Le noir oublié de la nuit

On ne sort jamais plus des ascenseurs.
On ne sort plus des haut-parleurs.
Il y a. Toujours. Un moteur.
Cliquetis de souris.
Brouhaha. La ville. Les sirènes.

Les gyrophares.

Le halo orange dans le brouillard.

Au bout des traces, à la fin de la neige, là où le chemin s’arrête sur le rebord du monde, les ampoules électriques barrent encore le front des étoiles et un crissement de pneus déchire la soie du vent.

Il faudrait éteindre la lumière.
Couper le son.
Retrouver la nuit, plus jamais noire.
Et le silence, plus jamais blanc.

La véritable origine de l’automne, version intégrale.

Au commencement était Dieu.
Ensuite, il y eut le monde, un jardin et ses premiers habitants.
L’été était là pour durer, et pourtant, un jour, l’automne arriva.

Voici donc, l’intégrale de l’histoire, remise à l’endroit.

 

 

La véritable origine de l’automne (54 & fin)

Dieu troublé détourna les yeux. Il y avait dans la voix de cette femme une inflexion tranquille à la chute des phrases, une ponctuation calme qui ne venait pas de Lui. Tout le contraire d’Adam, cette pelote de fils ébouriffés qu’Il n’avait pas su raccorder. Adam jamais content. Adam et son foutu serpent. Les cons. AH LES CONS ! Dieu sentit une grosse bouffée de colère remonter du fond de Ses infinis tréfonds.

– Au fait, j’allais oublier, aujourd’hui c’est aussi le dernier jour de l’été.

Alors, de l’eau du grand fleuve s’éleva un mauvais brouillard qui s’étendit jusqu’aux extrémités du jardin fleuri. Les feuilles des arbres jaunirent et se mirent à tomber sur le sol luisant et gras. Une odeur douceâtre s’éleva de la terre et se fixa dans l’air figé.

Le serpent glissa dangereusement sur la surface en décomposition et disparut sous un petit rocher.

Le froid tomba d’un seul coup, pas un froid sec et brillant, non, un froid humide et lent, un froid obstiné, épais, qui traverse lentement chaque couche de la peau, s’insinue dans le corps creux des os qu’il envahit de l’intérieur, insidieusement.

Adam frigorifié se recroquevilla sur son petit serpent.

Dieu leur fit signe de se mettre en marche. Ils Le suivirent en silence, deux silhouettes délavées par les coulées du ciel noir de gris. Tous les animaux avaient disparu. Les oiseaux ne chantaient plus.

Une pluie fine se mit à tomber

Ève frissonna.

Dieu attrapa un renne cossu qui passait par là, l’estourbit, le dépeça, fit sécher la peau, tailla dedans une longue chasuble qu’il pourvut de manches et assembla les chutes pour en faire des mitaines. Il déposa le vêtement sur le dos d’Ève, referma les côtés avec deux rangées de boutons.
– Et moi, alors ?
– Tais-toi Adam.

Ils arrivèrent devant un haut portail rouillé. Dieu fit jouer la serrure. La porte s’ouvrit dans un long gémissement.
– Voilà, nous sommes arrivés.

Adam franchit le portail en maugréant.  Avant de disparaître dans le brouillard, Ève se retourna. Elle leva les yeux et accrocha le regard de Dieu qui comprit à cet instant précis que la fin du monde parfait qu’Il avait imaginé n’était que le commencement d’un autre monde, plus âpre, plus acre, plus chaud, plus froid, plus exposé au gel et aux coups de soleil, un monde plus gris, rempli de ses couleurs à elle, qui saurait en faire un monde vivable, un monde vivant.

Et c’est ainsi que, pour punir les hommes, Dieu inventa l’automne.

La véritable origine de l’automne (53)

Ève se pencha vers le serpent et lui parla tout bas. En guise de réponse, Satan se contenta de hausser les anneaux. Suivit un moment de silence où Dieu sembla réfléchir.
– Est-ce que c’est vrai, Ève, tu veux vraiment partir d’ici ?
– Mais non, elle veut rester, c’est clair. Le vrai problème, c’est Adam. Qui accepterait de vivre avec lui jusqu’à la fin des temps ? Personne, surtout pas elle : vous l’avez regardée, la première femme ? Elle n’a besoin de personne, même pas de Dieu.
– C’est vrai, Ève, que tu n’as pas besoin de Moi ?
– Pas vraiment. Pas tout le temps.
– C’est plutôt reposant, non, quelqu’un de libre et d’indépendant. Ça change du gros bébé.
– Le gros bébé ! Quel gros bébé ?
– Le gros bébé qui pleure tout le temps. Le gros bébé qui a toujours mal à son petit serpent.
– Tes écailles, je vais te les faire bouffer en salade !
– TAIS-TOI ADAM, tais-toi ou je ne réponds plus de Moi. Taisez-vous tous.
Toi, le serpent, pour être monté sur l’arbre et avoir détaché le fruit de sa branche, tu ramperas éternellement. Tu glisseras sans bruit sur le sol. Parfois les gens te marcheront dessus. Tu les mordras alors, par réflexe, pour te défendre, et parfois tu les tueras sans raison. Ils te haïront pour ça. Ils te chasseront. Ils t’enfermeront dans des cages de verre. Tu seras l’animal le plus détesté de la terre. Et quand tu seras mort, ils t’exhiberont aux yeux de leurs enfants, étendu et inerte, pour que leur peur se transmette de génération en génération.
Adam ! Adam. Toi, je vais te mettre au travail. Là où tu vas, il n’y a pas de rivière où coulent le lait et le miel. L’herbe est rare, les arbres peu nombreux et les animaux courent bien plus vite que toi. La terre est dure, là où tu vas. Tu passeras des heures penché sur elle, à creuser, à gratter, pour qu’elle te donne à peine de quoi manger. Pour boire aussi, tu devras creuser, chercher un filet d’eau dans les profondeurs de la terre. Tes jambes te feront mal. Tes bras te feront mal. Tes mains saigneront. Le soir, quand tu te coucheras, tu seras si fatigué que tu n’auras même plus la force de te plaindre. Tu dormiras peu et tu seras encore plus fatigué quand tu te réveilleras. Tes jours s’écouleront, toujours gris, toujours pareils, sans saveur, sans odeur, sans rien qui te fasse espérer en un lendemain.
Quant à toi, Ève, tes enfants seront nombreux et ils seront différents. Tu les aimeras tous et parfois, ils t’aimeront. Souvent, ils te décevront. Ils seront beaux, laids, tristes ou méchants. Au début, ils auront besoin de toi. Ensuite, ils grandiront. Tu voudras les retenir mais ils s’en iront.
– Je les laisserai s’en aller.
– Et qu’est-ce que tu feras quand ils seront tous partis ?
– Alors, moi aussi je m’en irai.