La véritable origine de l’automne (52)

Adam arrache le fruit de la main d’Ève. Il mord dedans, en détache un énorme quartier qu’il enfourne à grand peine. La première bouchée le laisse interdit, figé, les joues remplies d’une matière inconnue qu’il peine à déglutir. Ses mâchoires se ferment à nouveau. Se relâchent. Sa bouche s’ouvre et il  recrache avec fracas toute une mitraille de rognures claires qui rebondissent sur le sol plat.
– Pouah, c’est quoi ce truc ? C’est dégueulasse !

Ève plante à son tour ses dents dans le dos du fruit meurtri.
– Mais non, c’est très bon, très frais. Sucré. Acide. Acidulé.
– Acidulé mon cul, oui.
– ADAM ! Je t’ai pourtant interdit d’être grossier.
– ÂÂÂÂH ! Toi, il faudrait T’interdire d’apparaître comme ça d’un coup au milieu de la vie des gens. On est là, on discute tranquillement et pouf voilà Dieu qui tombe du ciel dans notre dos. Tu pourrais pas klaxonner avant d’arriver ?
– En matière d’interdiction, qu’est-ce qu’on avait dit à propos de ce fruit.
– Qu’il était interdit d’en manger.
– Et ?
– Et quoi alors ? J’en n’ai pas mangé, si tu veux tout savoir. J’ai rien avalé. J’ai tout recraché. Faut dire que Tu avais raison, ce truc est immangeable si Tu veux mon avis.
– Adam.
– Quoi Adam ?
– ADAM !
– C’est Ève ! C’est de sa faute ! C’est elle qui me l’a donné ! Moi je ne voulais pas y goûter. Elle m’a forcé.
– Faux. Absolument faux. Ève n’a rien fait. La vérité, c’est qu’Adam m’énerve. Il est trop con.
– Toi, ta petite gueule de fouine, je vais te la…
– TAIS-TOI ADAM !
– Le problème avec la connerie, c’est qu’il n’existe pas de médicament. Et je dois dire que la perspective d’une éternité à partager avec un con incurable, je trouve ça tout à fait déprimant. Surtout que le con en question, c’est la seule personne qui me comprend.
– Moi aussi, je te comprends.
– Bien sûr Ève, je ne t’ai pas oubliée, mais tu ne vas pas passer ta vie avec un serpent. Donc, pour résumer, j’ai décidé me débarrasser du con. J’aurais pu le mordre dans son sommeil mais on n’assassine pas ici. Alors, j’ai réfléchi. J’ai trouvé une autre solution : le faire virer du paradis. C’était facile, il suffisait de faire tomber un beau fruit de cet arbre devant le nez de cet estomac sur pattes pour qu’il oublie la consigne et se mette à le bouffer.
– Satan ment. C’est moi qui l’ai forcé à manger le fruit.
– Tais-toi, Ève. Tu as perdu l’esprit.
– Non, je ne suis pas folle. Je veux juste vivre. Je veux partir d’ici.
– C’est bien ce que je dis : il faut être fou pour vouloir partir du paradis. Donc, j’ai balancé un beau fruit bien mûr devant le nez de cet abruti qui l’a englouti en moins d’une seconde.
– J’ai rien mangé ! J’ai tout recraché !
– Tais-toi Adam, tu aggraves ton cas.

La véritable origine de l’automne (51)

Vue du sol, en contre-plongée, elle est immense et formidable, la première femme du monde. Il voudrait bien voir l’expression de son visage, ses yeux surtout, ses yeux noyés dans l’ombre portée qui coule des bords de l’arcade sourcilière. Elle n’a pas l’air d’avoir peur. Au contraire, elle attend. Alors sans bruit, le serpent remonte le long du tronc, se déploie jusqu’à l’extrémité d’une branche basse qu’il secoue vigoureusement.
Une pomme tombe. (Ou peut-être une figue.)
Adam se met à hurler.
Une pomme tombe. (Ou serait-ce une grappe de raisin ?)
Ève se baisse pour la ramasser.
– Lâche ça ! Lâche ça immédiatement.
– Trop tard, Adam.
– Repose ce fruit, je te dis.
– Non.
– Écoute…
– Non, c’est toi qui vas m’écouter. Tu as le choix entre deux propositions. La première : je jette ce fruit dans le fleuve et…
– Je prends !
– … Je jette le fruit dans le fleuve et tu t’occupes tout seul de ton petit serpent.
– Comment ça, tout seul ?
– Je ne sais pas, moi… Tu lui parles, tu le soignes, tu joues avec en pensant à moi…
– En pensant à toi ?
– Oui, en pensant à moi. Parce que tu n’auras pas l’occasion de me voir souvent dans les jours qui viennent.
– Pourquoi ? Tu vas où ?
– Je pars en voyage.
– Pendant combien de temps ?
– Pendant tout le temps qu’il faudra. L’éternité et au-delà.
– Et moi alors ?
– Toi, tu restes là.
– Et la deuxième proposition ?
– Tu manges ce fruit.
– Pas question.
– Tu manges ce fruit et je m’occupe de ton petit serpent.
– Tu t’en occupes… Comment ?
– De toutes les façons que tu ne peux pas imaginer.
– Tu t’en occupes… Souvent ?
– Je le laisse au repos juste le temps qu’il faut pour qu’il ait envie de se redresser.
– Alors, il sera bien traité, mon petit serpent ?
– Avec tous les honneurs dus à son rang.

La véritable origine de l’automne (50)

Satan se laisse couler au pied de l’arbre. Il glisse sans bruit sur le tapis d’herbe rase et s’arrête au pied d’Ève. Il se dresse, juste un instant, la tête au niveau de son ventre qu’elle a lisse et blanc. Il se fige, la nuque crispée, tous les muscles bandés. Il essaie de rester ainsi, rigide et droit. Il ouvre la bouche. Il voudrait parler. Il ne peut pas. Contractées, ses mâchoires ne s’ouvrent pas. Décidément, il n’y a rien à faire : il faut se résigner à voir le monde le nez dans la poussière, le nez dans la crotte, lui qui a l’odorat si délicat. C’est ce qu’il se dit pendant que ses forces l’abandonnent et que ses muscles relâchent leur emprise sur toute la longueur du trait vertical qu’il essaie en vain de dresser vers le ciel.
Il tombe.
Il s’écroule d’un seul coup, sans bras pour se retenir, sans mains pour pouvoir amortir le dur choc de la terre contre son menton. Il reste là, allongé, étourdi, les yeux dans le vague en attendant de reprendre ses esprits pendant qu’Ève se penche sur lui.
– Rien de cassé ?
– Non, rien de cassé. J’ai l’habitude. Je tombe cent fois par jour.
– Cent fois par jour ?
– J’essaie. J’essaie de me redresser, tu comprends ?
– Ça oui, je crois que je comprends
– Ce sera un père absent.
– Je sais.
– Un père-enfant.
– Je sais.
– Il ne voit pas plus loin que le bout de son petit serpent.
– Il est fasciné par son petit serpent.
– C’est un pleutre. Un couard. À la première difficulté, il se liquéfiera. Il te laissera tomber, tu verras.
– C’est tout vu.
– Tu seras seule, la nuit. Toutes les nuits lorsqu’il fera froid.
– Mais je veux avoir froid ! Chaud. Et avoir faim, aussi. Avoir besoin de vivre jusqu’à demain. Je veux qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente. Gratter la terre de mes mains. Avoir mal. Hurler quand j’ai mal. Je veux être triste. Folle. Danser. Voler. Connaître le goût de mes larmes.
– Ça, tu peux être sûre qu’il te fera pleurer.
– Je veux de l’air, tu comprends, de l’air. De la vie. Des couleurs et même du noir. Tout plutôt que ce paradis tiède où même les nuages ne crèvent jamais.
– Et mourir, tu veux mourir aussi ?
– Mais qu’est-ce que je ferais ici, à vivre éternellement ? De la broderie ? Du point de croix ? Tu imagines les discussions, le soir, au coin du feu, avec Adam ? On parlerait de quoi, lui et moi ? Du temps qui passe et qui ne passe pas ? Et puis d’abord, je ne meurs pas.
– Je pense que mourir est dans le contrat.
– Je ne parle pas ça.
– Tu es vraiment sûre de vouloir des enfants ?
– Je veux juste avoir une vie devant moi.

La véritable origine de l’automne (49)

Un long frisson sinueux court le long des branches. Prudent, le serpent s’aventure vers la base de la ramure d’où sa tête émerge à moitié.
– Qu’est-ce que tu attends ? Descends de là !
– Non. Pas question.
– Il faut qu’on discute, descends, s’il te plaît.
– Tu m’as menacé tout à l’heure
– J’étais énervé.
– Mes écailles, Adam, tu voulais me les faire bouffer.
– Excuse-moi, j’étais énervé.
– Et maintenant tu t’es calmé.
– Et maintenant, je me suis calmé. Comment on fait pour les bébés ?

Le serpent brillant émerge du feuillage, glisse le long du tronc, sur l’herbe rase où il s’étend, tous anneaux bandés, à bonne distance d’Adam.
– Je ne comprends pas.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
– Tu as commencé à râler à la seconde même où Dieu t’a posé ici. Il fait toujours trop chaud, trop froid, trop tiède. Tu vas toujours attraper un rhume ou un coup de soleil. Les fruits ne sont pas assez mûrs. L’eau a un goût de poisson. Les éléphants t’empêchent de dormir. Tu t’ennuies à mourir.
– Là, tu exagères.
– J’exagère. J’EXAGÈRE ! Dieu tempère la température. Il fait passer des nuages devant le soleil pour protéger ta peau de pêche. Il sucre les fruits. Il invente le presse-agrumes. L’eau claire des rivières. Un abri insonorisé pour que tu puisses dormir en paix.
– J’ai le sommeil léger.
– Et enfin, enfin ! Pour remplir le vide abyssal de toutes les heures inutiles où tu cherches en vain une nouvelle raison de te plaindre, il t’envoie cette personne qui te parle, qui te comprend, que tu pourras aimer un jour, si jamais tu te découvres un cœur au milieu de ton moi. Tu pourrais juste t’asseoir deux secondes et regarder autour de toi. Dire merci, juste une seule fois. Mais non, il te faut toujours autre chose, un nouvel objet, un nouveau jouet que tu oublieras dès que Dieu l’aura inventé pour toi.
– Tous les animaux ont des enfants, pourquoi pas moi ?
– Et pourquoi pas moi ?
– Je ne sais pas.
– Moi non plus, je ne sais pas. Et alors ? Ça ne m’empêche pas de regarder le ciel, de m’étendre au soleil sur une pierre plate pour réchauffer mes anneaux. D’aimer le silence et le bruit du vent.
– Moi aussi, j’aimerais avoir un enfant.
– Toi, Ève, c’est différent.

La véritable origine de l’automne (48)

– Ça fait du bien. Ça calme.
– Je suis désolée.
– C’était… C’était bien ?
– J’ai retrouvé la mer.
– La mer ?
– J’ai flotté longtemps dans la lumière, juste au-dessus de l’eau. À un moment, le monde s’est retourné. Le ciel en bas. La mer en haut. J’ai perdu pied et je suis tombée en nageant dans le ciel.
– Tombée ? Dans le ciel ?
– L’air était doux et ensuite… Ensuite, je ne me souviens plus. Je me suis disloquée.
– C’était bien alors ?
– Mieux que ça, Adam, c’était ailleurs. Hors de ce monde.

Adam regarde ses mains pour la première fois.
Deux paumes et dix doigts articulés, agiles, habiles. Un index tendu qu’il replie dans le creux de son poing et qu’il redéploie, une phalange après l’autre, lentement, à la recherche d’un signe, d’un indice, d’un détail infime qui lui aurait échappé. Il ne voit rien. Rien qu’une surface de peau plissée. Il ne voit rien. Il n’y a rien à voir.  
– Moi aussi, je suis parti. Je suis parti très loin d’ici.
– On a fait le même voyage.
– Je n’ai pas vu la mer.
– Tu as vu d’autres paysages.
– Un éclair. Rouge. Après, le ciel s’est cassé.
– On pourra recommencer.
– Je voudrais bien, oui.
– SURTOUT SI VOUS VOULEZ FAIRE DES BÉBÉS ?