De la mort au Parmesan

Rêver. Ça se fait encore ça, rêver ?

Rêver éveillé, vous savez, ce truc bizarre qui se passe entre les quatre murs de la boite crânienne. Fermer les yeux ou les laisser ouverts, dans le vague, la focale réglée sur flou, sur rien du tout. Se tenir en équilibre fragile sur le rebord de la conscience, là où la rumeur du monde s’efface pour faire place au silence. De la mer, du soleil, un visage, les rides remplies de sel. La branche flexible qui mène au faîte du cerisier, les longues nuits d’été, une promenade, cette histoire à raconter, un paysage, des personnages, le dialogue du fils et de la maman télescopé par quatre tomates, une endive et deux poivrons.

Ne pas oublier les oignons.

Au fond du jardin brûle un feu de sarments, leur odeur envahit ce début de printemps, du bois sec et craquant. Un coup de pioche réveille la terre, sous la croûte dure, le réseau des vers, il faudrait penser à payer la concession du petit cimetière, le loyer aussi. Dôle de système où le coût de la mort ne cesse d’augmenter. Mais qu’est-ce qui va lâcher en premier et combien d’années encore ? Il y a dix ou vingt ans, personne ne parlait de la mort et pourtant, le même sang continue de couler. Mardi prochain, rendez-vous chez le médecin avec des mains de médecin, une tête de médecin et des lunettes de médecin. Résultat des analyses en langage de médecin. Traduit en langage commun, rien de particulier à signaler, attention quand même à votre taux de cholestérol qui a tendance à grimper.

Ne pas oublier le Parmesan.

Dans ce restaurant sombre et industriel, le pesto vert vert vert fait voyager les gens qui ferment les yeux en le goûtant. Retrouver cet instant, le retranscrire, revenir dans le temps, revivre, recréer, se téléporter, être partout ici et partout ailleurs.

Laisser rêver les rêveurs.

Visionneuse Master View

Entre hier et aujourd’hui, dans cette plaine immense et vert-de-gris, l’horizon lointain, diffus, l’horizon, une illusion, une vue de l’esprit, des noms, des prénoms flous sur des visages passés au carrousel d’un disque stéréoscopique, le déclic de la visionneuse orientée vers le ciel pour capter un maximum de lumière mais la pellicule est grossière, on devine à peine les yeux et pourtant ce regard nous transporte dans un autre moment, de la neige, du vent, le monde endormi, la ville immobile et la fumée du tabac blond accrochée au rebord de la fenêtre en attendant la nuit, le jour, une autre nuit, quelque chose de moins gris, la fin du brouillard, un grand nettoyage, un autre commencement.

Nos corps mi-saison

Nous sommes faits pour la mi-saison.
L’entre-deux ni trop chaud ni trop froid.
L’été nous cuit et l’hiver nous transit. Nous sommes si vulnérables dans nos corps fragiles, réglés au degré près. Un coup de vent et nous toussons. Un coup de chaleur et nous suffocons. Une volée d’escaliers trop haute nous laisse pantelants, le souffle court et l’haleine chargée. Une bactérie s’insinue entre nos doigts et nous voilà sur notre lit de douleur, à demi inconscients et branchés sur un respirateur.
Une grippe nous emporte aussi bien qu’un cancer du côlon.
Et parfois nos cœurs se figent sans aucune raison.
Nous sommes tellement passagers, éphémères.
Retenus de force dans la gangue de nos corps périssables, nous durons à peine le temps de quelques saisons.

De l’ocre dans l’air

Repeint couleur sable, le monde a des allures de vieille photo jaunie, de carte postale d’avant la quadrichromie.

Nous sommes si loin du désert, si loin, et pourtant il suffit d’un peu de vent pour que les dunes se soulèvent et chargent l’air de souvenirs sépia. De photographies floues remplies de chapeaux à bords mous. D’images bougées aux couleurs mélangées. De fromage grillé qui coule sur la pierre d’un foyer improvisé et des courses parallèles au courant de l’eau sortie des glaciers.

L’odeur de la première neige, de ses flocons lents aux lueurs lampadaires.

Les sourires figés dans le carcan empesé des habits du dimanche et ma grand-maman Ida qui retient son foulard que le vent voulait emporter.

La saison des fleurs

La fenêtre encadre un carré de nuages tressés de ciel bleu. Un sapin, un massif vert été comme hiver, un arbre immense et décharné et un cerisier couvert de fleurs d’un rose fragile comme ce demi-jour de printemps. Au fond, un magnolia en pleine bourre envoie tout ce qu’il a. Il faut faire vite, au premier coup de vent, les pétales vont s’envoler.
La lumière change, imperceptiblement.
L’air immobile attend la suite, les couleurs et l’arrivée du vert, tendre, pomme, profond, amusé ou fatigué. 

Chaque année le même miracle à peu près au même moment. 
Mécanique immuable et pourtant, y aura-t-il toujours un autre printemps ?

 Ça ira mieux avec une main

_ Bonjour, comment ça va ?
_ Bien et toi ?
_ Pas trop mal avec ce temps.

Il faut bien qu’on se renifle un peu le derrière avant de parler de notre prochain cancer.
Mais quand même, comment ça va, cent fois, mille fois, comment ça va, alors qu’on n’attend pas de réponse, comment ça va, virgule sonore aussi obsédante qu’une secousse imprimée au cul d’une bouteille d’Orangina.
Secouez-moi, secouez-vous! Ensemble, trouvons autre chose, une autre expression, une vraie fausse question rhétorique genre : « Est-ce que la terre est bleue comme une orange ? »

Mais non. Comment ça va. Sans imagination. Sans point d’interrogation. Manière de dire que je t’ai bien vu sur mon chemin, mais je suis pressé, j’ai une tonne de courrier à trier. Alors, tire-toi de là, et vite.
Traduit de l’américain : « Comment est-ce que ça se passe pour toi ce matin ? » Tu veux vraiment le savoir cher frère humain étatsunien ? Avec huit heures de décalage dans le buffet, j’ai ma tête entièrement enfoncée à l’endroit que tu connais bien. L’odeur de café grillé retourne mes intérieurs. La flaque luisante de l’omelette et ton sourire gélatineux me bouchent les coronaires. Au secours ! Je manque d’air.
Comment je vais ? Vraiment ?
Je vais nulle part, et pour les salamalecs d’usage, j’aimerais qu’on se taise, qu’on ne dise plus rien.
Qu’on se fasse juste un signe de la main.

Guerre aux marrons

Des marrons,
De la chair à canons,
Eléments de fourrage
Pour Noël sans nuage.

Un jour de paix
Pour réparer les barbelés,
Eloigner les enfants,
Faire le plein de carburant
Et la poussière dans les tranchées.

De l’autre côté de la table
Les verres sont alignés-couverts
En formations perpendiculaires.
Une détonation, 
Un bouchon qui saute au plafond.
Du crépitement des bulles verticales,
Une bedaine remplie de dinde et de médailles
Tire un rot magistral
Et une autre raison de faire la guerre.

Neige et paix

De la neige. En masse. En continu. Douze mois par année.
De la neige, partout et jusque dans le désert, en couches régulières. Jour après jour, obstinément, les flocons s’entassent sur le monde d’avant. Des voies de chemins de fer et des autoroutes il ne reste pas une seule empreinte, pas un seul souvenir tracé dans l’infini du blanc

La vie en sous-sol est moins gaie, on a le mal de l’air d’avant, du soleil, de la pluie, du vent. Mais la neige a aussi recouvert tous les missiles sol-sol et les systèmes sol-air. Bouché les fûts des canons. Momifié les camions militaires. Congelé les porte-avions nucléaires. Confiné les abrutis de tous bords qui voulaient atomiser le reste du monde pour une poignée de pognon, de terre rare ou de religion.

Nous vivons agglutinés dans des boyaux arrachés aux entrailles de la terre. Aucune chambre avec vue mais des écrans géants pour tous les paysages. Des néons en continu pour oublier qu’un crépuscule annoncait la nuit et qu’une aube précédait le jour. Une vie sous cloche qui sent le rance et le renfermé. Une vie sans soleil, sans l’ombre d’un nuage, et nous, coincés comme des rats sous cent mètres de neige, trop affairés à survivre pour penser à s’entretuer.

Oblitérer le ciel, peut-être la seule solution pour ne plus jamais avoir peur que la prochaine bombe nous tombe sur la tête.

Viol à vie

Quel beau pays que le mien.

Ses montagnes, qui belvédèrent,
Ses herbages, toujours verts,
Ses trains, pendulaires,
Sa propreté, légendaire,
Son chocolat, bien sûr et ses garde-temps, millionnaires.
Son fromage, le Gruyère, qui, je le dis et le redis encore, ne recèle pas l’ombre d’un trou, contrairement à l’Emmental qui contient plus d’air que de pâte.

Dans cet espace préservé où règnent le calme et l’absence de volupté, il existe un organe raide et dressé en continu vers les plus hauts sommets du droit pénal. Il suffira ici de substituer un « i » au « é » de pénal pour entrer en force dans le sujet qui nous occupe aujourd’hui.
Je ne connais pas les membres mous qui s’agitent au nom de cette très haute institution mais on pourrait former l’hypothèse qu’il s’agit principalement d’antiques croutons mâles, baveux et faisant sous eux.
Voici pourquoi.
À la date du 27 novembre 2023, cette noble assemblée était réunie pour statuer sur un cas de viol perpétré par un connard mal membré. Tous se penchèrent sur une décision préalable d’une instance inférieure pour décider d’une punition proportionnelle à l’acte susmentionné. Le collège se réunit en conclave, examine le dossier, épluche les faits, réfléchit, se gratte l’entrejambe, hume le résultat et conclut selon les termes que rapporte RTL, radio française bien officielle :
Le Tribunal fédéral suisse, la plus haute instance judiciaire du pays, a publié mercredi 22 novembre une décision confirmant que la durée d’un viol peut infléchir la peine de celui qui l’a commis. Cela fait suite à une décision de la cour d’appel de Bâle qui, en 2021, a réduit la peine d’un homme reconnu coupable de viol sous prétexte que le crime avait duré « seulement 11 minutes. »

Seulement 11 minutes.

En valeur absolue, c’est moins qu’un quart d’heure.
En unités de coups, de cris et de douleur, c’est surtout un moment bloqué pour toujours à cet instant T. Le temps d’une vie passée dans une boucle fermée, perdue au plus profond du dernier cercle de l’enfer.