L’internationale des carcasses

Mais vous savez quoi, les gens ?
On va tous mourir.
Crever.
Tous.
On va tous y passer sans exception. La mort, machine à hacher les vivants, la mort nous transformera tous en un tas d’os secs et craquants. La mort, magnifique invention, la mort qui embrasse à mort tous les dictateurs de la terre, tous les illuminés qui croient qu’il faut convertir son prochain à coups de poings, à coups de crosse, à grands coups de pieds dans le ventre, qu’il faut aller dégommer les types de l’autre côté de la montagne parce qu’ils ont le nez ou la bite de travers, ou qu’il faut apprendre à cette femme ce qu’il en coûte de montrer ses cheveux, ses cheveux, vous vous rendez compte ! Manquerait plus qu’elle nous montre son visage, cette trainée, Trainée ! Tes cheveux on va te les raser et tes idées, on va te les faire rentrer dans le crâne, une bonne baston, tu verras, ça calme sa femme.

Une bonne baston, c’est encore le meilleur moyen de mettre fin à n’importe quelle discussion. D’ailleurs à quoi bon discuter quand on est sûr d’avoir raison. Discuter, merde, est-ce qu’on a que ça à foutre quand on voit ce monde envahi par des gens pas comme nous ? Un bon coup de poing, de batte, ou de canon, voilà qui règle l’affaire en moins de deux ou mieux, une bombe à fragmentation bien placée qui broie les membres des petits enfants pour étendre le territoire de l’empire et frotter aux pages des livres d’histoire  l’égo boursouflé du bien-aimé empereur.
Le Grand Fromage dit : « Ils sont vilains » et nous le croyons. Ils sont sales et nous le croyons. Ils sentent mauvais et nous le croyons. Ils portent des jupes et nous non. Ils sont blonds. Bruns. Roux. Ils aiment le pâté en croûte et nous sommes végétariens. Ils s’empiffrent de betteraves alors que toute betterave est unique. Toute betterave est sacrée. Laisserons-les assassiner notre Saint-Légume ? Bien sûr que non. Alors, comme des cons, nous partons la fleur au fusil mourir dans les tranchées pour la gloire de la Sainte Betterave.

Mais vous savez quoi, les gens ? On va tous mourir, tous. Les blonds, les roux, les cons et les doux. Empereurs, dictateurs, arracheurs de dents ou de betteraves, gourous à deux balles, tortionnaires contents de l’être et maîtres du monde fous dans leur tête, la mort viendra tous vous choper par derrière, tout se termine toujours par un grand trou rempli d’asticots bien vivants. 
On devrait y penser avant de s’enrôler pour la prochaine croisade et de loger la première balle dans la tête de celui ou celle qui habite de l’autre côté de la frontière.
À quoi ça va servir d’aller casser la gueule des autres, des roux, des blonds, des bruns ou des porteurs de lunettes si c’est pour nous retrouver réunis tous ensemble, dans six mois ou dans vingt ans, au sein de l’internationale des carcasses dévorées par les vers ?

Des gens qu’on voudrait embrasser

Il y a des gens qu’on voudrait prendre dans ses bras.

Des gens dans la rue, au restaurant. Des hommes qui passent. Des femmes. Des enfants. Ce petit garçon en bout de table à ma droite. Ses parents assis, perpendiculaires à lui. Son papa, au dos massif. Sa maman aux cheveux noirs. C’est quand son petit merci est sorti de sa bouche que je l’ai regardé, furtivement parce que ce merci était à peine murmuré, fragile et pas juste poli. Je l’ai regardé du coin de l’oeil, surtout pas qu’il me remarque, surtout pas le déranger. Une ou deux secondes, le temps de voir sa tête ronde, ses lunettes, son air appliqué, penché sur l’assiette du petit-déjeuner. Un peu rond et très myope, très poli et très gentil aussi. Trop gentil peut-être, trop doux, trop tendre pour jouer au foot à la récré, exposé aux coups, aux moqueries, petit gros aux grosses lunettes, petit gros toujours un peu à côté, petit garçon doux qui donne sa plus belle forme au mot « merci ».

J’aurais bien voulu le prendre dans mes bras, le serrer bien fort, lui dire qu’il était beau, qu’il allait grandir, devenir une personne magnifique, avoir une bonne vie. Peut-être que je me trompe, que je me raconte des histoires, mais dans le visage de ce petit bonhomme, dans sa voix, dans ce merci murmuré et clair à la fois, il y avait toutes les raisons du monde de le serrer bien fort contre moi.