L’heure d’aller à l’école

L’aube hésite et pourtant, c’est bien le matin. Dans le froid bleu-acier, la neige dure craque sous les pas des enfants qui marchent sous leur bonnet.

La nuit encore, pourtant, c’est l’heure d’aller à l’école. Les silhouettes basses se découpent dans le faisceau des phares. Sous leur bonnet, ils marchent, un sac sur les épaules. Seuls ou en groupes, ils s’enfoncent à petits pas dans l’épaisseur compacte de la nuit glacée et leurs bottes trop grandes font un bruit étouffé.

Les enfants avancent en traînant les pieds. Ils ne sont pas encore bien réveillés. La nuit refuse toujours de s’en aller. Dans le faisceau des phares, les enfants marchent, écrasés par leur bonnet. Il fait si froid. Sur mon tableau de bord un écran digital indique que dehors, il fait moins 11 degrés. J’attends, au feu rouge. Je monte un peu le chauffage.

 Je n’ai pas besoin de bonnet.

La véritable origine de l’automne (26)

Adam était tout à fait réveillé maintenant. Il fit le tour d’Ève. Lentement. Minutieusement.
Les cheveux, il y avait ces cheveux, longs, argentés, fluides sur ses épaules et tout le long de son dos. On n’avait pas idée d’avoir les cheveux aussi longs. C’était tout sauf pratique. Ça devait gratter et chatouiller, ça devait s’emmêler au moindre coup de vent. Et surtout, ça faisait comme un écran, comme un voile par-dessus les pans de son manteau qu’on aurait bien voulu écarter pour voir ce qui était caché derrière. Elle cachait sûrement quelque chose, peut-être que son dos était recouvert d’écailles, peut-être qu’elle avait des ailes, une carapace ou une minuscule paire de cornes. Ou peut-être qu’il y avait là, au-dessous de la ligne des épaules et jusqu’au point de jonction de ses jambes, quelque chose d’infiniment troublant et d’infiniment désirable, quelque chose à voir, absolument.
Adam s’était figé derrière elle. Il avança la main. Ève se retourna vivement.

– Vous faites quoi, là ?

– Moi ? Mais j’ai rien fait !

– Bien sûr. Et moi je m’appelle hippopotame.

– Justement, vous vous appelez comment ?

– Ève.

– Ève, c’est un joli prénom.

– Qu’est-ce que vous voulez faire avec mes cheveux ?

– Mais rien. Rien du tout. Je veux juste voir ce qu’il y a derrière.

– Je vous demande pardon ?

– Ben oui quoi ! Ce qu’il y a derrière.

– Ah oui ! Derrière. Et vous pensez trouver quoi, derrière ? Un hippopotame ?

– Je voulais juste…

– … Voir ce qu’il y a derrière. On a bien compris. Mais pour voir ce qu’il y a derrière, il faut d’abord demander la permission. La permission, vous comprenez ? Je vais vous expliquer : voilà, nous ne nous sommes jamais rencontrés. Alors, le principe, c’est que vous évitez de me tourner autour sans rien dire. Je ne suis pas un gros caillou brillant. On ne m’inspecte pas. On ne m’ausculte pas. On s’avance. On tend la main. On se présente : « Bonjour, je suis Adam, l’apothéose de la création. » Je vous répondrai que je suis Ève et nous entamerons une conversation. Ensuite, au fil du temps, nous atteindrons un niveau d’intimité suffisant pour que je vous donne la permission de soulever mes cheveux. Vous pourrez voir ce qu’il y a. Derrière.

– Justement ! Maintenant qu’on a fait les présentations et qu’on a eu notre discussion, tu pourrais te tourner ? Que je dégage tous ces cheveux et ce bout de tissu qui m’empêchent de voir ton dos.

La véritable origine de l’automne (25)

Engoncé dans une gangue de demi-sommeil, Adam déglutit bruyamment. Il renifla, renâcla, émit toute une série de bruits mouillés et tout à fait décourageants. Il se tourna, se mit en boule, se déplia, les yeux obstinément fermés à la lumière du jour, le corps engourdi et lové dans les derniers replis bleus du sommeil. Un rayon de soleil vint se planter au coin de son œil et une tache rouge parcourue de veines se forma derrière le rideau tremblant de ses paupières closes.

Une mouche le frôla. Il se retourna. La mouche vint se poser sur son front. Il secoua vivement la tête. La mouche s’envola avant de revenir se poser au même endroit. Il se mit une grande claque dans le visage, mais la mouche fut plus rapide et s’éloigna en vrombissant. Adam finit par ouvrir un œil puis deux. S’installa sur le côté, en appui sur un coude. Il redressa la tête et bailla immensément.

– On dirait la bouche de ce grand animal gris que j’ai vu se baigner dans le fleuve.

Adam fit un saut de carpe, un bond de serpent qui le projeta sur ses deux pieds. Il se retourna en direction de la voix. À contre-jour, derrière le rideau brillant du soleil levant, une silhouette floue se tenait debout, de profil, immobile. Encore brouillés de sommeil et éblouis par trop de jour et trop de lumière, les yeux d’Adam n’arrivaient pas à faire la mise au point, à détailler les contours de ce visage indifférent et tourné vers un point fixe qui n’était pas lui.

– Un animal gris ? Quoi comme animal gris ? Ici, c’est rempli d’animaux gris.

– Un animal gris et immense. Avec une peau qui ressemble à une coque. L’intérieur de sa bouche est rempli d’un rose intense et très surprenant. Quand il bâille, on dirait qu’il va avaler d’un seul coup toute l’eau du fleuve.

– On appelle ça un hippopotame. HIPPOPOTAME !

– Pas besoin de crier et je trouve ça affreux, comme nom, hippopotame.

– Oui eh bien moi, je trouve ça malpoli de me comparer à un hippopotame. L’hippopotame, c’est moche et c’est gros.

– Je ne parlais pas de la forme et de la taille de l’hippopotame, je disais juste que vos bâillements se ressemblent.

– Non je ne ressemble pas à un hippopotame. Je n’ai rien à voir avec un hippopotame. Je suis Adam. Le premier homme. Et Dieu m’a placé au sommet de la création.

– Si vous voulez mon avis, ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux.

La véritable histoire de l’automne (24)

Je flottais dans la lumière juste au-dessus de l’eau. Je ne me souviens pas d’avoir eu froid ou d’avoir eu chaud. Je flottais, c’est tout. Maintenant, sous mes pieds, il y a la terre, le sable qui est encore frais. Sous mes pieds, il y a le matin. Je suis la première femme.
La première femme ?
Est-ce que ça veut dire qu’il n’y en aura plus jamais d’autre ? Je n’ai pas envie d’être la première, ni la dernière, pas envie de voir mon nom inscrit quelque part.

J’aimerais juste aller me promener.

Je n’ai pas envie d’attendre, attendre quoi, d’ailleurs ? Que cet homme allongé se réveille ? Qu’il se mette à parler ? Parler de quoi ? Je n’ai pas aucune envie de parler avec lui. Ni avec personne d’autre. Ève, je trouve ça ridicule, je n’aime pas ce prénom. Je ne suis pas un rêve. J’ai de la chair autour des os. Mes deux pieds sont plantés dans la terre. Je n’ai pas froid et mon ventre me dit qu’il faudra bientôt que je mange. Mon ventre a faim et mes jambes s’impatientent.
Je n’ai pas envie de parler.
J’ai envie de partir.

J’ai juste envie de marcher.