Intérieur nuit (4)

Le projecteur se rallume sur Aurélie assise de profil sur sa chaise suspendue dans le vide.

Aurélie :
Un jour j’étais vieille.
J’étais délavée par trop de passages en machine à laver.
Mes jambes avaient raidi et mon corps sec craquait comme un feu de sarments. Mon corps m’avait abandonnée. Je voyais mes os grouiller sous ma peau décharnée. Je voyais le tracé de mes veines. Le sang bleu. Mes lèvres bleues. Une tache bleue escalader mon ventre. Là où j’avais été rouge, il y avait du bleu. Du bleu sur ma langue. Du bleu partout et jusqu’au bout de mes seins.
Je changeais de couleur. Je changeais de chaleur. Je changeais d’odeur. L’odeur de la femme pour l’odeur de la mère. L’odeur de la mère pour l’odeur de l’armoire. L’odeur de la poussière qui dort au fond des tiroirs.
Le froid me gagnait même au cœur de l’été.
Je n’arrivais plus à réchauffer mes doigts et mes pieds glacés grelottaient dans leurs sandales. Alors, j’ai rangé mes sandales. J’ai mis mes pieds dans des chaussettes. Et puis ma chair s’est mise à pendre. Mes bras nus, je les ai cachés. Mes jambes nues je les ai cachées. Mon ventre, je l’ai fait disparaitre à jamais. Je me suis entièrement recouverte.
J’ai mis ma vie dans des chaussettes.

Noir

Visages, mode d’emploi

Tu regardes le monde qui se reflète à la surface de tes yeux verts. Le temps charrie des visages qui coulent en fleuves ou en rivières. Toi, tu interroges le monde. Pris dans tes yeux verts, le monde te répond.

Tous les visages se ressemblent et les yeux vont toujours deux par deux. Il y a toujours une bouche et un nez au milieu. Un front, un menton et un éclat de dents taillé pour le sourire.

Dans le matériel de construction pour assembler un visage, on trouvera donc : un front, un menton, deux oreilles et une bouche avec des dents. Des cheveux bleus ou noirs. Des yeux verts avec du jaune dedans. Des bouts d’étoiles pour mettre dans le ciel. Une cascade. Le bruit du vent. Une moissonneuse-batteuse et une odeur du foin séché. Il suffira ensuite d’un peu de colle et d’une paire de ciseaux : découpez les oreilles, la bouche et les dents, les bouts d’étoiles et le bruit du vent. Respectez la ligne des pointillés. C’est important. Surtout pour le vent. Lorsque vous aurez découpé le vent, déposez deux points de colle. Assemblez avec la cascade en suivant bien les contours du tracé. Ajoutez les bouts d’étoiles et l’odeur du foin. Laissez reposer. Le temps de séchage variera entre cinq minutes et une éternité.

Lorsque la colle aura séché, soulevez délicatement ce visage. Regardez les traces légères que le vent imprime à l’angle des paupières. L’eau du ruisseau. Les étoiles filantes et le bleu du ciel. L’ombre grise des cils qui s’allonge sur les yeux verts aux éclats dorés.

Lorsque la colle aura séché, il y aura bien deux yeux une bouche et un nez au milieu. Mais dans mes mains ouvertes je tiens un moment de grâce, une seconde unique au monde qu’aucune montre ne pourra jamais dire ni jamais répéter.

Une femme qui dort

C’est beau une femme qui dort.

Ça tient du chat et de l’eau claire. D’un champ d’herbes hautes parcouru par le vent. C’est immobile et fluide, hiératique et ondulant.

Une femme dort, sur le dos. Son profil calé dans un creux de la nuit. Tendu comme une balle. Et son menton dressé défie les lois du sommeil.

Une femme dort, sur le côté. Sa nuque reliée par un fil souple à l’oblique des épaules. Plus loin, un peu plus bas dans le creux des hanches, un point d’inflexion capte la lumière que la pénombre trouve en cherchant son chemin dans le noir.

Une femme dort, paupières fermées. Paisible. Apaisée. Ses mains bien à plat, posées le long du corps. Un éclat de jambe offert au regard bleu-gris de la nuit souris. Le brouillard monte de la vallée. Tout se fond et se dilue dans la lumière des réverbères. Tout s’efface.

Tout s’efface.

Tout s’efface enfin.

Intérieur nuit (3)

Le projecteur se rallume sur Aurélie assise de profil sur sa chaise suspendue dans le vide.

Aurélie :

En été, je portais des robes à volants.

J’aimais bien cette image : une grande prairie avec un arbre au milieu. Un arbre immense. Dessous, une femme très blonde avec un chapeau blanc et une robe à volants. Le soleil fait tourner des ombres vertes sur sa robe qui danse. Et le vent fait le bruit de l’été.
Je n’ai jamais été blonde. Un jour j’ai arrêté de tourner. J’ai rangé les robes à volants : j’avais passé l’âge. Il y a un âge pour les volants, un âge pour le soleil. Il y a un âge pour avoir des jambes qui dansent. Il me semble que mes jambes n’ont jamais su danser. Pourtant, elles sont bien là, immobiles et pesantes, mes jambes inutiles sans le soleil de l’été. Il me semble qu’un souffle suffirait à les ranimer. Mes jambes, mes amies. Je leur offrais des sandales couleur chair pour mieux les terminer. Des sandales qui dessinaient la forme de mes pieds. Invisibles. Juste une petite bride et un talon léger. J’aimais leur bruit, le claquement du talon sur le pavé et la claque du cuir sous mon talon tanné. Mes jambes, je les habillais de soleil ou de bas-nylon. De jupes courtes ou de pantalons.
Mes jambes nerveuses me portaient fièrement.
J’étais perchée comme une vigie au sommet de mes jambes. Je voyais venir de loin tous les hivers. Au printemps, je pressentais l’été. Je savais tout ce qui allait nous arriver. Mes jambes étaient ma boussole, mon compas. Le talon de mon pied gauche planté dans le pôle du monde pendant que mon pied droit donnait de l’élan. De l’élan pour faire tourner ma mappemonde.  Coûte que coûte. Garder la cadence sans jamais s’arrêter. J’ai toujours gardé la cadence. Nuit et jour pendant des années. Un jour, j’ai voulu reposer mon pied gauche. Juste un instant. Un tout petit instant. J’étais si fatiguée. Je l’ai reposé.  

Alors, autour de moi, tout s’est arrêté.

Noir