En attendant que les hommes arrivent

« Nous avons peur. Nous avons peur parce que nous sommes des femmes. »

La voix vient de Tripoli. Aujourd’hui. 26 février 2011. La voix d’une femme qui entend le bruit des avions, des armes lourdes. Le bruit des balles qui se rapproche. Une femme qui a peur. La même histoire qui se répète à travers le temps jusqu’à la nausée. Un général, un commandant, roi, empereur, président, chef, guide autoproclamé de la révolution. Un homme plus fou, plus dangereux et plus mauvais que la moyenne des autres hommes. Un homme emporte tous les autres hommes qui le suivent, fusil à la main. Exterminer les noirs, les jaunes, les petits ou les grands. Les juifs ou les musulmans. Ceux qui aiment le rouge. Ceux qui aiment le noir. Un homme prend l’âme des autres hommes, il prend leurs mains et leurs pieds qu’il fait marcher au pas. Il prend leurs biens et leur argent. Ensuite, il dit qu’il est roi, empereur ou commandant. Il dit que Dieu lui parle. Il dit que Dieu lui dit d’étendre son royaume jusqu’aux confins de la terre. Il dit qu’il entend des voix. Il dit qu’il sait ce qu’il faut faire. Il dit : « Suivez-moi. Dieu, c’est moi. »

Alors, ils sont dix à le suivre. Cent. Mille. Dix mille. Dix mille, c’est bien. Avec dix mille personnes on peut se glisser partout. Prendre la tête de de cent mille personne et la serrer dans un étau. 10’000 personnes forment une garde rapprochée, des troupes d’élite ou des escadrons de la mort. Dix-mille personnes contrôlent cent mille personnes qui en contrôlent un million.

A la fin, il y a la terreur, parfois une guerre mondiale, parfois une guerre civile, parfois toute une population qu’on entasse dans des camps. A la fin, il y a un génocide et des cadavres enfouis à la hâte dans des fosses qu’on n’a pas eu le temps de creuser. A la fin, on découvre les crimes, les viols, les tortures, on découvre dans les palais en ruines, les montagnes d’or, de billets de banques, de bijoux, de chaussures, parfois. On découvre des comptes dans toutes les banques du monde et on s’étonne à peine que, d’un pays si pauvre, le guide suprême ait réussi à soutirer tant d’argent. A la fin de la fin, il y a parfois un jugement. Un guide suprême de cent vingt ans condamné à cent vingt ans, pendant qu’un autre guide de la révolution répare le palais en ruines pour abriter de nouveaux trésors, faire de nouvelles collections. Partout, sur toutes les chaines de télévision, dans tous les journaux et sur la toile, les photos du nouveau guide, de son château, des réceptions qu’il organise pour ses amis présidents, généraux ou commandants. Partout, sa parole obscène qui salit tous ceux qu’elle touche. Partout. Tout le temps.

Pendant tout ce temps, les femmes naissent, vivent, protègent leurs enfants dans des maisons où les seules armes sont des couteaux. Les femmes ont peur en écoutant le bruit des bombes. Les hommes arrivent, leur passent sur le corps et les laissent pour mortes, elles et leurs enfants. Les femmes ont peur avant tout parce que les hommes leur passent sur le corps. Elles bloquent la porte de la chambre de leurs filles avec des armoires et des tables. Elles voudraient barricader leur corps. Elles n’ont pas très peur de la mort.

Les hommes finissent toujours par arriver.

Aujourd’hui en Lybie, demain ailleurs. Aujourd’hui en Lybie, Kadhafi parle, hurle et gesticule. Les hommes se battent et la garde rapprochée se prépare pour le dernier assaut. Pendant ce temps, les femmes attendent dans le noir. Personne ne les entend. Personne ne les entend jamais, leur voix recouverte par les imprécations délirantes du guide suprême et les gesticulations des autres présidents stupéfaits qui découvrent d’un seul coup que le roi est nu.

Pendant ce temps, les femmes ont peur. Elles essaient de vivre encore quelques heures ou quelques jours. Elles attendent l’arrivée des hommes dans un silence de mort. Je ne peux pas faire grand-chose. Ce que je peux faire, c’est chercher leur voix dans le bruit de la guerre. Rechercher leurs voix ici et maintenant. Retranscrire leurs voix, les faire entendre et les garder sur mon espace. Faire écouter ces voix avant les viols et les fosses communes.

Pendant ces heures où les femmes vivent encore en attendant que les hommes arrivent. 
 

« Dites-le. » Transcription de l’appel à l’aide d’une habitante de Tripoli

« Je vous en prie, il faut essayer de nous délivrer. On en a marre. Moi j’aurais pu partir, j’ai un fils handicapé, s’il voit la foule, s’il voit  les militaires, il deviendra fou. Il faudrait que vous nous délivriez. Il faut faire  un appel à la communauté européenne, on est en train d’être décimés comme c’est arrivé déjà au Rwanda. On ne peut pas nous laisser comme ça. Oh non. Au 21ème  siècle, il arrive encore des choses pareilles, c’est pas possible on est terrorisés, tout le monde est terrorisé. 

Moi j’ai un Africain qui travaille avec moi, il a peur. Il peut plus mettre le nez même dans le jardin, le pauvre. Il est terré dans sa chambre, tellement qu’il a peur il me dit on va me confondre pour les mercenaires, parce qu’il y a beaucoup de mercenaires qui se promènent dans les rues là. On en a marre, je vous assure, on en a marre.

Il faut faire parvenir mon appel, je vous en prie, dites-le. N’importe comment, mais dites-le qu’il y a des gens qui souffrent qui souffrent et des parents qui ont peur que leurs filles soient violées. Moi j’ai une amie qui tremble. Elle a bloqué la porte de la chambre de ses filles avec des armoires, des tables. Elle a mis ses deux garçons devant la porte parce qu’ils ont peur des représailles, on sait jamais ce qu’ils peuvent faire. »

L’intégralité du témoignage enregistré par Pierre-François Decourcelle pour France-Info, le 26 février 2011.

« Nous n’avons pas très peur de la mort. » Message vocal laissé par une habitante de Tripoli

Une habitante de Tripoli, capitale de la Lybie, a laissé ce message vocal, sur le compte Twitter de @Feb17voices. Elle dit :
« Nous avons peur. Nous avons peur parce que nous sommes des femmes, j’ai mes filles ici. Dans chaque maison, les seules armes sont les couteaux. Nous n’avons rien d’autre, mais nous avons Dieu(…) Nous n’avons pas très peur de la mort(…)
C’est un désastre mais, s’il vous plait, que pensent les gens des institutions  internationales? Est-ce qu’ils ne font que se rassembler, attendre, faire des réunions? S’il vous plait, si vous pouvez aider de quelque manière que ce soit, faites-le maintenant. S’il vous plait, faites-le maintenant. »

« We are not very much afraid of death. » A voice note from a woman living in Tripoli

A resident of the Libyan capital, Tripoli, just left this voice note posted on Twitter by @Feb17voices. She says:
« We are afraid. We are afraid because we are women, I have daughters here. Every house is armed only by knives. We have nothing else, but we have God. (…) We are not very much afraid of death(…)
It is a disaster, but please, what do think the international people?  They just gather, waiting, have meetings? Please if there is anything that you can help, do it now. Please, do it now. »

Quand arriva le froid

Rien d’autre que le bleu du ciel.
Bleu pur. Bleu métallique. Bleu électrique, intense, profond et long. Bleu intact.
Suspendue entre le bleu des montagnes et l’argent du lac une ligne blanche et flottante. La brume que l’eau exhale et qui porte les montagnes sur ses épaules. Cette ligne d’horizon blanche coupe en deux le monde, la ligne de coupe avance au ras de l’eau, à mesure que les montagnes s’envolent.

Tout est si calme et bleu. L’été vient d’atterrir sur la terre. Vient d’effacer jusqu’au dernier souvenir de l’hiver.
Alors, l’été arriva, chargé de bleu. L’été devint la seule saison, le seul ciel possible. L’été demeura ainsi, ses deux pieds bien plantés dans la terre. À la fin du jour, le soleil se coucha en attendant la fin de la nuit et revint le matin suivant, tout aussi brillant et jaune. Le même soleil, chaque jour, encore et encore. Chaque jour un autre jour d’été. Chaque jour une autre nuit d’été. De l’été pour le crépuscule. De l’été pour l’aube. De l’été au petit matin. De l’été avant de dire bonne nuit.

Quand arriva l’air froid, j’ai cru que c’était de l’air conditionné.

When the cold came

Nothing but blue skies.
Pure blue, metallic, electric, intense, wide and long.
Untouched.
In between the blue mountains and the silver lake, a white, floating line. Mist rising from the water, fog lifting the mountains upon its shoulder. This white horizon line cuts the world in two halves, at sea level, and all the mountains are now detached from the ground.
Everything so quiet and blue. Summer just landed on the earth. Summer erased all winter memories. Summer came loaded with blue. Summer became the only season and the only possible sky. Summer stayed planted firmly on the earth. At the end of the day, the sun came down, waiting for the night to end and came back the next morning, just as bright and yellow. The same sun, every day, again and again. Every day another summer day. Summer nights. Summer for sunset. Summer for sunrise. Summer in  the wee hours. Summer before saying good night.

When the cold came, I thought it was the air conditioning.

Extase romantique à la St Valentin

On frappe à la porte

ISEULT: Qui c’est ?
LE FLEURISTE: C’est le fleuriste.
ISEULT: Qu’est-ce que c’est ?
LE FLEURISTE: Des roses rouges. Avec des cœurs rouges. Pour la SAINT VALENTIN !
ISEULT: (se tourne vers TRISTAN) Oh, mon chéri, tu es tellement romantique. Tellement original.
TRISTAN: Mais non chérie, c’est rien.  Juste un éclair de passion rouge à travers le ciel glacé de février.
ISEULT: Oh, mon chéri, c’est tellement beau ce que tu dis que je sens mes sens s’embraser. Oui.  Mes sens s’embrasent.
TRISTAN: Moi aussi, je fais qu’à m’embraser.
ISEULT: Alors viens maintenant.
TRISTAN: Alléluia ! Noël !
ISEULT: Un peu plus à droite. Non. Trop à droite.
TRISTAN: Là ? Comme ça ?
ISEULT: Non. Un peu plus à gauche.
TRISTAN: Ben, faudrait savoir.
ISEULT: STOP ! LÀ !
ISEULT & TRISTAN: Oui. OUI. OH OUI!

Soupirs. Instant d’extase. Cigarette. Fromages. Café.

TRISTAN: Alors, heureuse ?
ISEULT: Mieux, amourheureuse.
TRISTAN: Il faudrait virer le type qui écrit les dialogues.
LE FLEURISTE: Ces messieurs-dames ?
TRISTAN: Quoi encore ?
LE FLEURISTE: Les fleurs, je les mets où ?
TRISTAN: T’as pas entendu nos soupirs ? Notre instant d’extase romantique ?
LE FLEURISTE: Ah bah ça, faudrait être sourd…
TRISTAN: Alors, maintenant que j’ai tiré mon coup, tu remballes tes tulipes en carton et tu te barres. COMMERÇANT!

À la petite fille qui ne dort pas, la nuit.


C’était le meilleur moment.
Le moment le plus tendre. Le plus tiède. Le plus doux. Mes deux garçons pas plus hauts que trois pommes couchés dans leur lit, propres comme des sous neufs, le visage enduit d’Hygiodermil, une crème qui n’avait aucun effet particulier, si ce n’est celui de sentir l’odeur de l’enfance. La couette sous le menton. Le doudou et le pouce. Les yeux immenses et arrondis de sommeil. Papa. Lis-nous une histoire. Il n’y avait plus que la veilleuse entre la nuit et nous. Alors je lisais. La journée du petit chat. La journée du petit éléphant. La rue des caries. L’histoire du marchand de sable.
Encore une histoire. Juste encore une histoire. Lis encore une page, s’il te plait. Leur tête de profil enfoncée dans le coussin, ils écoutent. Ils suivent le marchand de sable qui fait chaque soir le tour de la terre pour lancer un peu de sable soporifique dans les yeux des humains et des animaux. C’est du sable magique, quelques grains suffisent pour que les enfants s’endorment. Il faut faire très attention à la fabrication et au dosage. Le marchand de sable fait toujours très attention.
Ils écoutent, les yeux au bord des rêves. Le marchand de sable traverse le monde sur le dos de Suzanne, la plus petite ânesse du monde qui se déplace à la vitesse de la pensée, plus vite que la lumière, à plus de 300’000 kilomètres à la seconde.
Ils écoutent et ils rêvent au marchand de sable et à Suzanne qui peuvent voler entre les lattes de bois des ailes en mouvement d’un moulin à vent.

Il y eut aussi les histoires de Georges Lemoine, Marcus Pfister, Amrei Fechner… Un petit train qui marche à la lune, la lumière de la veilleuse, le doudou qui sent si bon avec le pouce. Un jour, un article qui parlait de la parution du deuxième épisode des aventures d’un petit sorcier myope. Alors, tous les soirs, j’ai lu Harry Potter. Depuis le début. Et continué ensuite jusqu’à la parution du quatrième tome. Ensuite, ils ont lu leurs propres histoires.
Une histoire avant de s’endormir. J’ai adoré ce moment. Regarder les personnages qui s’animent dans la pénombre. Deux paires d’yeux immenses qui écoutent en silence. Deux paires d’yeux qui se ferment doucement à mesure que les étoiles s’allument. J’éteins. Je ferme la porte. La nuit peut venir. Ils dorment, ils rêvent et je rêve avec eux.

C’était à Paris, des années plus tard. C’était il y a quelque temps. Un jour qui hésitait entre la pluie et le beau temps. Nous sommes entrés dans une pâtisserie. C’était l’heure du goûter. Comme toujours, je ne savais pas où j’allais et une très charmante jeune femme m’avait fait la grâce de m’accompagner avec ses deux filles qui étaient presque aussi jeunes que leur maman. À l’heure du choix, devant la vitrine remplie de pâtisseries, la plus jeune des filles désigna sans hésiter une assiette garnie de trois parts de gâteau à la crème chantilly. De la crème si blanche et si légère qu’on aurait dit de la neige. La boulangère plongea la main vers l’assiette pour saisir un billet rose posé juste à côté du gâteau. Elle lut très attentivement. Elle reposa le billet sur l’assiette en disant que non, il y avait une erreur. Ce gâteau était déjà RÉSERVÉ.
J’ai trouvé ça terrible et tout à fait injuste, cette exposition indécente de crème chantilly et ce billet rose qui disait que non, malgré les apparences, ce gâteau n’était  pas à vendre. Alors bien sûr, il y eut des cris et des larmes. Il y eut un gros chagrin et une grosse colère. Et comme dans ma tête il y a toujours une réserve de mots prête à sauter sur la réalité, j’ai commencé à écrire l’histoire du boulanger fatigué. Un boulanger qui ne dort ni le jour, ni la nuit. Un boulanger qui n’aime pas les enfants qui courent et mettent leurs doigts partout. Un boulanger qui n’aime pas les enfants qui dorment, la nuit.  En écrivant le premier chapitre de cette histoire, j’ai repensé à mes garçons, à la veilleuse, à leurs yeux immenses dans le noir. J’ai pensé à un autre papa assis dans la pénombre qui lirait l’histoire du boulanger fatigué à une petite fille ou un petit garçon qui dirait : « Encore, lis encore une page, s’il te plait. »
Au chapitre 14, J’ai reçu ce message sur twitter : @Heraclite lit La véritable (& horrifique) histoire du boulanger fatigué à sa petite fille qui ne dort pas, la nuit.
En vrai, @Heraclite s’appelle Samuel Dixneuf. Il est journaliste, écrivain, traducteur, professeur. Il écrit en Français ou en Anglais. Si vous voulez le connaître un peu mieux, vous pouvez vous rendre ici
J’ai relu ce message inscrit sur l’écran de mon ordinateur. Plusieurs fois. Et c’était comme si d’un seul coup, j’avais réalisé un incroyable tour de magie. Comme si j’avais accompagné le marchand de sable dans sa tournée. Comme si j’étais entré par la cheminée le soir de Noël.
Alors, je voulais juste remercier Samuel Dixneuf pour son message. Lui souhaiter une bonne nuit.
À lui et à sa petite fille qui ne dort pas, la nuit.

Le marchand de sable, texte de Wil Huygen, illustrations de Rien Poortvliet, Nathan Image.