Jeune à jamais

May your hands always be busy
May your feet always be swift
May you have a strong foundation
When the winds of changes shift

May your heart always be joyful
May your song always be sung
And may you stay
May you stay forever young

Que vos mains soient toujours occupées
Que vos pieds soient toujours agiles
Que vos fondations soient solides
Quand le vent vient à changer

Que votre cœur soit toujours joyeux
Qu’on chante toujours votre chanson
Et que vous restiez
Que vous restiez jeune à jamais

Bob Dylan, Forever Young

Merveilleux nuages

— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
— Tes amis ?
— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
— Ta patrie ?
— J’ignore sous quelle latitude elle est située.
— La beauté ?
— Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
— L’or ?
— Je le hais comme vous haïssez Dieu.
— Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

Charles Baudelaire, L’Étranger, Petits poèmes en prose, 1869

Tarte Canada

« Ma che cazzo fai con la mia macchina ? »

Le jeune transalpin en transe traverse mon champ de vision, le téléphone portable à bout de bras, haut-parleur plein pot. Ça grésille de l’autre côté des tuyaux : son pote garagiste ou pourquoi pas son frère ? Oui, c’est ça, son frère cadet qui a laissé les phares allumés et maintenant la batterie est à plat.
Cazzo ! Quel beau mot, qui claque, sec et tranchant, se crie ou sort en sifflant des incisives, décharge électrique pour colère homérique. Lancé à pleine puissance entre les murs de cette place carrée, ce cazzo ! rebondit, résonne, m’extrait de la contemplation du ciel atone d’où aucune goutte de pluie ne se décide à tomber.
« Mais qu’est-ce que tu branles avec ma voiture ? » On ne le saura jamais. Pendant qu’il s’éloigne, je lui ai fabriqué un frère cadet, mais il l’a peut-être prêtée à un ami pour le weekend et la virée romantique en décapotable s’est terminée sur le pont d’une dépanneuse, version catastrophique. Ou à la fourrière, version apocalyptique.

On imagine plein de choses, assis sur un banc de square, le vélo fatigué adossé à un pilier. On balance une gorgée d’eau fraiche dans les tuyaux pour rincer la dernière bouchée du sandwich tomate-mozzarella.
Encore une fois, on regrette son choix.
Tomate anémique et pâle du genou. On rêvait du fruit des Pouilles, de son épiderme écarlate et craquelé de soleil. On avait oublié l’impossibilité de l’éclosion d’une vraie tomate dans les jardins du mois d’avril. Che peccato ! Toute une vie hors-sol sans jamais avoir mis les racines dans la terre et les feuilles au soleil. Tromperie. Imposture. On devrait trouver d’autres appellations pour ces végétaux artificiels.
Un couple de japonais passe et repasse.
Des jumeaux dorment sous une cloche de plastique transparent.

On dirait que le ciel s’éclaircit. La boulangère m’a demandé si c’était pour emporter. J’ai dit que c’était pour tout de suite. Elle s’en doutait. Mon casque sans doute. Ma part de tarte aux pommes repose simplement sur une assiette en carton blanc. Le moment est venu de procéder au sacrifice. Visuellement, la proportion pâte-fruit me parait idéale. Maintenant il s’agit de voir si ramage et plumage font bon ménage. La première bouchée me laisse bouche bée. Des Canada ! C’est bien ça. Variété de pommes cabossées à la peau épaisse qui poussait sur les pommiers tordus de mon enfance. Une fois cuite, leur chair ferme s’abandonne, se caramélise et fond sous la dent. Tendre et ferme. Acidulée et sucrée.

Je tiens une tranche de vie entre mes mains.
Une part d’enfance.
Un miracle vert et doré.

Dans le blanc des yeux

Le temps frotte les yeux des gens 
Au papier de verre,
À la pierre ponce,
Aux sables mouvants,
À la poussière grise
Que trop d’hivers ont entassée
Sur les bas-côtés du printemps.

Des crevasses se forment
Le long des veines noires
Que le temps découpe
Dans le blanc des yeux des gens
Qui comptent les matins 
Et les soirs à venir
Avant de s’endormir.

Nos nuits programmables

Nous dansons
Sous le verre incassable
De nos téléphones portables.
Sept millimètres de silice
Entre nous et le soleil
Entre nous et la pluie
Qui glisse sur la dalle lisse
De nos téléphones portables.

Lovés dans l’espace stérile
Entre batterie et écran tactile,
Nous cultivons les terres rares
De nos illusions biodégradables
Et nos âmes digitales
S’habillent pour sortir le soir.
Jamais plus la brûlure du soleil.
Le vent.
L’été.
Et les étoiles perdues
Au fond de nos nuits programmables.

C’est triste de manger seul

_ Pourquoi, il n’y a que des vieilles personnes ?
_ Il n’y a pas que des vieilles personnes.
_ Si.
_ Ah bon, tu trouves ?
_ Oui.

Je sens le regard de ma voisine qui balaie la salle. Moi j’attends. Je fais comme si. Comme si je n’avais pas entendu. Pas suivi leur conversation, jusqu’à cette question.

_ Pourquoi il n’y a que des vieilles personnes ?

Assise une table plus loin, la maman tente une explication.

_ Si on était venus plus tôt, avant midi, il y aurait eu beaucoup de jeunes.

Ah ouais.  Vraiment ! Alors, j’aimerais bien savoir pourquoi les jeunes mangent avant les vieux. Le petit garçon aussi, une moitié de tête tranchée par une moitié de pizza. Pour la forme, je tourne une page du livre que je ne lis pas.

_ Mais oui, les vieilles personnes viennent quand il y a du monde, tu vois. Elles sont seules et quand elles sortent c’est pour voir des gens. C’est triste de manger seul.

Le regard du petit garçon, je le sens bien, et sa question aussi, qu’il voudrait bien poser à ce monsieur âgé qui déjeune dans sa diagonale. Ok, vas-y mon gars, sois pas timide, sois pas trop bien élevé.

_ Dis-voir, monsieur, tu es pas triste de manger tout seul ?
_ Triste, moi ? Je vais te dire. Tu verras quand tu seras grand. Les obligations. Les réunions. Les convenances. Et surtout, parler. Parler tout le temps. De la pluie et du beau temps. Parler, mon ami. Dire des mots mille fois répétés. Des mots que tu auras épuisés, usés jusqu’à la corde, jusqu’à oublier leur propre identité.
Un jour ces mots resteront coincés au fond de ta gorge et ce jour-là, tu verras, ton assiette te parlera.

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