Recette de mille-feuille de cent vingt ans.

Sur le pare-brise où viennent s’écraser des étoiles de pluie, les essuie-glaces rament pour rien.
Il n’y a plus rien à essuyer. Toute cette eau finira bien par boire le paysage, engloutir les prés, les champs et les rivières qui coulent au milieu. Sur le pare-brise, l’eau coule indolente et sans jamais se retourner.

En hiver, la nuit ne cesse de tomber.

Le thermomètre de bord indique trois degrés au-dessus de zéro. Plus trois degrés en chiffres et juste à côté, un flocon de neige électronique pour dire qu’il faut désormais faire attention. Une glissade n’est pas exclue en ces basses températures. Une dérobade du train arrière ou alors, un dérapage du train avant. 

Il y avait un brin d’herbe sur le siège de la passagère. Un brin d’herbe en forme de « Y » que j’aurais pu appeler Ygrec si j’avais eu un peu d’imagination. Que j’aurais pu serrer entre les pages d’un vieux Folio jauni, si j’avais eu une âme à la place d’un aspirateur. J’aurais pu répéter mes voyelles avec ce brin d’herbe, j’aurais pu le planter fermement dans le sol, en faire une boussole ou un phare pour éclairer la nuit quand elle ne cesse de tomber en hiver. J’aurais pu le faire brûler pour sentir juste une seconde la merveilleuse odeur de l’été pendant que la nuit tombe deux fois en hiver. J’aurais pu courir le monde à la recherche de brins d’herbe en forme de « Y ». Sous profession, j’aurais indiqué : « Chercheur de brins d’herbe. »

Il y avait un brin d’herbe, accroché au dossier du siège de la passagère. Il a dû s’envoler, passer par la fenêtre un jour de grande chaleur où je me rendais quelque part, faire quelque chose, participer à la marche du monde qui ne veut plus marcher. Il y a toujours d’autres choses à faire. Des projets confidentiels. Des délais à respecter. Des envois extrêmement urgents. Des cailloux qui se forment au creux de l’estomac. Des soirées obligées. Des formules de politesse. Des sourires usés jusqu’à la corde. Des ronds de jambes. Un peu de crème pâtissière. Une couche de pâte feuilletée. Encore un peu de crème. Une autre couche de pâte. Crème. Pâte. Crème. Et pour terminer, une couche de sucre glace rose pâle. En réalité, ça s’appelle un mille-feuille et ça peut durer cent vingt ans.

Jamais je ne pourrai avaler toute cette crème pâtissière, ni la pâte feuilletée, ni le sucre glace au-dessus. Alors j’ai fait le tri dans mon assiette. Je sais bien que ça ne se fait pas. Il y a les choses qui se font et les choses qui ne se font pas et il ne faut pas chipoter, ne rien laisser dans son assiette. Moi, je chipote et je trie, et quand le tri est enfin terminé, il reste :

– Un brin d’herbe en forme de « Y ».
– Deux »N ».
– Le vent
– Le soleil
– La couleur du ciel sur sa peau.

Tous les moments minuscules qui ne s’écrivent qu’en majuscules.

Petit traité d’ataraxie bovine

La vache broute. Ensuite, elle rumine en regardant le train. Le soir, elle rentre à l’étable en attendant la traite du lendemain.

« Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville. »

Verlaine a écrit ce poème pastoral en regardant le ciel par-dessus son toit mais une vache dans un pré aurait également fait l’affaire. La vache broute, simple et tranquille et mon Dieu que la vie est là, lorsque s’éteignent les lumières de la ville. De la vache, il me manque l’estomac en cascade, l’œil velouté et les quatre sabots plantés jusqu’au fond de la terre. Il me manque le port altier et le détachement des choses de ce monde. La linéarité marmoréenne. L’état de lévitation agreste atteint après de longues heures de digestion. Je mentionnerai même une absence totale d’ataraxie bovine, si je ne craignais pas le déchaînement de certaines forces philosophiques que l’association de ces deux termes pourrait provoquer.
Donc, la vache rumine, simple, tranquille et sans crainte du lendemain. Les trains passent et elle regarde. Les nuages passent et elle regarde. Elle connait le goût de l’herbe après la rosée et l’odeur sucrée des fleurs jaunes. Quand le soir tombe, elle rentre à l’étable. Demain, il y aura de l’herbe et des fleurs jaunes. Peut-être qu’il fera beau, demain.
Les trains repartiront vers la ville.
Les trains reviendront demain.
Il y aura des fleurs.
Et un autre demain après demain.

La vieille dame et le chat.

Novembre n’est plus novembre et l’ombre bleue du pin fait reverdir le gazon.

Je prépare une sauce bolognaise, mi-bœuf, mi-porc. Je sais, la viande, l’élevage et les émissions excessives de méthane, la planète qui chauffe. Je sais. Mangeons de la doucette ou mâchons du plancton. Mais l’hiver arrive et avec lui un froid de canard. Le temps n’est plus à la salade. Il faut du lourd, il faut du chaud. Du poivron rouge. De l’oignon. Une carotte coupée en dés. Trois gousses d’ail. Je sais, c’est excessif. Une gousse suffirait mais  l’ail c’est bon et ça fait rire les globules rouges. Du sel. Du poivre. De l’huile d’olive. De la sauce tomate préparée en été. La cuisine se remplit d’une merveilleuse odeur rouge et fruitée. Penché au-dessus de la poêle en ébullition, je salive abondamment. Dieu que ça sent bon. Dans l’eau qui frémit, je verse une livre de pâtes pour remplir trois grands estomacs. Ensuite, j’attends, en râpant du parmesan.

Dehors, le chat immobile est allongé au soleil. Les chats ne sont pas des gens comme vous et moi. Ils bâillent. Ils s’étirent. Ils font la sieste. Ils ont des coussinets à la place des pieds, on dirait qu’ils marchent en apesanteur. Ils suivent du regard le parcours énervé d’un moustique. Ils traversent la pelouse à la vitesse de la lumière. Ils organisent des combats de chats. Ensuite, ils retournent faire la sieste allongés au soleil.

Le chat de notre immeuble a des problèmes de poids. Rien de grave. Tout au plus, un léger embonpoint qui compromet sa tenue de route dans les courbes rapides. Cette surcharge pondérale s’explique par une tendance naturelle à la contemplation qui s’accentue avec l’âge. De la fenêtre de la cuisine, je le vois qui regarde le ciel pendant de longues minutes, immobile, la tête perdue dans les nuages. Tous les deux, nous vieillissons en regardant passer les nuages, le soleil qui se couche et la vie qui fuit par une coulée minuscule, tout au fond de l’ouest. Il marche plutôt qu’il ne court. Nous vieillissons au pas, le chat et moi, et vieillir au mois de novembre c’est vieillir deux fois. Dans l’assiette le Parmesan fait une petite montagne pointue. Le chat se lève et se dirige vers le fond du jardin.

Sur le petit chemin tracé par des plaques d’ardoise, je la vois qui s’avance, les cheveux gris et le manteau gris. Étique et sèche comme un coup de trique. Le chat lui tourne autour pendant qu’elle progresse avec précaution sur le sol inégal. Elle lui parle, je vois ses lèvres qui bougent derrière la vitre fermée. Le chat la regarde et elle s’assied, son dos gris sur la grosse pierre  grise échouée comme un aérolithe au milieu du jardin. Elle a posé son sac à côté d’elle. Sorti un paquet carré et plat, soigneusement emballé. Elle retire une à une toutes les couches de protection. Lentement. Avec d’infinies précautions. Elle ne veut rien froisser. Rien jeter. À côté d’elle le chat noir et blanc monte et descend du caillou. Renifle. Se frotte. Elle continue à lui parler, à déplier lentement chaque couche de papier qu’elle dépose bien à plat, à côté d’elle. Ils se parlent. Le chat monte et il descend. Elle fait non de la tête. De son nuage de cheveux gris. Elle n’entend plus très bien, pourtant le chat lui parle et elle répond. Elle arrive enfin au bout du déballage, à la dernière feuille de papier et le chat vole autour d’elle. Elle dépose la feuille à ses pieds avec, au milieu, quelque chose de rectangulaire qui ressemble à une tranche de pâté. Du chat, je ne vois plus qu’un bout de dos rond, noir et immobile. Elle a relevé la tête et regarde le ciel de novembre. Elle est presque transparente sous ses cheveux argentés. Elle attend que le chat termine. Il relève la tête. Il a terminé. Elle se baisse pour ramasser la dernière feuille de papier qu’elle remet dans son sac à main. Ensuite, elle se lève. Elle se dirige lentement vers l’entrée de l’immeuble. Elle cherche ses clés. Le soir s’est posé sur dimanche.

Au moment où elle pousse la porte d’entrée, le chat est parti et elle n’attend plus rien.

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