pas si merveilleux.

Si on observe les personnages qui font vivre ses histoires, on découvre un regard triste qui voudrait être gai. Une manière de garder la nuque bien droite et le front haut, alors qu’il fait froid à Paris lorsque la fête est finie. Il est souvent cinq heures du matin, il pleut hallebardes et les taxis passent sans jamais s’arrêter. Les taxis passent et avec le temps, elle sait bien que l’histoire va mal se terminer. Mais elle y va quand même, un peu ébouriffée, un peu mal maquillée, elle y va quand même, un demi-sourire caché au coin des lèvres. Et même si, au fond d’elle-même elle est un peu morte de peur, elle tient le cap et le maintien.

La mort, elle veut bien, mais pas trop tôt le matin. Faire les choses dans l’ordre. D’abord passer à la salle de bains. Faire un brin de toilette. Avant tout, il faut de la tenue.
Alors, pour la mort, on est bien d’accord, mais la mort attendra la sortie du bain.

P.S. Je ne suis pas du tout sûr que la citation qui figure en titre se trouve dans La Femme fardée. À l’origine, je voulais juste parler des sondés dans les sondages. Ensuite, j’ai pensé à Françoise Sagan et me suis à écrire tout à fait autre chose. On mesure mieux ici l’état d’égarement dans lequel je me trouve. Tout ça est bien consternant.

Sur le visage d’Audrey Hepburn

La France élit son président

Depuis une semaine, un mois ou cent ans, la France élit toujours un président.

Au premier plan, sur les images, on trouve les candidats-présidents, leur portrait doré sur fond bleu, rouge ou blanc. Le doré, c’est pour le bronzage, un président est toujours bronzé. La couleur du fond, c’est la couleur de la France quand elle est découpée en tranches de camembert électronique, avec des électeurs à gauche, à droite, au centre ou des électeurs absents parce qu’ils avaient piscine.

Au deuxième plan, il y a les femmes de présidents. En cet an de grâce bissextile, la première dame de France s’appelle Carla. Elle est d’origine italienne. Elle a fait de la chanson et du mannequinat. J’avoue une regrettable absence d’intérêt pour le parcours professionnel de Mme Bruni-Sarkozy. J’éprouve le même sentiment pour son mari et les autres personnes qui convoitent le titre de guide suprême et de commandant en chef des forces armées. J’avoue même un désintérêt tout à fait global pour tout ce petit monde très éloigné du mien.

J’ai par contre été interpellé par la publication d’une série de photos de Mme Bruni-Sarkozy dans toutes sortes de magazines électroniques ou pas. Sur ces photos, elle apparait dans un chandail en maille brune, posée sur un fond flou de pelouse et de manoir blanc. Elle prend la pose, lève les yeux, sourit, on voit bien qu’elle est à l’aise, qu’elle maîtrise la lumière et les codes. Ce qu’on voit aussi, c’est son visage. On voit un masque de peau percé d’un regard. Une couche de chair morte greffée de frais sur un crâne vivant. Il y a quelque chose dans cette série d’images, quelque chose qui semble sorti tout droit de l’atelier de Frankenstein. On a peur qu’un vent maladroit soulève le fragile rideau des cheveux et découvre à l’arrière du crâne le tracé tourmenté des points de suture.

Il y a dans ces images quelque chose qui me glace. Qui n’est pas propre à la personne de Mme Bruni-Sarkozy, mais qui s’applique à tous ces visages figés, ces visages morts qui hantent le monde des vivants. Je crois qu’il y a un problème. Un problème de marketing liés à ce siècle décérébré et hollywoodien. Des kilomètres de films et des années d’images ont réussi à tout embrouiller, à mélanger tous les genres avec toutes les couleurs.

Si on s’en tient au corps, à la peau et aux muscles qui la tendent, la jeunesse est un état. Un moment éphémère qui peut se prolonger. Ou qu’on peut prolonger à coups de scalpel ou à coups d’injections. Je comprends bien le principe de base: pour être jeune, il faut qu’une peau soit lisse et bien tendue. Pour être jeunes, les seins doivent être fermes et dressés vers le ciel, le mollet souple et la cuisse fuselée. Les cheveux noirs ou blonds ou flamboyer en rouge, la jeunesse est un état qui autorise toutes les couleurs rouges. Mais justement, c’est un état, une offre spéciale et limitée dans le temps.

La beauté, c’est autre chose. Et je ne parle pas de la beauté intérieure, de la beauté de l’âme de tout ce qui ne se voit pas avec les yeux. Non. Je parle de la chair. De ce qui se voit. De la lumière qui fait briller les contours des visages et des corps des femmes. De la grâce qui s’installe aux creux des courbes et qu’on voudrait toucher avec les doigts. Je parle de ce petit bout de ciel qu’on entrevoit parfois dans le port des femmes, parce que, sur la terre, rien ne saurait fabriquer des mains de cette texture-là, de cette longueur-là. Des mains retenues aux poignets par un réseau complexe de nerfs à fleur de peau.

Des mains que même Michel-Ange n’aurait pas su sculpter.

La beauté se fout de l’âge comme de sa première cerise. Elle habite les rides ou les peaux élastiques. Les peaux flasques. Les peaux claires ou mates. Les peaux noires ou blanches. Les peaux dorées ou remplies de taches de rousseur. Les cheveux gris. Les cheveux blancs. L’absence de cheveux. Fragile et indifférente au fracas de ce monde, la beauté des femmes nous saute aux yeux et nous prend à la gorge. Elle nous interrompt. Elle nous interroge.

Et lorsqu’elle frôle, l’espace d’une seconde éblouie, le visage vieilli d’Audrey Hepburn, 
la beauté des femmes nous rappelle que sur la terre, il y a un ciel.

 

 

Les mots perdus (III)

Allongée sur son lit d’hôpital, ma maman ferme les yeux et joint les mains.

Je vous salue Marie pleine de grâce,
Le seigneur est avec vous.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes
Et Jésus, votre enfant est béni.
Sainte Marie mère de Dieu,
Priez pour nous pauvre pécheurs
Maintenant et à l’heure de notre mort.

Il y a quelques semaines, ma maman a eu un Accident Vasculaire Cérébral. Les médecins ont expliqué qu’une tache noire s’est formée dans son cerveau. Cette tache noire se situe dans l’hémisphère gauche, là où se trouve le centre du langage, exactement à l’endroit où elle a construit sa réserve de  mots.

C’est un peu comme une crevasse qui découpe la surface d’un glacier : à la surface on peut voir la ligne accidentée qui marque la frontière entre la neige et le noir. On peut en faire la  cartographie et dessiner un itinéraire qui contourne le danger. En surface, c’est facile, il suffit de faire le tour et de bien mesurer. Mais pour ce qui est de la profondeur, il y a juste ce trou bleu qui se transforme en noir, et on ne mesure pas la profondeur du noir.

Lorsqu’une crevasse déchire la surface du cerveau, un nuage noir se forme et, à la périphérie, un nuage moins noir, que les médecins ont appelé « pénombre ». Un peu de lumière passe dans cette zone grise qui sépare les tissus morts des tissus vivants. Un peu de courant, on ne sait pas combien. Ça fait des courts-circuits et des étincelles. Il y a des fils qui pendent un peu partout. Des fils suspendus qui se balancent dans le vide en attendant l’arrivée du technicien.

Ma maman a perdu les mots. Maintenant, elle les cherche. Tous les jours. Les mots simples et les mots compliqués. Les noms. Les prénoms. Elle essaie de recréer les liens, de relier les lettres qui pourraient décrire les images ou expliquer le monde. Ça fait des courts-circuits et elle s’énerve. Elle fait non de la tête. Elle cherche dans tous les recoins de sa mémoire. Dans les endroits les moins éclairés. Elle cherche. Elle fronce les sourcils. Tout à coup, elle dit : « NUIT ». Elle répète : nuit, nuit, nuit, nuit… Elle écoute le son, elle le met en bouche, elle dépoussière ce mot exhumé du royaume des mots. Elle le nettoie. Elle le polit comme un trésor.  « Nuit ». Ou « peur », ou « manger » ou « difficile ». Tous les mots perdus qui reviennent, un par un, l’un après l’autre. Un mot après l’autre, jour après jour. D’abord, retrouver les mots. Plus tard, il faudra songer à les assembler.

Alors, avant de partir, mon père assis près d’elle lui dit : « Faisons la prière du soir. » Alors, elle ferme les yeux et elle joint les mains. Sans hésiter, elle commence :

Je vous salue Marie, pleine de grâce, le seigneur est avec vous…

D’un seul trait elle dit tous les mots. Elle fait toutes les phrases.
Elle a le visage d’un enfant.

Qu’est-ce qui se passe avec le temps qui passe ?

On dirait que l’air s’est épaissi.
On dirait qu’il faut tailler le paysage à la machette pour avancer. On dirait que les semelles se mettent à coller à l’asphalte. On dirait que l’air est si lourd qu’il écrase les épaules et fait fléchir les genoux. On dirait que sous les étoiles, le ciel est si lourd qu’il va nous écraser.

Avec le temps qui passe, on dirait que le vent souffle toujours de face et plus jamais dans le dos.

On dirait qu’il y a de la mer de l’autre côté des montagnes et des montagnes de l’autre côté de la mer. On dirait que la terre ronde n’en finit pas de tourner sous les pistes où nous roulons, immobiles, dans des carlingues qui nous emportent à plus de neuf cents kilomètres à l’heure.

Avec le temps qui passe, on dirait que tous les avions qui décollent atterrissent toujours sur le même aéroport.

On dirait qu’il y a toujours les mêmes lumières et les mêmes obscurités. Ce qu’il faudrait dire et ce qu’il faudrait écrire. Ce qu’il ne faut surtout pas oublier. Tout ce qui est inutile et tout ce qu’il faudrait garder.

Avec le temps, rien ne s’en va et tout s’additionne. Les années noires ou bleues, les détours infinis pour arriver nulle part. Avec le temps, rien ne s’efface. Les phrases inachevées et les gestes suspendus qui pèsent si lourd sur mes épaules que je m’assieds essoufflé au bord du chemin.

Pourtant la route descend en pente douce.
Il fait si beau.
On dirait le printemps.

Les mots perdus (II)

Allongée sur son lit d’hôpital, ma maman dit : « Fatiguée. »

Presque une heure. Presque une heure que nous nous parlons. Elle lance un mot. Parfois à l’envers. Alors je le rattrape. J’essaie de le remettre à l’endroit. Elle approuve de la tête. Elle lance un autre mot. Un bout de phrase en suspension. Je ne suis pas sûr de comprendre. Alors, elle recommence. Mot après mot, elle tricote une phrase et je reprends le tricot lorsqu’une maille a filé.

Nous parlons.

J’apprends qu’elle a mangé. Du pain. Des spaghettis. Que c’était bon. Très bon. Après des jours de purées et de soupes. Elle a mangé une glace à la fraise et à la vanille. Ça aussi, c’était très bon.
J’apprends que la dernière fois, elle avait passé une mauvaise nuit. Fait de mauvais rêves. Et qu’elle était contente que je sois arrivé. Elle était contente d’avoir pu m’expliquer. Un mauvais rêve. Elle ferme les yeux. Elle dit : « J’ai vu le diable. »

– Le diable, maman ?
– Oui. Le diable.

Elle referme les yeux et son front se plisse. Elle regarde l’intérieur de sa tête. Les images qui se forment devant ses yeux fermés. Sa main se referme, serre la mienne de toutes ses forces. J’attends, ma main dans la sienne. J’attends qu’elle revienne, sa main serrée dans la mienne. Elle ouvre les yeux sans me voir. Elle est en plongée, à dix-mille mètres au-dessous du niveau de la mer.

J’attends.

J’attends qu’elle revienne. Qu’elle remonte à la surface. Petit à petit, son visage se détend. Dans ma main, la pression se relâche. Son regard s’anime. Ses yeux retrouvent le goût de la lumière.
Au bout de son poignet, sa main droite décrit un arc de cercle et vient se poser bien à plat sur son cœur. Elle refait le geste. Encore. Encore.

Sa main droite qui se soulève et vient se reposer.
Bien à plat sur son cœur.

Un pardessus noir qui voulait être bleu

– Vous avez l’air en forme. Vous avez bonne mine. Vraiment.
– J’ai l’air d’avoir cinq cents ans.
– Pas du tout. Vous avez l’air… vivant.
– J’ai l’air d’un cimetière.
– Les cimetières sont verts au printemps.
– Je n’aime pas le printemps. Et l’hiver non plus. Je n’aime pas. Les saisons qui reviennent sans imagination. Le temps qui passe et qui repasse. Le temps est un étron qui manque d’imagination.
– Je crois que nous n’avons pas été présentés. Monsieur ?
– Jean. Appelez-moi Jean.
– Jean, c’est très bien. On dirait la couleur de vos yeux.
– Et vous? Vous vous appelez comment ?
– Ça dépend du jour ou de l’heure.
– Il est huit heures trente et nous sommes mardi.
– Alors, vous pouvez m’appeler Kaïr. Kaïr, pendant cinq minutes. Kaïr, vous vous souviendrez ?
– Je serai parti dans cinq minutes, alors, Kaïr, j’aurai oublié.
– C’est une question de temps.
– Le temps est un étron…
– …qui manque d’imagination.
– Votre pardessus à l’air fatigué.
– C’est un pardessus qui a beaucoup voyagé.
– C’est un pardessus noir qui voulait être bleu.
– Toutes les couleurs s’effacent avec le temps.
– Avec le temps, tout s’efface.
– Moi je fabrique des gommes à effacer le temps. Frotter trois fois par jour, matin, midi et soir.  Trois fois par jour pendant un an.
– Et que fait-on après un an ?
– Ensuite, je vends une presse à imprimer du temps. Une presse hydraulique. Matériel japonais. Très fiable. Garanti pour longtemps. Avec ça, vous imprimerez des kilomètres de temps. En couleurs, en noir ou en blanc.
– Les couleurs passent avec le temps.
– Alors, pressez sur noir et blanc.
– Je n’aime pas le noir. J’aime encore moins le blanc.
– Alors, prenez mon pardessus. C’est un pardessus noir qui voulait être bleu.
– Moi j’aurais voulu être vivant.

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