Le cancer est arbitraire. Les violences faites aux femmes sont délibérées 

Eve Ensler est une activiste qui a fondé « V-Day » un mouvement global pour que cesse la violence contre les femmes et les petites filles.
J’avais traduit cet article paru le 12 juin 2010 dans The Guardian.

Il y aura certainement des gens pour penser qu’un diagnostic de cancer de l’utérus, suivi par une phase de chirurgie intense conduisant à un mois d’infections humiliantes et couronné par d’autres mois de chimiothérapie pourraient terrasser une femme. Mais, pour dire vrai, mon poison ne vient pas de là. Ce n’est pas cette pulsation-là qui me tient éveillée et me pousse à faire les cent pas jusque tard dans la nuit. Ce n’est pas cette maladie qui me plonge dans des abîmes d’obscurité et de dépression.

Bien sûr, le cancer fait peur, fait mal. Il essaie d’interrompre toute une vie, de tout remettre en question et de vous projeter directement en face de l’ultime dimension, face à la possibilité de mourir. On peut toujours s’en prendre aux Dieux et aux Déesses ; « Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi moi ? » En fin de compte, nous savons bien que ces questions sont vides, absurdes. Le cancer est une épidémie. Le cancer existe depuis toujours. Ce n’est pas une question personnelle. Son choix qui se porte sur un hôte vulnérable est souvent arbitraire. C’est la vie.

Pendant des mois, des docteurs et des infirmières m’ont découpée, recousue, piquée, épuisée, scannée, radiographiée, irradiée, vidée et hydratée. Ils ont essayé d’identifier la source de mon anxiété et de soulager ma peine. Et s’ils ont pu retirer ce cancer de mon corps, traiter un abcès ici, une fièvre là, ils n’ont même pas pu s’approcher du cœur de ma maladie.

Des femmes attendent à l’entrée de l’hôpital Panzi à Bukavu (RDC) spécialisé dans le traitement des victimes de viols, le 12 novembre 2009. Photo AFP/ADIA TSHIPUKU

Il y a trois ans, La République Démocratique du Congo a envahi mon existence.
V-Day, un mouvement pour que cesse la violence contre les femmes et les petites filles, était invité pour partager l’expérience de femmes qui ont survécu à des actes de violence sexuelle dans ce pays. J’ai passé trois semaines à l’hôpital Panzi de Bukavu, où se trouvaient plus de 200 femmes en traitement. Plusieurs d’entre elles m’ont raconté l’histoire de leurs tortures de leurs viols collectifs. J’étais bouleversée. Elles m’ont parlé des conséquences, de la perte de leurs organes reproducteurs, des fistules traumatiques qui résultent de ces viols. (Une perforation entre le vagin et l’anus qui empêche la rétention de l’urine et des matières fécales) J’ai entendu l’histoire de bébés de neuf mois, de filles de huit ans, de femmes de quatre-vingt ans, humiliées et violées en public.

Nous avons voulu réagir. En donnant le pouvoir aux femmes sur le terrain, nous avons débuté une grande campagne d’information : « Le pouvoir aux femmes et aux filles de la République Démocratique du Congo ». Pour que cesse le viol de la plus grande ressource de ce pays. Nous avons créé cette campagne pour briser les tabous, organiser des conférences et des marches. Nous avons formé des activistes et des membres influents des communautés religieuses. Des représentations des Monologues du Vagin ont été jouées dans tout le pays, avec en point d’orgue une représentation spéciale devant le parlement congolais en ce mois de juin. Des activistes de V-Day ont porté cette campagne autour du monde et ils ont pu toucher les consciences et lever des fonds. Dans quelques mois, avec les femmes du Congo, nous pourrons inaugurer the City of Joy, une communauté pour les survivantes, où les femmes pourront être soignées, transformer leur douleur en une nouvelle forme de pouvoir. Nous avons aussi plaidé notre cause à Downing Street, à la Maison Blanche, au bureau du secrétaire général des Nations Unies. Nous avons crié au parlement canadien, au sénat étatsunien, au conseil de sécurité de l’ONU. Des larmes ont coulé, des promesses ont été faites avec beaucoup d’enthousiasme.

Pendant ces mois de maladie passés sur un lit d’hôpital ou chez moi alors que j’essayais de récupérer, ce sont bien les coups de téléphone et les rapports quotidiens en provenance de la RDC qui m’ont rendue malade. Les viols qui continuent. Les meurtres à la machette, les mutilations grotesques, les assassinats de défenseurs des droits humains. Tous ces crimes me donnent la nausée. Ils m’affaiblissent bien plus que les antibiotiques, les séances de chimiothérapie, ou les médicaments pour calmer la douleur. Et même si je suis affaiblie, le plus dur, c’est de savoir qu’en dépit des crimes perpétrés, de plus de 6 millions de mort et 500’000 femme torturée et violées, la communauté internationale semble amorphe. Après les visites et les promesses, on a simplement oublié la République démocratique du Congo.

 

Photo:DR Floribert Chebeya Bahizire

Il y a deux semaines à Kihshasa, Floribert Chebeya Bahizire, l’un des plus grands défenseurs des droits humains a été brutalement assassiné. Dans le même temps, la famille d’un membre du personnel de l’hôpital Panzi a été exécutée. Un garçon de 10 ans et une fille de 12 ans ont été tués par balle. Les meurtres et les viols continuent pour les femmes dans les villages. La guerre fait rage. Qui demande une protection pour la population du Congo? Qui protège les activistes pour qu’ils puissent continuer à dire la vérité ? La semaine dernière, pendant un service religieux en mémoire des victimes à Bukavu, un pasteur a crié : « Ils tuent nos mamans. Maintenant ils tuent nos enfants. Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? Où est le monde ? »

Les atrocités commises contre le people congolais ne sont pas arbitraires, contrairement à mon cancer. Ces atrocités sont systématiques, stratégiques et intentionnelles. A leur racine, on trouve la folie cupide d’une économie mondialisée,  prête à toutes les compromissions pour voler encore plus de matières premières à une population exsangue. À la source de cet apétit insatiable, on retrouve des multinationales qui exploitent ces gisements sans états d’âme. Sans se préoccuper des génocides et des viols. Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit d’abord de préserver leurs intérêts financiers.

J’ai de la chance. J’ai un pronostic positif qui me rend très attentive à tout ce qui permet à une personne de rester en vie. Comment survit-on au cancer ? Bien sur, il faut de bons médecins, une bonne assurance, de la chance. Mais la vraie guérison vient du fait de ne pas tomber dans l’oubli. La guérison vient de l’attention, du soin, de l’amour. La guérison vient d’un entourage aimant qui va chercher les informations pour vous, qui se lève et vous défend quand vous êtes affaibli, qui dort à côté de vous, qui refuse que vous vous laissiez aller, qui vous apporte vos repas, qui ne vous voit pas comme un malade mais bien comme un être humain et précieux. Cet entourage invente les métaphores qui vous permettent d’imaginer votre survie.
Voilà le vrai médicament, le seul médicament qui pourra guérir les hommes, les femmes et les enfants du Congo.

Extrait du manuel anti-onirique (à l’usage des rêveurs anonymes)

Alors, comme Kafka dans son Journal, écrire : une page par jour, quoi qu’il arrive, quelle que soit l’heure, quelles que soient les conditions, les circonstances de l’écriture, ce n’est pas cela qui importe au regard de la tâche qu’il y a à mener à bien. La seule chose qui ait du sens est : écrire. Et ainsi, s’il se peut, en écrivant, percer à jour les choses dans leur compossibilité.

Il faut donc chercher un moyen de se retenir à des impressions telles qu’elles mettront un terme à ces éboulements constants : leur cause est à présent bien identifiée dans les déprédations de la rêverie. Puisque notre époque veut des confessions et des explications, je l’admets : je reconnais publiquement avoir abusé des rêveries. Comme un fumeur qui, une fois n’est pas coutume, sent qu’il a trop fumé, et préfère, quelques heures, l’air frais, prend son manteau et sort faire un tour le long du canal, dans la brume, exactement comme lui, je dois tenter de mettre entre parenthèse cette addiction aux rêves aussi longtemps qu’il sera possible de le faire.

Yzabel2046, rêve-addict.
http://yzabel2046.blogspot.com/

Le cancer est arbitraire. Les violences faites aux femmes sont délibérées (1)

Eve Ensler est une activiste qui a fondé « V-Day » un mouvement global pour que cesse la violence contre les femmes et les petites filles. J’avais traduit cet article paru le 12 juin 2010 dans The Guardian.

Il y aura certainement des gens pour penser qu’un diagnostic de cancer de l’utérus, suivi par une phase de chirurgie intense conduisant à un mois d’infections humiliantes et couronné par d’autres mois de chimiothérapie pourraient terrasser une femme. Mais, pour dire vrai, mon poison ne vient pas de là. Ce n’est pas cette pulsation-là qui me tient éveillée et me pousse à faire les cent pas jusque tard dans la nuit. Ce n’est pas cette maladie qui me plonge dans des abîmes d’obscurité et de dépression.

Bien sûr, le cancer fait peur, fait mal. Il essaie d’interrompre toute une vie, de tout remettre en question et de vous projeter directement en face de l’ultime dimension, face à la possibilité de mourir. On peut toujours s’en prendre aux Dieux et aux Déesses ; « Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi moi ? » En fin de compte, nous savons bien que ces questions sont vides, absurdes. Le cancer est une épidémie. Le cancer existe depuis toujours. Ce n’est pas une question personnelle. Son choix qui se porte sur un hôte vulnérable est souvent arbitraire. C’est la vie.

Pendant des mois, des docteurs et des infirmières m’ont découpée, recousue, piquée, épuisée, scannée, radiographiée, irradiée, vidée et hydratée. Ils ont essayé d’identifier la source de mon anxiété et de soulager ma peine. Et s’ils ont pu retirer ce cancer de mon corps, traiter un abcès ici, une fièvre là, ils n’ont même pas pu s’approcher du cœur de ma maladie.

Les violences faites aux femmes sont délibérées (2)

Suite de la traduction de l’article d’Eve Ensler
Il y a trois ans, La République Démocratique du Congo a envahi mon existence.
V-Day, un mouvement pour que cesse la violence contre les femmes et les petites filles, était invité pour partager l’expérience de femmes qui ont survécu à des actes de violence sexuelle dans ce pays. J’ai passé trois semaines à l’hôpital Panzi de Bukavu, où se trouvaient plus de 200 femmes en traitement. Plusieurs d’entre elles m’ont raconté l’histoire de leurs tortures de leurs viols collectifs. J’étais bouleversée. Elles m’ont parlé des conséquences, de la perte de leurs organes reproducteurs, des fistules traumatiques qui résultent de ces viols. (Une perforation entre le vagin et l’anus qui empêche la rétention de l’urine et des matières fécales) J’ai entendu l’histoire de bébés de neuf mois, de filles de huit ans, de femmes de quatre-vingt ans, humiliées et violées en public.

Nous avons voulu réagir. En donnant le pouvoir aux femmes sur le terrain, nous avons débuté une grande campagne d’information : « Le pouvoir aux femmes et aux filles de la République Démocratique du Congo ». Pour que cesse le viol de la plus grande ressource de ce pays. Nous avons créé cette campagne pour briser les tabous, organiser des conférences et des marches. Nous avons formé des activistes et des membres influents des communautés religieuses. Des représentations des Monologues du Vagin ont été jouées dans tout le pays, avec en point d’orgue une représentation spéciale devant le parlement congolais en ce mois de juin. Des activistes de V-Day ont porté cette campagne autour du monde et ils ont pu toucher les consciences et lever des fonds. Dans quelques mois, avec les femmes du Congo, nous pourrons inaugurer the City of Joy, une communauté pour les survivantes, où les femmes pourront être soignées, transformer leur douleur en une nouvelle forme de pouvoir. Nous avons aussi plaidé notre cause à Downing Street, à la Maison Blanche, au bureau du secrétaire général des Nations Unies. Nous avons crié au parlement canadien, au sénat étatsunien, au conseil de sécurité de l’ONU. Des larmes ont coulé, des promesses ont été faites avec beaucoup d’enthousiasme.

Pendant ces mois de maladie passés sur un lit d’hôpital ou chez moi alors que j’essayais de récupérer, ce sont bien les coups de téléphone et les rapports quotidiens en provenance de la RDC qui m’ont rendue malade. Les viols qui continuent. Les meurtres à la machette, les mutilations grotesques, les assassinats de défenseurs des droits humains. Tous ces crimes me donnent la nausée. Ils m’affaiblissent bien plus que les antibiotiques, les séances de chimiothérapie, ou les médicaments pour calmer la douleur. Et même si je suis affaiblie, le plus dur, c’est de savoir qu’en dépit des crimes perpétrés, de plus de 6 millions de mort et 500’000 femme torturée et violées, la communauté internationale semble amorphe. Après les visites et les promesses, on a simplement oublié la République démocratique du Congo […]

Photo AFP/ADIA TSHIPUKU Des femmes attendent à l’entrée de l’hôpital Panzi à Bukavu (RDC) spécialisé dans le traitement des victimes de viols, le 12 novembre 2009.

Les violences faites aux femmes sont délibérées (3)

Fin de la traduction de l’article d’Eve Ensler
[…] Il y a deux semaines à Kihshasa, Floribert Chebeya Bahizire, l’un des plus grands défenseurs des droits humains a été brutalement assassiné. Dans le même temps, la famille d’un membre du personnel de l’hôpital Panzi a été exécutée. Un garçon de 10 ans et une fille de 12 ans ont été tués par balle. Les meurtres et les viols continuent pour les femmes dans les villages. La guerre fait rage. Qui demande une protection pour la population du Congo? Qui protège les activistes pour qu’ils puissent continuer à dire la vérité ? La semaine dernière, pendant un service religieux en mémoire des victimes à Bukavu, un pasteur a crié : « Ils tuent nos mamans. Maintenant ils tuent nos enfants. Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? Où est le monde ? »

Les atrocités commises contre le people congolais ne sont pas arbitraires, contrairement à mon cancer. Ces atrocités sont systématiques, stratégiques et intentionnelles. A leur racine, on trouve la folie cupide d’une économie mondialisée,  prête à toutes les compromissions pour voler encore plus de matières premières à une population exsangue. À la source de cet apétit insatiable, on retrouve des multinationales qui exploitent ces gisements sans états d’âme. Sans se préoccuper des génocides et des viols. Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit d’abord de préserver leurs intérêts financiers.

J’ai de la chance. J’ai un pronostic positif qui me rend très attentive à tout ce qui permet à une personne de rester en vie. Comment survit-on au cancer ? Bien sur, il faut de bons médecins, une bonne assurance, de la chance. Mais la vraie guérison vient du fait de ne pas tomber dans l’oubli. La guérison vient de l’attention, du soin, de l’amour. La guérison vient d’un entourage aimant qui va chercher les informations pour vous, qui se lève et vous défend quand vous êtes affaibli, qui dort à côté de vous, qui refuse que vous vous laissiez aller, qui vous apporte vos repas, qui ne vous voit pas comme un malade mais bien comme un être humain et précieux. Cet entourage invente les métaphores qui vous permettent d’imaginer votre survie.
Voilà le vrai médicament, le seul médicament qui pourra guérir les hommes, les femmes et les enfants du Congo.

Photo:DR Floribert Chebeya Bahizire

Wongin’ the pog

Keith Richards’ diary, Friday 15, 1963

Red Lion
Can’t get any sound out of this place
Punch up during session
Effered Richmond Station Hotel every su. from coming sun. Windfall.

On the inside cover of the diary is written the phrase « Wongin’ the pog. » And next to that, under the personal-notes section, « In case of Accident Please Inform », I’ve written, « My Mum ». No details.
« Wongin’ the pog » was when we’d look at all these people dancing around, hanging from rafters, going crazy. « What are they doing? » « They’re wongin’ the pog, ain’t they? » « At least we got them wongin’ the pog. » It meant you got paid. The gigs were getting tight and hot. We had this groundswell going on in London. When you’ve got three queues going round a whole damn block waiting to get into a show, you say we’ve got something going here. This is no longer just us begging. All we need to do now is to nurture this thing.

Keith Richards, LIFE, W&F, 2010.

Pattie Boyd, blonde comme les autres

Pattie Boyd, mannequin fragile et anglais.

Plutôt blonde et le visage rond. Un trou entre les incisives. Une bouche pleine et étroite, inscrite exactement dans la ligne continue du nez. Une fleur délicate poussée sur les champs de fraises des sixties. Pattie Boyd figurante dans un film des Beatles, qui ne prononce qu’un mot : « Prisonniers. » Ce mot suffit pour que George Harrison tombe. 1966, ils se marient. Harrison écrit Something en 1969.

1969, Eric Clapton travaille avec George Harrison et tombe pour Pattie qui refuse de quitter son mari. Clapton sombre et écrit Layla sur la base d’une histoire qu’il a lue, un conte arabe du septième siècle, Layla et Majnun ou Le fou et Layla. C’est l’histoire vraie de Qays ibn al-Mulawwah, jeune homme passionnément amoureux de Layla Al-Aamiriya, une femme de sa tribu. Le père de Layla s’oppose à leur mariage. Elle épouse un autre homme. Qays s’enfuit dans le désert et ne revient plus. Il écrit des poèmes:

« Je passe devant ces murs, les murs de Layla
Et j’embrasse ce mur et ce mur
Ce n’est pas l’amour de ces murs qui a pris mon cœur
Mais l’amour de celle qui réside en ces murs. »

A la fin, Layla meurt et Qays devient fou. Devenu fou et à peu près mort, Clapton continue de hanter les murs de Pattie qui finit par se rendre quatre ans plus tard. Clapton écrit Wonderful Tonight en 1976. Le divorce entre Pattie et George Harrison est prononcé en 1977. La même année Eric Clapton épouse Pattie Boyd-Harrison. Onze ans plus tard, le couple se sépare.

Il reste une fille blonde et anglaise et trois chansons.
Trois morceaux de musique plus ou moins longs, inscrits dans un air du temps qui a traversé le temps, de la fin des années soixante à aujourd’hui. Trois temps de la chronologie amoureuse : de la passion qui prend feu, à la passion qui s’éteint, en passant par ce tout petit moment d’équilibre qui dure l’espace d’une seconde, où il n’y a plus rien à craindre ou a désirer.

Trois chansons immenses qui traversent le temps. Et une seule femme blonde aux yeux immenses, alors qu’il y avait un million de femmes blondes pour tourner autour d’Eric Clapton et de George Harrison. Je regarde les photos de Pattie Boyd, son visage, le sourire timide qui naît sur sa bouche de profil dans un film couleur sépia. Cet espace ténu entre les incisives. Un peu de Bardot. Bardot qui fit flamber les mots de Gainsbourg.

Boyd, longiligne, boudeuse, anglaise. Une bouche ourlée, une véritable insulte au scalpel. Boyd, une fille des sixties avec un large trait d’Eye-Liner et des faux-cils déployés comme des ailes de chauves-souris. Un visage de femme-enfant si fragile qu’il laisse pénétrer la lumière. Est-ce dans cette peau translucide que Clapton et Harrison ont vu autre chose ? Ont-ils compris quelque chose qui a ouvert chez eux une porte nouvelle sur des mots différents, sur des notes que le manche d’une guitare n’avait encore jamais devinées ?
Ou peut-être ce sont ses yeux, peut-être gris ou peut-être bleus, ou peut-être les deux. Et si c’était sa silhouette entière ? Le contour de ses jambes qui s’accroche très haut sur la ligne des hanches et s’évase ensuite pour lancer deux fuseaux souples tout en haut, à l’extrémité de épaules. C’est peut-être la silhouette. Ou peut-être pas. Il n’y a peut-être aucune explication.

Pattie Boyd, longue et blonde, mais pas plus blonde qu’une autre.

Pattie Boyd-Harrison-Clapton, une fille éphémère pour trois chansons éternelles.

3 chansons pour Pattie Boyd : WONDERFUL TONIGHT

En 1976, Eric Clapton écrit :

Il se fait tard; elle se demande comment s’habiller.
Elle se maquille et elle brosse ses longs cheveux blonds.
Et ensuite, elle me demande  » Est-ce je suis jolie? »
Et je dis : Oui, tu es merveilleuse, ce soir »

Pendant la fête, tout le monde se retourne pour voir
Cette femme très belle qui se promène à mon bras.
Et ensuite elle me demande : « Est-ce que tu te sens bien? »
Et je dis: « Oui, je me sens merveilleusement bien, ce soir. »

Je me sens merveilleusement bien parce que je vois
L’amour qui fait briller tes yeux.
Et la merveille dans tout ça
C’est que tu ne réalises même pas combien je t’aime.

C’est l’heure de rentrer et j’ai mal à la tête.
Alors, je lui tends les clés de la voiture et elle m’aide à me coucher.
Et ensuite, au moment d’éteindre la lumière
Je lui dis : « Ma chérie, tu étais merveilleuse ce soir.
Ma chérie, tu étais merveilleuse, ce soir. »

Eric Clapton regarde Pattie Boyd qui se prépare à sortir. Six ans après LAYLA, Pattie est là qui s’habille et se maquille. Ils vont sortir : Paul Mc Cartney organise une soirée pour fêter Buddy Holly. C’est un petit monde. Clapton attend pendant qu’elle choisit une robe et pense à quatre notes apaisées sur le manche de sa guitare. Quatre notes tranquilles qui  répondent à sept notes enragées.
Clapton est resté très longtemps à genoux. Il a crié. Prié. Hurlé. Plongé son nez dans un sac marqué cocaïne. Héroïne aussi. Seulement le nez. Clapton a très peur des seringues. Maintenant elle est là et il saisit cet instant capiteux où il la regarde dans l’intimité de sa chambre à coucher. Ce moment où il la contemple, apaisé, arrivé.

La chanson s’appelle Wonderful Tonight. Et vous pouvez entendre ici la version originale et les quatre notes douces avant d’aller se coucher.

3 chansons pour Pattie Boyd : SOMETHING

SOMETHING IN THE WAY SHE MOVES
QUELQUE CHOSE DANS SA MANIÈRE DE BOUGER

Une guitare tendre aux couleurs passées s’enroule doucement autour de la voix de George Harrison. C’est une voix de soleil couchant à la fin de l’été. Quand le ciel au-dessus de la plage est encore rouge sous les rayons horizontaux du soleil. Quand l’ombre des parasols touche le bord de l’automne et que  les transats vont se refermer.
Something, chanson crépusculaire pour amour crépusculaire. Un amour qui n’en finit pas de se coucher, au fond de l’horizon. George regarde cette fille blonde au visage translucide, une jeune femme blonde qui passe et s’éloigne de dos. George est encore amoureux de l’image, de la ligne, du dessin tracé par la silhouette, QUELQUE CHOSE DANS SON STYLE QUI ME DIT QUE JE NE VEUX PAS LA QUITER MAINTENANT.

SOMETHING IN HER STYLE THAT SHOWS ME
I DON’T WANT TO LEAVE HER NOW

Mais pour la femme, il ne sait plus.

Alors, George déroule le film en Super 8 de ses souvenirs de vacances. Sur la pellicule floue, Pattie Boyd imprime son sourire fané qui bouge un peu. Les couleurs passent mais le sourire reste.
Le voyage se termine. Les Beatles se terminent. Les années soixante se terminent. George Harrison regarde Pattie dans le rétroviseur. Il dessine une chanson crépusculaire pour une époque crépusculaire, un amour qui s’éteint et une femme-enfant blonde qui a quitté l’enfance.

Cette femme s’en va, de dos. 

Pattie Boyd apparaît en premier dans le champ flou de la caméra. http://bit.ly/dhDNoF

3 chansons pour Pattie Boyd : LAYLA

WHAT WILL YOU DO WHEN YOU GET LONELY
AND NO ONE’S WATING BY YOUR SIDE ?
TU FERAS QUOI QUAND TU TE SENTIRAS SEULE
ET PERSONNE POUR ATTENDRE À CÔTÉ DE TOI ?

Le hurlement de colère et la rage métallique qui déforment le visage d’Eric Clapton répondent au cri de sa guitare. Clapton ne chante pas. Il vomit. Il n’a plus de peau. Il flambe. Sa chair à vif grésille derrière le micro.  

LAYLA, GOT ME ON MY KNEES. LAYLA, BEGGING DARLING PLEASE 
LAYLA, JE SUIS À GENOUX. LAYLA, CHÉRIE JE T’EN PRIE

J’abdique. Je laisse là mon amour-propre. Je suis arrivé au bout de moi. Je me couche maintenant. EST-CE QUE TU VIENDRAS POUR ME CALMER ? EST-CE QUE TU VIENDRAS? AVANT QUE JE PERDE LA RAISON ?
Je suis couché sur le sol. C’est affreux à voir, un homme couché sur le sol et qui implore. C’est pas digne d’un homme. Ma dignité, je vous la laisse. Je m’accroupis sur ma douleur. Je me roule sur les clous par terre, ma peau à vif. Il y a du sang partout. Je hurle ce désir toxique qui me décape la gorge.
LAYLA JE N’EN PEUX PLUS DE T’ATTENDRE.

Et quand Clapton n’a plus de voix, il fait saigner sa guitare. Les doigts de sa main gauche tirent sur les dernières cordes, très loin au-delà des limites du manche de bois. Hurlant sous la torture, sa guitare rage, pleure, implore d’une voix aussi brisée que lui.

LAYLA, SI TU NE VIENS PAS, JE FERAI N’IMPORTE QUOI. Pattie ne vient pas. Clapton a devant lui un très gros tas de poudre.
L’inhalation dure trois ans.

Écoutez Clapton hurler. Layla en version originale avec Derek and the Dominos