Le Tour de Rien : Pfffffuiiiit. (1)

Imaginez un crépuscule ventru.
Le ciel qui mange la forêt profonde.
Vous êtes à mille lieues de toute terre habitée. Ou en tout cas à une bonne heure de marche du premier feu.

Les arbres se mélangent.
La route sombre et le vert perd ses couleurs.
Lentement.
Il reste encore du temps. Assez de temps.
Faudrait quand même pas mollir. Le soir brouille les bords de l’étroit sillon découpé dans la forêt. Debout sur les pédales, j’essaie de deviner les creux et les bosses. D’éviter les ornières. Les rigoles sournoises, taillées en travers de la route, qui attendent, tranquilles, l’arrivée d’un pneu parallèle qu’elles enserrent amoureusement. On dit alors que le cycliste effectue un soleil. Il s’envole, cul par dessus tête. Plane un court instant, les quatre fers, en l’air avant de s’écraser sur la face dure de la terre.

Le soleil, j’ai déjà donné. Et plutôt deux fois qu’une. Alors je fais gaffe. Super hyper gaffe. Le frein léger, la pédale de velours et dans le guidon, toute l’onctuosité d’une mayonnaise montée à la main.  J’efface tellement bien toutes les aspérités du terrain que mon train arrière s’assouplit d’un seul coup. Ça tortille, ça zigzague, ça devient complètement mou. Et ces cahots subits, ce frottement de métal contre le caoutchouc, mais non, mais c’est pas vrai, cela ne peut pas être, Dieu mécréant et fragile, pourquoi moi et maintenant ?
Je m’arrête. Pneu arrière flasque, flapi, aplati, ramolli, vidé, crevé.
Je hurle à la lune.

Dieu met ses boules Quies.

Le pneu arrière, évidemment. À l’avant, c’est trop facile, juste un desserrage rapide et la roue est libérée. Tandis qu’à l’arrière, la roue est prise dans le fil de la chaîne enroulée autour de la cassette et de ses multiples pignons. Essayez un peu de dégager tout ça au milieu de nulle part, pendant que la nuit tombe et que les loups se mettent à hurler. Au moins, il ne pleut pas. On peut pas tout avoir. Et surtout, SURTOUT ! J’ai dans la petite sacoche de selle une chambre à air de rechange.

Parfaitement mon Dieu.

Tu te souviens ? La fois où tu avais mis sur mon chemin ce caillou planté au milieu de cette route d’alpage. Moi qui était parti léger, juste une gourde et rien pour réparer. Bon. Dans un sens je te comprends. Chez toi, c’est pas tous les jours dimanche et c’est même de plus en plus lundi. Alors, de temps en temps, il faut bien se détendre. Transformer un cycliste en piéton. Le regarder descendre de la montagne, surfer les champs de pierres sur ses chaussures à insert métallique. L’enduire de boue jusqu’à mi-jambes. Le rincer dans un filet d’eau glacée. L’amener à la gare juste à temps pour voir le bus partir. Alors, tu ris et moi aussi. Mais je vais te dire mon Dieu, si ce genre de gag à deux balles t’amuse vraiment, pour ton prochain Noël, je t’offre l’intégrale de Laurel et Hardy, un coffret de 11 CD, remplis de gens qui se poursuivent et prennent des portes ou des planches dans la figure.

Dieu prend note.

Je renverse mon vélo. Desserre l’écrou. J’extrais la roue arrière sans même me salir. Pas mal, mon Dieu, qu’est-ce que tu en dis ?

Dieu se retourne dans son lit.

Je démonte le pneu.
Extrais la chambre à air blessée.
La remplace par sa copine toute neuve
Et par-dessus, le pneu requinqué.
Pompe, pompe, pompe.
5 minutes chrono, pièces et main d’oeuvre.
Pas peu fier, je remonte sur mon destrier.
Et là, qu’est-ce que j’entends dans le silence de la nuit ?

Pfffffuiiiit.

De joie, Dieu manque d’avaler son oreiller.

Recette de pâtes à la sauce tomate

Ça frémit.
À peine.
Alors, il faut attendre. Attendre que l’eau bouille à gros bouillons, c’est elle qui me l’a dit.

J’ai faim, mais je me retiens.

Je repense à mon père qui aimait les pâtes surcuites et bouillies jusqu’à l’os. Son visage surgit de la vapeur, à chaque fois ou presque. Comme le visage de ma mère quand je repasse les manches froissées d’une chemise. Les manches courtes, ce serait tellement plus simple. Et encore au temps de mon adolescence, une autre mère, celle de mon meilleur ami, qui ne comprenait pas pourquoi nous nous obstinions à enrouler nos manches sur nos bras malingres, tous ces plis inutiles et impossibles à effacer après leur passage en machine à laver.

L’eau bout. À gros bouillons.
Je jette les pâtes qui s’enfoncent sous un voile d’écume blanche.
Attendre encore et rester vigilant.
Pendant ce temps, les tomates se sont mises à siffler. Je retire la poêle de la chaleur. Les tomates, je les ai ébouillantées, pelées, avant de les faire revenir dans un fond d’huile d’olive avec beaucoup d’ail et un peu d’oignon.

Je me souviens, en sa dernière année, mon père m’avait accueilli sur le pas de sa porte avec des plants de tomates et un fagot de vieux échalas. Mon fils, on va au jardin. J’ai regardé dans l’almanach : aujourd’hui, il pleut, c’est la bonne planète, il faut y aller.
Je vais chercher une pioche sans discuter.
Je commence par planter les échalas aux endroits qu’il m’indique. Ensuite, je creuse un trou. Il jette une poignée de terreau. Je sors le planton de sa boîte, j’ébouriffe les racines, je les ventile, les dépose face contre terre avant de reboucher le tout. Il me suit. Donne parfois un coup de talon dans le sol pour bien inscrire la tige dans sa verticalité. Jette encore une poignée de terreau avant d’arroser.
Nous avons planté ainsi une vingtaine de pieds qui ont porté des brassées de fruits lourds à la pulpe fondante, à l’épiderme fragile et toujours prêt à éclater sous la morsure de l’été. Des paniers remplis de tomates qui embaumaient mon habitacle, me suivaient dans la cage d’escaliers, se glissaient sous la porte de la cuisine et sortaient par le balcon pour parfumer le monde entier.

8 minutes et je goûte. Je me brûle à la fois les doigts, les lèvres et la langue. Les pâtes sont prêtes, vite il faut égoutter. L’évier fume et craque sous la morsure de l’eau bouillante. Je verse la sauce dans la casserole. Je mélange. J’ajoute un peu de basilic frais, pour l’odeur, le goût et surtout parce le rouge et le vert sont des couleurs complémentaires.
J’ai une râpe à parmesan toute simple. Pré-râpé, le parmesan est muselé, assassiné, c’est encore elle qui me l’a expliqué.
Nous passons à table.
C’est brûlant.
Il faut attendre.
Attendre que ça refroidisse.
Pendant ce temps, je vois mon père se signer, au nom du Père, avant de joindre les mains pour réciter le bénédicité.