Lunettes à réalité

Powerpoint, j’hésite à écrire ton nom.

J’ai si peur d’engendrer par ma faute ne serait-ce qu’une minute supplémentaire d’ennui sidéral passée à contempler tes diapositives où les balles sont précédées de points. Le point-balle numéro 1. Le point-balle numéro 2 avant le sous-point, tiret, argument, revenez à la ligne, deux espaces s’il vous plait. Ajoutez sur la droite, un camembert multicolore dans son petit carré de lumière.
La pensée mise en page, encadrée dans l’espace d’un rectangle au format paysage.
L’homme qui se tenait devant l’écran géant nous parlait du futur avec un léger tremblement. Dans cinq ans, CINQ ANS maximum, plus personne ne possèdera de téléphone portable. Des lunettes. On portera tous des lunettes et pas des lunettes de vue, non. Des lunettes à réalité augmentée. Toutes les informations, elles seront devant notre oeil et aussi les messages, l’actualité, la météo, le système de guidage, ce qu’il y a dans ce musée ou la carte du menu de ce restaurant.
Dans cinq ans. Vous verrez.

Dans cinq ans.

Moi, aujourd’hui, je me promène dans la ville, la nuit. Dans chaque rectangle lumineux qui troue les façades sombres des immeubles, je vois un fragment de vie, une histoire en construction. Un abat-jour me dit qu’ici habite un couple, ça fait quarante ans qu’ils se sont mariés. Les enfants et les petits-enfants alignés sur la table basse du salon. J’entends le bruit du couvercle sur la marmite en fer-blanc. Une soupe aux légumes cuit tout doucement. L’odeur de la soupe, je la sens. Je salive. Il regarde les nouvelles en attendant. Avant, il travaillait dans un supermarché. Agent de sécurité. Il pourrait vous en raconter, des histoires, mais il se tait. Il garde ça pour lui et pour elle. Il lui explique parfois, le soir, avant de s’endormir, comment il fermait les yeux, parfois. Comment il lui arrivait de détourner son regard des écrans de contrôle, parce qu’il faut bien s’aider, entre petites gens. Le chat s’étire, il baille, il attend sa pâtée. Le chat est gris et c’est sous la gorge qu’il faut le caresser. Elle était caissière et oui, c’est au supermarché qu’ils se sont rencontrés. C’est elle qui l’a approché. Elle a toujours su ce qu’elle voulait. Volontaire. Obstinée. Elle l’a vu et elle l’a choisi. Avec ses cheveux rares. Son regard asymétrique. Elle lui dit souvent qu’il a l’oeil droit en veilleuse. Il dit qu’il veille sur elle.

Depuis quarante ans.

C’est prêt ! Il se lève et le chat le suit. Elle sert la soupe avec du gros pain gris. Ils mangent et ils parlent des enfants. Du temps qui passe plus lentement. Demain, c’est jour de marché. Elle aimerait bien qu’il l’accompagne, mais lui préfère lire son journal en caressant le chat. Au marché, il faut parler et lui, il n’aime pas trop parler. Son journal et les mots cachés. Il a un pull tricoté aux manches retroussées. Elle a les yeux gris, un peu de rouge et les yeux très légèrement maquillés.
Une table carrée.
Quatre chaises.
Un bouquet de fleurs qui finit de faner.

Alors, tu vois mon pote, tes lunettes à cinq balles, elles me font bien marrer. C’est sûr, elles t’enverront par le plus court chemin vers ton Big Mac sur sa couronne de frites. Elles t’indiqueront en continu les fluctuations de ton taux de cholestérol. Elles te rappelleront de rester hydraté. Au-dessus de la porte du grand magasin, tu verras s’afficher le cours du rôti de porc et une action spéciale sur tout l’électro-ménager.
Pendant ce temps, de nouveaux rectangles lumineux trouent les façades sombres des immeubles. Des mondes se créent, d’autres se défont. Moi je regarde le pull fatigué. Le trou étroit dans le pelage du chat. Ses mains aux ongles soignés.

Tout ce qu’on voit sans lunettes, quand on marche dans la ville, la nuit, les yeux ouverts, les yeux fermés.

Le Tour de Rien : vagabonder

Le vélo te prend les pieds et les mains mais jamais la tête, mon cousin.

Si la route est plate et si le soleil luit, s’il y a des arbres et un peu de vent arrière, si tu peux entendre les notes claires de la rivière, si tes jambes envoient de longs jets de sang neuf vers ton cœur fatigué, si l’effort s’efface, et si soudain tu as l’impression de voler à ras du sol asphalté, tu viens de poser tes roues sur le sable des plages qui bordent les rives du vagabondage.
Alors, tu ne roules plus, tu glisses, tu dérailles, tu digresses, tu penses au coq et tu vois un âne. Tu entraînes le paysage sous tes roues, hamster immobile posé sur son tapis volant, hamster placide et offert à tous vents. Ton âme pédaleuse regarde la route à la hauteur des nuages, regarde le monde et ce petit point blanc, cette tache minuscule qui suit les contours compliqués des chemins de traverse que plus personne ne prend.

Tu penses à un arbre, tu penses à tes enfants. Tu penses celle qui habite les pages de ton roman. Elle aurait pu être plus carnassière, si tu avais eu plus de mots et plus de temps. Elle aurait pu être plus noire, plus absolument noire, et en même temps, tu penses à ce type que tu vois suffoquer dans son sous-sol tentaculaire, la sueur engluée dans les plis de sa peau. L’odeur surtout. L’odeur.
Le vélo te porte tu ne sais où.
Tu deviens l’ombre de ses roues.

Tu traverses une forêt que tu ne reconnais pas.
Tu n’as jamais vu ce champ de blé-là. Ces ombres-là. Ce fond de vallée qui dort, allongé sur le dos. Tu entends sonner midi, une cloche maigre, un son aigre, qui t’assied de force sur un banc de bois raide et droit. Mes chers enfants, honorez votre père et votre mère et par-dessus tout évitez le péché. Il est partout, le péché. Partout. Mon père, je m’accuse, je crois bien avoir eu pour ma voisine un tombereau de pensées impures. Mon fils pour votre pénitence, vous me réciterez quinze Pater et trois Ave. Allez en paix. Ma voisine était blonde. Elle avait douze ans. Son visage disparaît au prochain croisement.

Vagabond, tu vagabondes et tu penses à l’humeur du même nom. Blondin n’est pas un nom de blonde, mais celui d’un écrivain, d’un cycliste immobile accroché au peloton par le fil d’une automobile : « 100’000 kilomètres dans le sillage de postérieurs court vêtus et relativement inexpressifs. » 100’000 kilomètres parcourus sur les routes du Tour de France, et presque autant d’arrêts-bistrot. Ah oui, Blondin bien sûr, mais Blondin, ce n’est pas de la littérature et ma grand-mère ne fait pas de vélo.
Où commence la littérature ? Existe-t-il un signe ? Est-ce qu’il y a un panneau ?
Il y en a un, oui, un rectangle blanc barré d’un écran rouge. Moi qui ai mon permis de conduire, je traduis « impasse » en passant.
Il fait juste assez chaud. Mes gourdes sont remplies d’eau fraîche.
Il n’y a pas de vent.
Le gravier grésille et le paysage défile un peu plus lentement. Les nids-de-poule. Les culs-de-sac. Le pluriel des noms composés, la règle, tu n’es jamais sûr. Il faut toujours que tu y réfléchisses. Tu devrais  vraiment réviser ta grammaire.

J’arrive au bout de la route.
Je mets un pied à terre.
Un jour je continuerai.
Sans m’arrêter jusqu’à la mer.