Scène 6 (Cont.13)

 

Madame H. : Je ne recherche absolument rien.
Patrizia : Ou des figurants pour vos photos de famille.
Madame H. : Je n’ai pas besoin de famille.
Patrizia : Vous êtes vieille, vous êtes seule et vous avez froid.
Madame H. : L’absence d’enfants de me trouble pas.
Patrizia : Paolo me manque.
Madame H. : Plus que deux semaines.
Patrizia : Vous parlez de quelque chose que vous ne connaissez pas.
Madame H : L’attente, je connais ça.
Patrizia : Je n’attends pas, je marche sur une jambe. J’ai la moitié d’un cœur qui bat.
Madame H. : Plus que deux semaines.
Patrizia : Vous avez peur hein ? Vous avez peur que je vous plante là, juste deux semaines avant vos foutus six mois. Bien sûr que je vais rester. Vous serez toujours la plus belle pour aller danser… Tout est si calme ici, tout est si organisé, on sait toujours ce qui va se passer.
Madame H. : Il fait beau dehors.
Patrizia : Les vêtements dans l’armoire, je les classerai par couleurs et du plus clair au plus foncé.
Madame H. : On pourrait sortir.
Patrizia : Les couleurs pleines et les imprimés. Finalement, j’aime bien les imprimés. Les grands motifs, les robes à fleurs, les bras nus et les sandales bien décolletées. Une armoire à chaussures. Des ballerines pour les jours plats et des escarpins si je veux voler.
Madame H. : Essayez de courir avec des escarpins.
Patrizia : Ce sera joli en plein soleil. Ce qui manque ici, c’est la lumière.
Madame H. : On devrait sortir.
Patrizia : Ce qui manque ici, c’est l’été.

Scène 6 (Cont.12)

Madame H. : Nous sommes tous une peau à la recherche d’une autre peau. Moi, j’adore chercher et j’adore trouver. Je veux continuer à jouer. Les gens sont vieux quand ils ne peuvent plus jouer. Moi, je suis contre la vieillesse. Je me sens si bien. J’ai des fourmis dans les jambes. J’ai envie de mordre et de manger. J’ai envie de tourner sur mes talons, de faire voler ma robe à l’horizontale, qu’on voie mes jambes, mes jambes, c’est ce que j’ai de mieux, mes jambes, avec mes cheveux.
Patrizia : On ferait mieux d’arrêter ici. Dans deux semaines vous voudrez une robe à fleurs, des socquettes roses et des sous pour acheter une barbe à papa.
Madame H. : Quoi qu’il arrive, j’ai une dette envers vous.
Patrizia : 75’000 Euros hors taxes.
Madame H. : Je ne parlais pas en Euros.
Patrizia : Vous parliez en quoi alors ? En chameaux ?
Madame H. : Vous allez rentrer chez vous.
Patrizia : Dans deux semaines. Je suis fatiguée.
Madame H. : Il faudra trouver un appartement.
Patrizia : Et du travail.
Madame H. : À Lecce.
Patrizia : Oui, à Lecce. Avec mon fils.
Madame H. : C’est triste.
Patrizia : Je vous demande pardon ?
Madame H. : Vous avez devant vous une vie immense.
Patrizia : Une cuisine, une salle de bains plus un salon et deux chambres.
Madame H. : Vous ne voulez pas rêver plus grand ?
Patrizia : Je veux pas rêver. Je veux un appartement.
Madame H. : Et votre fils, il voudrait peut-être un jardin ?
Patrizia : Paolo n’a pas encore deux ans.
Madame H. : Un jour, il aura votre âge.
Patrizia : Et alors ?
Madame H. : Et alors ? Il sera comme vous, exactement comme vous à 23 ans : diplômé, sans emploi et à la recherche d’un appartement. Vous pourriez lui proposer autre chose, vous pourriez vouloir autre chose, non ?
Patrizia : Vous cherchez une femme de ménage ?

Scène 6 (Cont.11)

Madame H. : Regarde le cordon de peau qui les relie
Ça dépend de vous.
Patrizia : Je vous demande pardon ?
Madame H. :  Vous savez bien que ça dépend de vous.
Patrizia : Vous avez fait tout ça juste pour tirer un coup ?
Madame H: Et pourquoi pas, après tout ? C’est vrai que la photo de mon mari avec cette jeune fille m’a énervée. Mais pas tant que ça, finalement. Il fallait de toute façon faire des travaux de façade, retoucher le ventre, remonter les seins… L’augmentation, je n’ai jamais voulu, mais le chirurgien m’a proposé quelque chose de discret, juste de quoi mieux remplir mon décolleté, vous voyez ?
Patrizia : Pas très spectaculaire. Vous n’aviez pas de poitrine, avant ?
Madame H : En taille de bonnet, je suis passée de B à C.
Patrizia : Tout ça pour ça.
Madame H. : J’aime bien mon nouveau décolleté mais je déteste la vulgarité.
Patrizia : Le silicone, moi je trouve ça vulgaire.
Madame H. : C’est vieillir qui est vulgaire. Vulgaire et mal élevé.
Patrizia : Heureusement que je suis là pour vous éduquer.
Madame H. : Vous êtes là pour que je mouille encore. Pour que je sois encore trempée au moment où cette main s’approche pour me toucher. Pour que la machine fonctionne. Pour que le désir fonctionne. C’est pour ça que vous êtes là.
Patrizia : Obsédée.
Madame H. : Absolument pas. Possédée. Possédée, peut-être, ou non, rien de tout ça. Rien de tout ça. Tout le monde désire. Tout le monde. Toutes les stratégies mènent à deux peaux qui se lèchent et qui se mélangent.
Patrizia : Tous des obsédés.

Scène 6 (Cont.10)

Patrizia : Et ça vous a plu ?
Madame H. : Si ça m’a plu ? Comment vous expliquer… Je me souviens de leurs mains, de leur bouche, de leur souffle. Du noir et du soleil qui se lève à l’intérieur. Si ça m’a plu ? Si ça m’a plu !
Elle rit.
Je me suis construite autour de ça, baiser, quel vilain mot. J’ai annulé des rendez-vous importants pour « baiser » comme vous dites. Je me suis réveillée à des quatre heures du matin. J’ai pris ma voiture. J’ai roulé pendant des heures… Baiser… On devrait dire, se démultiplier ou se dissoudre, c’est ça, se dissoudre. Ou alors, s’envoyer en l’air. J’aime bien, s’envoyer en l’air, on ne décolle pas comme ça, d’un seul coup, il faut de l’élan, il faut de la vitesse…
Patrizia : … Du carburant et un avion…
Madame H. : … Ou une ficelle et un cerf-volant. On s’envole aussi avec un peu de vent.
Patrizia : … Parce que maintenant il faut un brevet de pilote pour s’envoyer en l’air.
Madame H. : Alors, je cours. J’adore courir, vous comprenez.
Patrizia : Oui, pour faire le raton-laveur.
Madame H. : Non, pour faire voler mon cerf-volant.
Patrizia : Une petite fille de 54 ans.
Madame H. : Non. Une grande fille de 54 ans. Une grande fille qui joue sur la plage, avec un seau, une pelle et un cerf-volant.
Patrizia : Vous pensez jouer encore longtemps ?

Scène 6 (Cont.9)

Madame H. : C’est dommage. C’est un jeu qui peut durer des heures et qui peut même s’arrêter là.
Patrizia : Génial : on danse, on se touche un peu et après chacun rentre chez soi.
Madame H. : On rentre toujours seule, c’est vrai, mais peut-être qu’avant, il s’est agenouillé.
Patrizia : Comme ça ! D’un coup ! Au milieu de la piste de danse !
Madame H. : Bien sûr que non. Quelque part dans le noir. Vous debout et lui à genoux. Ses mains sur vos fesses et sa langue qui fait son chemin. Deux corps verticaux ne prennent pas de place. Pas besoin d’une chambre ou d’un lit. Juste un bout de mur pour appuyer votre dos. Vous pouvez même garder votre robe, c’est l’immense avantage des bas, vous comprenez ? Les bas s’arrêtent juste là où il faut.
Patrizia : Et faire l’amour, vous avez déjà essayé ? Sans musique. Sans robe. Sans bas. Sans rien. Juste vous et lui allongés sur un lit.
Madame H. : Vous avez une drôle de manière de dire « faire l’amour ». Un peu comme si c’était un gros mot.
Patrizia : Baiser, vous avez déjà essayé ?
Madame H. : Seulement dans les grandes occasions.

Scène 6 (Cont.8)

Patrizia : On pourrait s’embrasser, par exemple.
Madame H. : D’abord se chercher dans le noir. Il a de belles mains, non ? Pourquoi ne pas en profiter ?
Patrizia : Voyons ces mains.
Madame H. : Ses mains, elles remontent des hanches vers les épaules. Elles redescendent. Elles glissent sous le tissu de la robe. Elles remontent jusqu’à la bordure des bas.
Patrizia. : Je ne mets jamais de bas.
Madame H. : Vous devriez.
Patrizia : Les bas, c’est pour les vieilles, non ?
Madame H. : C’est très troublant, les bas. Très érogène. Les jambes au chaud jusqu’à cette ligne qui s’arrête juste sous le pli de vos fesses. Vous dansez et la robe vous caresse, exactement à cet endroit. Vous ne pouvez pas être plus nue et plus habillée à la fois.
Patrizia : Vos préliminaires, c’est de la masturbation ?
Madame H. : De l’auto-érotisation.
Patrizia : OK : auto-allumage d’abord. Ensuite, le cavalier glisse ses mains sous la robe pendant que les autres danseurs continuent à danser.
Madame H. : Les autres danseurs continuent à danser. C’est le jeu.
Patrizia : Ça s’appelle de l’échangisme.
Madame H. : Vous ne comprenez pas.
Patrizia : Si si, je comprends très bien. On met des bas, on sort, on danse, et on se tripote en public.
Madame H. : Justement pas. Ses mains doivent savoir rester invisibles.
Patrizia : J’oubliais, votre cavalier est aussi magicien.
Madame H. : Mais non, il est juste habile, attentionné et courtois. Et il peut vous tenir très longtemps au bout de ses doigts.
Patrizia. : C’est ce que je disais : un magicien.
Madame H. : Vous n’avez jamais rencontré un homme habile de ses mains. ?
Patrizia : Je ne sais pas… Je ne crois pas.

 

Scène 6 (Cont.7)

Patrizia : Petite dévergondée !
Madame H. : Vous faites chier. Chier. CHIER !
Patrizia : Encore un effort : si vous décroisez les jambes, on pourra vraiment discuter.
Madame H. : Se lève. Se met à marcher, tourne en rond.
Vous aimez danser ?
Patrizia : Danser quoi ? Le Twist ? La Rumba ?
Madame H. : Danser. Danser toute seule, moi j’aime ça. Fermer les yeux. Danser. Mes cheveux qui collent et les bulles de Champagne. Froid, le Champagne. Très froid.
Patrizia : Sur le sable au bord de la plage.
Madame H. : Les pieds nus.
Patrizia : Et vos escarpins ?
Madame H. : Il faut les lancer. Les lancer en l’air et voir qui les rattrape. C’est un jeu très amusant. Tout le monde tend les mains. Il y a une mêlée comme au rugby. Quelqu’un crie : Je l’ai ! Je l’ai ! Il tend le bras très haut. Les autres le tirent. Ils s’agrippent à son bras. Finalement, je récupère ma chaussure et le bras.
Patrizia : Et qu’est-ce qui se passe ensuite ?
Madame H. : Ensuite, ça dépend du bras.
Patrizia : Disons musclé à la peau mate.
Madame H. : Je prends le bras.
Patrizia : Et ensuite ?
Madame H. : Ensuite, on continue à danser. On boit. On se regarde du bout des doigts.
Patrizia : Drôle de façon de s’envoyer en l’air.
Madame H. : Vous devriez essayer les préliminaires.

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