Une autre fin (14)

(Le fil de l’histoire dans la catégorie « Une autre fin » sur la barre de droite)

Ma mère en boite entre deux cierges.
Anna me serrait la main par à-coups, ses doigts froids glissés entre les miens. Mais oui, la vie s’en va, et heureusement qu’elle s’en va. Et toi le croque-la-mort, qu’est-ce que tu sais de notre vie, de cette femme allongée devant toi ? Et moi, qu’est-ce que je sais d’elle ? Individu de sexe féminin. 48 ans. Taille ? Je ne sais pas. Poids, je ne sais pas. Couleur préférée ? Le jaune, je crois. J’aurais dû lui demander : maman, quelle est ta couleur préférée ? Tu pèses combien ? Tu mesures combien ? Qu’est-ce que tu faisais quand tu avais dix-huit ans ? Et aussi, je voulais savoir, est-ce qu’il y avait un nom inscrit sur le flacon ou tu as juste choisi un donneur anonyme ? Et Anna, est-ce que tu l’as aimée, Anna ? Et moi ? Et une mère, une mère, c’est quoi ? Je n’avais aucune réponse à toutes ces questions. À bien y réfléchir, je n’en savais pas beaucoup plus sur elle que le croque-merde debout devant moi.
On est enfin arrivés au bout de la cérémonie et le croque-mitaine nous a fait signe de nous lever. Il y avait encore une dernière chose, la chanson que ma mère avait choisie pour prendre congé.
Here comes the sun
Here comes the sun, and I say
It’s all right
Little darling, it’s been a long cold lonely winter
Little darling, it feels like years since it’s been here

C’est là que mon cœur a coulé, maman. Tu m’as cueilli à froid, au creux de l’estomac. Maman du jour et de la nuit. Maman du petit-déjeuner. Maman de se brosser les dents avant d’aller se coucher. Maman de la dernière histoire avant de s’endormir. Maman de tout le temps qui aimait le soleil et la pluie et les chansons du temps passé que tu me chantais le soir avant de m’endormir
Mon petit, la glace commence à fondre lentement
Mon petit il n’a pas fait si clair depuis des années
Voilà le soleil

Je me suis assis pour pleurer à l’aise et de tout mon cœur. La chanson terminée, je n’ai pas pu m’arrêter. Anna s’est assise, sa femme aussi. Le croque-madame nous a dit qu’on pourrait rester aussi longtemps qu’on voudrait, il serait dehors et il nous attendrait. J’avais les mains pleines de larmes et de morve, je ne savais pas où les essuyer. Finalement, je les ai glissées dans les poches de mon pantalon, ce pantalon qu’elle avait repassé.

Elle avait pensé à tout, maman.

Une autre fin (13)

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À l’enterrement, nous étions trois. Anna, sa femme et moi. Enterrement, le mot n’existe plus. On l’a sorti du dictionnaire. Viré pour absence d’usage. Tu parles. Viré pour mauvaise réputation, oui. Pour contact trop rapproché avec la mort et son installation, six pieds sous terre. Un endroit louche et trop fréquenté par les vers, privé de vie et de ciel. Pour toujours.
Notre monde, en somme.
Sur la deuxième porte, ils avaient affiché la photo de ma mère et son nom au-dessous. À côté, ils étaient au moins cinquante tout en noir. On faisait pauvres, Anna, sa femme et moi. On faisait peu et bas de gamme. Ils avaient pour eux le nombre. Leurs enfants déjà là. Déjà prêts. Leurs oncles, leurs tantes, leurs goûters du dimanche. On les regardait sans rien dire, Anna, sa femme et moi. On n’avait pas d’avenir et même pas de fleurs. Ma mère détestait les fleurs.
L’officiant nous a regardés. Merde. J’ai tiré les trois pelés. C’est toujours sur moi que ça tombe, les paumés. Un ado et deux gouines de carnaval. Aucune tenue. Aucun respect.
Il nous a fait signe d’entrer.

Une autre fin (12)

(Le fil de l’histoire dans la catégorie « Une autre fin » sur la barre de droite)

Paul,

J’ai attendu seize ans. Seize ans c’est long, mais ça valait la peine. Tu te souviens quand on allait voir le ciel ? Tu disais maman, aujourd’hui c’est sûr, on va voir le soleil. Je savais bien que c’était impossible, mais je t’y emmenais quand même parce que le soleil, c’est dans tes yeux que je le voyais. Tu t’arrêtais au milieu de la grande salle, petit bonhomme, et tu attendais debout, le nez en l’air. Je t’ai porté et toi aussi tu m’as portée, pendant toutes ces années, presque cinquante ans, je n’aurais jamais pensé durer aussi longtemps.

Je n’ai jamais pu supporter cet enfermement, cette prison à ciel fermé. Je sais bien, j’aurais dû m’y habituer. Comme tout le monde. C’est plus fort que moi, je n’y arrive pas. J’ai toujours voulu sortir, vivre une longue journée d’été, avoir trop froid en hiver, voir les feuilles tomber. Ce que j’ai lu dans les livres. Je n’aurais jamais dû lire tous ces livres, ces histoires du temps passé. J’aurais dû écouter les nouvelles, la météo, aller avec toi sous le dôme pour te prendre en photo.

C’est compliqué d’être une bonne maman sous la terre, surtout quand on n’a pas les pieds sur terre. Tous les jours, je m’en suis voulue de t’avoir mis dans ce monde qui n’était pas fait pour toi. Tous les jours et chaque jour un peu plus. C’est pour ça qu’il faut que ça s’arrête. J’ai déjà trop déteint sur toi. Tu vires au gris, comme moi. Autour de nous, les gens vivent le temps de maintenant. Ils sortent, ils s’amusent, ils rient, ils ont oublié depuis longtemps. Toi aussi, il faut que tu oublies. Ici, le soleil ne tue pas, il ne fait jamais trop chaud ou trop froid. Ici, la vie est possible. C’est déjà beaucoup tu ne trouves pas ?

Ne te fais pas de souci pour la suite, j’ai tout arrangé avec Anna. Je l’aime bien Anna. Elle a les pieds sur terre. Elle prendra bien soin de toi.

Voilà. Il est grand temps que je m’en aille, que je te débarrasse de moi.

Maman

Une autre fin (11)

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J’aurais préféré des nuages. De la pluie. Des orages remplis d’éclairs et de coups de tonnerre. Je savais qu’ils existaient. Tout le monde le savait. Il fallait bien qu’elle vienne de quelque part, l’eau qui remplissait nos réservoirs. Ces canaux blindés qui s’enfonçaient dans les entrailles de la terre pour venir s’accrocher aux plafonds de nos villes, ces tubes d’acier noirci nous rappelaient qu’il pleut toujours assez fort quelque part. Assez fort pour que de l’eau ait le temps de couler avant de s’évaporer.
Mais sous la terre la pluie n’existe pas et le jour se lève à l’heure qu’on voudra.

Ma mère est morte, j’avais seize ans.
La porte était ouverte quand je suis rentré chez moi. Dans la cuisine, une femme que je ne connaissais pas. Je lui ai demandé où était ma mère. Elle m’a répondu que ma mère n’était plus là.

— On est arrivés trop tard. Je suis désolée. Il faudrait prévenir ta famille, ton père ?
—  Je ne le connais pas.
—  Même pas son nom ?
—  Même pas son nom.
—  Et ses parents ?
—  Eux aussi, ils sont morts.
—  Des frères, des sœurs ?
—  Anna, une collègue de la boutique.
—  La boutique ?
—  Au Soleil. Des fringues hommes et femmes.
—  Et sinon, personne d’autre.
—  Personne d’autre, non.
—  Et toi ?
—  Moi, quoi ?
—  Toi, ça va aller ?
—  Ça va aller. Je voudrais juste la voir avant… Avant.
—  Bien sûr, tu la verras demain. Je t’appellerai. On ira ensemble.
—  D’accord. Alors, à demain.

Elle est partie. Je me suis fait un thé. Sur la table, la dalle s’est animée et j’ai baissé la lumière pour lire le dernier message de ma mère.

Une autre fin (10)

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Dans chaque case de son semainier à elle, il y avait une poignée de pilules, matin, midi et soir. Chaque comprimé avec une gorgée d’eau. De quoi la rassasier, elle qui à chaque repas me regardait engloutir méthodiquement le contenu de mon assiette et en redemander.

— Il faut que tu arrêtes Paul. Sinon tu vas exploser.
— Mais j’ai encore faim maman.
— Oui, mais ton ventre, il est tout petit.

Elle avalait quelques bouchées, me tendait son assiette.

— Tiens, je n’ai plus faim.

Je mangeais pour nous deux.
Je mangeais pour être plus vite plus fort, pour être plus vite plus grand, pour gagner plus vite de l’argent. Pour qu’on puisse descendre d’un ou deux niveaux, là où l’air était plus respirable. Elle se levait. Elle sortait de table. Elle me disait je suis fatiguée, je vais aller me reposer. Je finissais seul. Je rinçais les couverts. Je les rangeais dans le lave-vaisselle. Je nettoyais la table. S’il y avait des miettes, je passais l’aspirateur. Quand tout était bien propre, j’allais dans le salon regarder le ciel au plafond. Bleu pâle. Bleu clair. Bleu profond. Bleu violet. Bleu nuit. Bleu infini. Parfois, la météo annonçait une modification de l’aube ou un crépuscule inédit. Les gens se réjouissaient à l’avance, faisaient des plans, invitaient d’autres gens. Le jour dit, à l’heure dite, on se retrouvait sous un dôme pour se prendre en photo.

Une autre fin (9)

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Nous ne sommes plus jamais retournés dans le grand hall.
Plus tard, beaucoup plus tard, je me suis retrouvé là par hasard. Je m’étais endormi dans le métro, je m’endormais partout, en ce temps-là. Quand je me suis réveillé, j’ai regardé autour de moi. La rame était vide, j’étais presque arrivé au bout de la ligne. Je suis descendu à l’arrêt suivant, les jambes lourdes et l’esprit fripé. J’ai suivi les lignes tracées sur le quai, la sortie sur la droite, la rampe d’escaliers, les murs jaunes, le long couloir où nous comptions les secondes avant d’apercevoir le ciel.
Le ciel était bas, ce jour-là. Bien plus bas que dans mon souvenir. De longues trainées noires maculaient les brumes de l’automne. Un filet de lumière grasse tombait sur le sol jonché d’emballages écrasés, restes de pain passé, frites éventrées et barbouillées de ketchup. Des bouteilles vides, droites ou couchées sur le côté et le faible scintillement des aiguilles tordues au bout de leurs seringues. Manger. Boire. Sortir. J’avais bien trop peur de la piqûre des aiguilles et de voir mon sang épais refluer dans le haut du cylindre gradué. Il y a mille autres façons de partir, mille autres façons de s’échapper, alors pourquoi avaient-ils sali mon ciel et vomi sur ma mère ?
Je suis rentré chez moi. Dans la case soir de mon semainier trois pilules pâles attendaient que je les cueille avant de les avaler. Dans l’eau, j’ai ajouté une cuillère à soupe d’alcool lyophilisé. J’ai tout bien mélangé et bu d’un seul trait, cul sec, comme un homme. L’alcool avait un goût de brûlé. Un nouveau parfum qu’ils avaient recréé, qui devait rappeler l’intensité du café.
J’ai dû me faire violence pour ne pas tout recracher.

Une autre fin (8)

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J’étais comme eux.
J’aurais dû être comme eux.
Je n’avais jamais rien connu d’autre que des arbres en pots, des fleurs fatiguées et des champs hors sol éclairés au néon. Des trous. Des cavernes. Des boyaux. Et toujours le métro. J’aurais dû être heureux. Mais je savais bien qu’il y avait autre chose. Un ciel. Une lumière. C’était il y a longtemps. J’avais cinq ou six ans. C’était du temps de ma mère, cette femme blonde qui me tenait par la main. Elle m’emmenait partout, ma mère, sa main dans la mienne, partout. Un jour, nous sommes entrés dans ce hall immense, je n’avais jamais vu de plafond aussi haut. J’ai cru que j’avais enfin vu le ciel.

– Regarde, le ciel, maman !

Elle m’a attrapé et je me suis envolé au-dessus de sa tête, tout au bout de ses longs bras.

– Le ciel, Paul. Regarde ! Aujourd’hui, il est un peu voilé. C’est la brume, le matin. En automne, c’est toujours comme ça.
– Est-ce qu’on verra bientôt le soleil ?
– Pas aujourd’hui, Paul. Aujourd’hui, le soleil n’est pas là.
– Alors demain, on reviendra demain ?
– Demain ou après-demain, Paul.

Nous sommes revenus plusieurs fois dans le grand hall. Le ciel était toujours à l’automne et le soleil jamais là. Suspendu au bout des bras de ma mère, je tendais le cou, je plissais les yeux, à l’affût de la moindre déchirure dans le tissu des nuages. Ce plafond gris uniforme, un jour ce plafond allait bouger. J’en étais sûr.
Ensuite ma mère me reposait sur le sol.
Un jour elle a cessé de me porter.
J’étais trop devenu trop lourd ou c’est elle qui n’avait plus la force de me soulever, de me lancer vers ce ciel gris qui n’existait pas.

 

Une autre fin (7)

(Le fil de l’histoire dans la catégorie « Une autre fin » sur la barre de droite)

Je suis remonté au niveau zéro.
J’avais les mains moites. J’étais glacé et j’avais trop chaud. La rame de métro est arrivée en charriant des odeurs de fer rouillé, de graisse et de renfermé. À chaque fois, ce souffle épais me retournait l’estomac. J’en avais tellement marre du métro. Du bruit. Des chocs. Des relents frelatés de la climatisation fatiguée de lutter contre la masse compacte de chaleur enfermée dans ce tube hermétique enfoui à vingt mètres sous terre. Un ver solitaire et aveugle, rempli de ventres flasques, de têtes livides et de cheveux gras. Un ver solitaire comme moi, enfin, pas tout à fait. Il y a toujours quelqu’un on dirait. Pas un père. Pas une mère. Pas un frère. Pas une sœur. Quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’ailleurs. Chez moi ce quelqu’un était grand et large et il s’appelait Richard.

J’ai toujours eu des problèmes, sous terre, toujours. Les autres n’y pensaient plus, forcément, depuis tout ce temps. Les autres étaient contents. Ils travaillaient. Ils faisaient leurs courses, allaient au restaurant ou au cinéma. Le dimanche, au parc, ils exhibaient des bébés fraîchement accouchés et des enfants voraces qui recrachaient leurs premières poignées de sable. On avait décrété que ce serait l’été, alors, ils profitaient de la douceur de l’air. Ils étendaient des couvertures à l’heure du goûter. Des familles, des couples, des groupes d’amis. Des chiens couraient. Dans les couleurs du crépuscule, on avait mis du rouge et un peu de violet. Une nouvelle nuance qu’ils découvraient avec des cris de joie, chéri regarde, oh comme c’est beau, il faut le prendre en photo. Mille écrans et la même image qu’ils envoyaient à tous ceux qui n’avaient pas pu être là.

Ensuite, on allumait la nuit.

Une autre fin (6)

(Le fil de l’histoire dans la catégorie « Une autre fin » sur la barre de droite)

— Je n’ai rien volé à personne.
— Je sais bien. Nous avons vérifié. Nous n’avons aucun problème avec l’inter ou la transextualité. Pareil avec la citation, quand elle est signalée correctement. On accepte également l’allusion, mais le plagiat c’est non. Avant, c’était très difficile, mais maintenant, on a aussi une machine à détecter le plagiat. Le plagiat, vous voyez ce que c’est ?
— C’est quand on oublie de mettre des guillemets…
— Ou de citer le nom de l’auteur de la phrase canon au début du troisième chapitre. Les gens qui écrivent sont tellement distraits. Encore une fois, ce n’est pas votre cas. Comme trente pour cent de vos petits camarades vous avez passé avec succès l’épreuve du correcteur et votre livre n’est pas un faux. Magnifique. Maintenant, il reste la forme. Et le fond. C’est là qu’apparaît le premier vrai lecteur. En chair et en os. Nous n’avons pas encore trouvé le progiciel qui pourrait évaluer la qualité du texte ou la pertinence de son contenu. Je vous vois perplexe. Ne vous en faites pas. Nous en parlerons la prochaine fois.
— La prochaine fois ?
— Dans trois semaines, si ça vous convient. Nous parlerons un peu plus de vous. Je ferai préparer un contrat. En attendant, je vous ai laissé un peu de lecture. Un roman qui devrait vous plaire. J’aimerais que vous le lisiez attentivement.
— Il y aura interrogation ?
— Je vous ai aussi mis une série d’annexes. Le contexte historique, les sources, la correspondance de l’auteur et le procès.
— Le procès ?
— Tout est sur ma carte. Lisez ça tranquillement chez vous et on en reparle dans trois semaines.

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