Dire Combray

« Longtemps, je me suis levé de bonne heure. »
Même moi qui en plus de cinquante ans d’existence n’ai jamais dépassé la page dix, d’À la recherche du temps perdu, je connais par cœur ces quelques mots, on pourrait même parler de slogan, ou de sample, tant cette phrase revient obstinément clignoter de loin en loin dans la lumière des phares qui balisent les marées du grand texte.

Il est arrivé sur scène et s’est assis, son visage creusé par la lumière blanche. Entre ses mains un vieux Folio ouvert. Il regarde la salle et il sourit. Il ferme les yeux.
« Longtemps, je me suis levé de bonne heure. »
Il ferme le livre.
Il se lance.
Par cœur.

« Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se refermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. »
Entre ses mains, le livre refermé reste là comme un talisman, un gri-gri, un grimoire rempli de signes qui bougent et vivent entre ses doigts, les mots. Dans l’ordre. Qui remontent  le long de ses bras, de sa nuque et attentent leur tour en file indienne, sagement entre deux virgules, attendent qu’arrive l’instant T, le moment où ils sortiront de sa gorge pour entrer en scène, malheureux, lisses ou brillants, des mots comme « métempsychose », « kaléidoscope » ou « désorbités », des mots simples ou très compliqués, entrelacés dans une résille de phrases que je n’ai jamais su détricoter.

Et pourtant tout le monde écoute  quand Michel Voïta dit Proust. Propulsé par lui, le texte s’envole vers la lumière de l’unique projecteur, s’allume, s’éclaire de l’intérieur. On découvre des goûts, des odeurs, une couleur et surtout la phrase révèle  une portée, un rythme qu’on avait jamais pu écouter. Dépliée, déroulée, déshabillée par Voïta, la prose de Proust se met à chanter, pas vraiment sur un air d’opéra, non, plutôt comme un thème en construction dans le saxophone de Stan Getz, trois notes claires et sans vibrato qui prennent des chemins de traverse, s’éparpillent et s’envolent en ordre dispersé avant de se reprendre leur formation et d’atterrir sur un fil dans un ensemble parfait.
« Mais depuis peu de temps, je recommence à percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé , et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner  dans le silence du soir. »

En me débouchant les oreilles, Michel Voïta, m’a aussi débouché un peu la tête. Je n’ai toujours  pas lu À la recherche du temps perdu, mais grâce à lui, j’ai compris que la phrase de Proust ressemblait à une escadrille d’hirondelles qui se prépare à quitter l’automne pour un nouvel été.

(Si jamais Michel Voïta emmène danser Proust pas trop loin de chez vous, courez au bal, même si vous ne connaissez pas le jerk ou le cha-cha-cha. Le spectacle s’intitule « Dire Combray ». Pendant une heure il apporte la preuve que Proust peut se dire et il faudrait un jour que Fabrice Luchini puisse entendre Proust chanté par Voïta, ce serait un beau moment, je crois.
Et vous savez quoi, on a souri et même ri pendant cette heure passée en cinq minutes et, ça, je l’aurais jamais cru. Sous ses dehors brillantinés d’intellectuel souffreteux, Marcel Proust avait vraiment un putain de sens de l’humour.)

Zee Town

Quelque part en Californie, 80 hectares de terrain attendent leur heure.
Un jour, bientôt, les pelleteuses viendront planter leurs crocs dans cette terre friable pour construire une ville bleue barrée d’un petit F blanc : Zee Town, la ville facebook. Juste à côté de Googleville et pas trop loin d’Apple City.

Le 26 mai 1938, Adolf Hitler Hitler se rendait à Wolsfbourg, petite bourgade allemande de 900 habitants. Lui aussi avait un plan pour une ville nouvelle, une ville construite pour fabriquer des automobiles que les Allemands les plus moyens pourraient utiliser pour aller s’éclater en vacances partout en Europe et même plus loin si affinités. Avec son pote Ferdinand Porsche, ils ont déjà dessiné la voiture. Pour la marque, le Führer a pensé à un nom qui claque, Volkswagen, la voiture du peuple. Et pour le nom de modèle, ce sera un slogan, une tagline, comme on dit aujourd’hui : la VW KdF, Kraft durch Freude, « la force par la joie », il avait le sens de la formule, le petit Autrichien moustachu.
Aujourd’hui, Wolfsbourg est une bourgade de 120’000 habitants et on y fabrique des voitures du peuple à la pelle. Les enfants rient dans les écoles, midi sonne au clocher du village et le stade de football peut contenir jusqu’à 30’000 Wolfsbourgeois en liesse lorsque leur équipe marque un but ou deux. Pour des raisons logistiques on a construit le stade à côté de l’usine et on l’a baptisé Wolsfburg Volkswagen Arena au cas où certains autochtones n’auraient pas encore compris qu’ils s’appellent VW eux aussi.

Loin de moi l’idée de faire monter le PDG de facebook et le Führer dans la même Coccinelle, même si Adolf et Mark pourraient faire un beau couple sur la banquette avant. Non, c’est seulement lorsque Hitler s’installe à côté de Zuckerberg que la tension monte d’un seul coup et qu’on comprend à quel point leurs destins ne pourront jamais être liés. Par contre, on peut tout de même se demander ce que cet ado post-boutonneux a vraiment dans la tête avec son plan de facebookville. Pareil pour Larry Page qui veut aussi sa Goggletown et accessoirement un accès rapide à l’immortalité. Que se passera-t-il lorsqu’ils auront construit leurs capitales ? La prochaine étape, c’est quoi ? La presse facebook ? L’école facebook ? Les évangiles selon facebook ? Le pays Google ? La terre Google ? L’au-delà Google ?
Une théorie élablorée sur la base d’une étude de tous les allumés que la terre a engendrés dans un passé récent précise qu’à partir d’une certain nombre de milliards de dollars les connections synaptiques des cerveaux les plus entraînés finissent par surchauffer et produire une foison d’utopies grand-guignolesques, un phénomène communément appelé méga-déconnade ou folie des grandeurs.
La même étude indique que l’heureux possesseur du même nombre de milliards de dollars pourra très vite trouver de très nombreux disciples décérébrés qui n’auront cesse de chanter son saint nom et d’acheter ses produits bénis, au nom du Père, du Fils et de la Pomme marquée du saint dentier d’Adam. (Je possède un iPhone et j’écris sur un Macbook Pro trop beau.) Et c’est là qu’on commence à avoir les boules et même à flipper notre race, sauf votre respect, parce que des religions et des disciples armés jusqu’aux dents il y en a déjà suffisamment pour faire sauter dix-mille fois notre planète et aussi parce qu’on est déjà servis en matière d’hymnes nationaux qui promettent une belle raclée à l’étranger mugissant venu égorger nos fils et nos compagnes.

Zuckerberg, Page et tous les autres, soyez cool, il y a tant d’argent et si peu de riches, alors, faites-vous plaisir ! Soyez créatifs : bien claquer son pognon peut être très divertissant : pensez à l’art contemporain, à tous ces tableaux de Van Gogh que vous pourriez soustraire à la vue de la foule vulgaire, à ces voitures de collection que vous enterrerez au vingt-quatrième sous-sol, à ces rangées de bouteilles millésimées qui dormiront dans le noir de votre cave et que personne ne boira jamais. Pensez également à construire des garçonnières, que vos sens puissent exulter à l’abri des regards et des yachts de trois cent mètres pour que vos pieds délicats soient préservés du sel des vagues.
Enfin, éclatez-vous, que diable ! On ne vit qu’une fois. Donnez des fêtes somptueuses. Défoncez-vous aux alcools rares, au pesto, à la truffe blanche, à la cuillère qu’on chauffe et aux mélanges d’herbes des hauts-plateaux. Et surtout, surtout, faites-ça entre vous. Tel qu’il est, ce monde n’a plus besoin d’être acheté, conquis ou dominé.

Tel qu’il est, ce monde est déjà bien assez fou sans vous.

MM

Ses lèvres se sont figées un instant de plus pour lancer un petit pont suspendu entre les deux M.
Immense.

Ainsi allongé, le mot grandit encore et déploie son ombre au-dessus de la phrase.
Immense.

Ces deux blanches liées sont une véritable merveille : elles illuminent la face cachée du mot, furtivement, l’espace d’un quart de seconde, et soudain on se souvient des longueurs que parcouraient toutes ces jambes sur une ligne de cahier d’écolier. La plume qu’il fallait plonger dans le trou noir de l’encrier, égoutter et déposer délicatement sur la feuille lignée pour éviter les taches.
Le grésillement du métal sur le papier.
La réserve qui s’épuise trop vite, au milieu d’un plein ou d’un délié. Le mot qui pâlit avant de s’arrêter. Alors, il faut recommencer. Recharger la plume. La repositionner à l’endroit exact où l’encre a cessé de couler, quelque part entre les jambes de ces deux M reliés par une modulation infime dans le tombé de sa voix.
Immense.

Un ruban de sable lisse et blanc avec un petit pli au milieu. Une faille légère où s’allonger pour écouter en silence le son désuet que font deux M lorsqu’une voix de femme les étend sur une corde à linge en été.

Tu seras

Tu seras bien sage, gentil et propre sur toi.

Tu seras une femme, un homme, une infirmière ou un fraiseur-tourneur. Toi, tu seras professeur, prof de lettres ou prof de droit, tu porteras un costume sombre et les cravates de papa.
Ne rêve pas, t’as pas une tête à faire du cinéma. Ne rêve pas, c’est ici que ça se passe, pas en Chine ou en Amérique, qu’est-ce que tu irais faire en Amérique ? L’Amérique, c’est trop grand pour toi. L’Amérique c’est trop loin, le monde est trop vaste, le ciel trop haut et personne n’arrive jamais à toucher du doigt les nuages. Personne. Surtout pas toi.

Alors, reste bien calé dans le sillon qui découpe ta vie en V, ta vie extrudée à la pelleteuse diagonale, débitée en tranches de cinq, dix ou vingt ans que tu multiplies par cinq ou même dix, pourquoi pas ? À la fin, tu ne retiens rien et tu obtiens un canapé où tu pourras t’allonger en attendant la fin.
Attendre que ça passe, en ne pensant à rien. Attendre que ça passe en restant à l’abri de l’orage, du printemps, des coups de soleil et sourd à la musique des nuages.
Attendre en faisant le dos rond.
Attendre que tout s’arrête pour fermer les yeux et voir enfin tout le ciel du monde.

Tu seras pêcheur ou informaticien.
Laisse l’Amérique aux Américains.
Tu seras un homme.
Bien sûr, je serai un homme. Je serai une femme aussi. Ça dépendra des jours, de l’humeur et du temps qu’il fera. Je serai cuisinier, laboureur, écrivain. Muet. Musicienne, amoureuse ou fille de joie. Pourquoi pas.
Je m’accroche de toutes mes forces.
Je plante mes ongles dans la paroi friable. Je me hisse à la force des avant-bras. J’ai gagné vingt centimètres. La roche rocailleuse se dérobe sous mes pas. Je remonte. Je redescends. Je remonte la pente. Obstinément.

Tu seras un homme, Mon Fils.
Mon cul, Mon Père. Mon cul.