Les personnes magiques

Les personnes magiques ne font pas de tours de magie.
Pas de discours, pas de déclarations solennelles et surtout pas le plateau du journal de vingt heures. Elles ne brillent pas d’un éclat particulier, non, à peine une lueur.

Les personnes magiques sont éclairées de l’intérieur.
À la lumière des bougies, à la flamme qui vacille et tangue dans l’air mouvant, fluide, délicate, fragile et qui résiste pourtant aux coups de chaleur, aux coups de froid, aux coups de vent, à la bêtise mondialisée et à toute la veulerie du monde saoulé du bruit des cons.

J’en ai rencontré quelques-uns,  je ne sais pas,  peut-être dix ou vingt ou trente; jeunes ou vieux, souvent si jeunes et si merveilleux. Posés bien à plat dans leur corps et dans leur tête. Tranquilles sans êtres anesthésiés, agiles, attentifs. Des marcheurs rapides, jamais fatigués de fouler la poussière qui blanchit les bas-côtés de l’été, jamais lassés du reflet que les néons allument sur le macadam d’une ville pressée de se mettre à l’abri de l’orage.
Et si la pluie continue à tomber, ils traversent la pluie. Et s’il neige ils continuent à marcher, leur pas toujours le même, un capuchon vissé sur la tête.

Des jeunes femmes et des jeunes hommes, rien de spectaculaire, juste cette flamme fragile qui projette autour d’eux un halo dansant, imperceptible et flou; une aurore posée sur les contours de leurs silhouettes menues, à contre-jour, dans le crépuscule des jours.

Hamster Maussade

Sur le ruban de caoutchouc noir tendu entre deux rouleaux de métal usiné, je cours, hamster glabre et peu jovial.
Je cours, immobile, sur un tapis roulant, gauche, droite, gauche, droite, ponk, ponk, ponk, ponk, ponk, en légère descente, à 9, 10 ou 11 kilomètres à l’heure.

Je cours sur place et je pense au hamster, mon frère, ses petites pattes frénétiques qui font tourner les barres de sa roue métallique. Un kilomètre et je n’ai pas bougé. Je suis toujours là, en face des fenêtres, du museau des voitures et la neige a fini de tomber.
Deux kilomètres et la vue n’a pas changé. Dehors, il pleut et dedans, ma position géographique n’a pas varié d’un seul degré. Stationnaire, je cours, je pédale dans le vide, le yaourt, la choucroute, le chocolat fondu ou le caramel mou. À côté de moi sur le tapis roulant, un autre hamster fait tourner son ruban. Nous voilà tous les deux galopants et cloués sur notre ligne de départ, à contretemps, ponkponk, ponkponk, ponk ponk, ponk… ponk, pendant que le soir tombe et allume des ampoules au groin des voitures.

Hamster, mon frère, on a bonne mine, toi dans ton tambour et moi sur mon tapis roulant, à courir à perdre haleine sans jamais avancer d’un seul centimètre.
Tu veux que je te dise mon pote, ça ressemble beaucoup à certains de mes jours, où je cours sans queue ni tête, je cours dès le lever du jour pour arriver au soir et lorsque  le soir tombe, je me retrouve très exactement à mon point de départ.

Discours de Bill Gates à l’occasion de la cérémonie d’ouverture du 44ème Forum Économique de Davos.

Mes très chers amis.

Quel plaisir de revoir tous ces visages familiers, je voudrais saluer Bono bien sûr, que je vois au premier rang assis à côté d’Angelina Jolie et de Pharrell Williams qui nous a promis d’interpréter Happy en version acoustique après le déjeuner.
Happy, je le suis. Quel bonheur vraiment de pouvoir nous réunir pour cette parenthèse ouverte dans nos vies remplies d’obligations, de rendez-vous et de décisions à prendre, car en fait, dans ce monde, il faut bien le reconnaître, c’est nous qui décidons.

Cette 44ème édition sera entièrement consacrée au thème des inégalités sociales et plus particulièrement au fossé qui ne cesse de se creuser entre ceux que j’appellerai les superriches et les superpauvres.
Imaginez. Imaginez! Nous tous qui sommes ici, nous sommes les représentants d’un petit groupe d’individus, à peine un pour cent des habitants de la planète qui détient plus de la moitié de la richesse mondiale.
1 pour cent. Seulement 1 pour cent!
Calculez avec moi. Imaginons que nous, les superriches, soyons fusionnés dans le corps d’une personne. Imaginons ensuite que la richesse du monde est un gâteau de dix mètres  de diamètre que nous séparons en deux parts égales. Notre représentant aura donc une part de gâteau équivalente à une surface de 78.5 mètres carrés, ce qui me paraît un peu beaucoup pour un seul estomac, mais c’est la faute au gâteau.
Penchons-nous maintenant sur le cas des superpauvres et de leurs 99 représentants. Si je divise 78.5 par 99, j’obtiens 0.78 mètre carré par individu, arrondis au centième supérieur, soyons généreux avec les pauvres.

D’un côté une part de gâteau de la taille de ma salle de bains, de l’autre une portion de tarte qui tient dans une boîte à chapeaux.

Si nous considérons le fait que les études montrent que notre part de Saint-Honoré ne cessera d’augmenter dans les années à venir, que croyez-vous qu’il va se passer, mes chers amis ?
C’est très simple, un jour, les pauvres voudront manger tout ou partie de notre part de gâteau. Logique. Mathématique. Et c’est là que j’interviens et que je préviens le danger. En vérité, en vérité, chers amis, la solution est simple, si simple, il fallait juste y penser. Mon programme se résume en un mot : DÉ-SCO-LA-RI-SATION.

Je vois à la fois l’interrogation et la stupeur se peindre sur vos visages. Laissez-moi vous éclairer. Le problème posé par les inégalités n’a rien à voir avec la richesse ou la pauvreté. Non. Il s’agit uniquement d’une question d’éducation. Aujourd’hui les pauvres font le même calcul que moi. Le même CALCUL, vous comprenez! Mais si demain, on ferme leurs écoles, les pauvres, les superpauvres, ils ne sauront plus calculer, vous voyez! Ils ne sauront même plus qu’il y a un gâteau.
Alors ce gâteau sera enfin le nôtre, entièrement, pleinement.

C’et donc NÔTRE GÂTEAU, chers amis, que je vous invite dès à présent à manger à pleines dents, à plein gosier, sans retenue, et pour longtemps.

Applaudissements. Standing ovation. Bill Gates veut poursuivre mais la salle en délire l’en empêche. Alors il reste là debout et il sourit.

Je précise quand même que tout ça n’est que fiction. En réalité Bill Gates ne se soucie pas du sort des pauvres. On trouvera sur ce lien le rapport annuel d’Oxfam sur l’augmentation des inégalités économiques extrêmes.

Épilation du langage

Est-ce que les aveugles voient mieux quand ils sont non-voyants ?

Nous avons si peur des mots, si peur. De plus en plus peur, les mots nous regardent droit dans les yeux, droit dans leurs bottes, ils nous disent que nous sommes faibles, tremblants, passagers, ils nous disent qu’un jour nous serons malades et qu’une longue maladie peut avoir plusieurs noms de cancers : le cancer du foie ou du côlon, le cancer des os ou n’importe quel cancer, n’importe quelle tumeur du cerveau.

Les mots nous disent les choses telles qu’elles sont, c’est pour ça qu’ils sont nés : dire au plus droit, au plus court, au plus précis. Dire ce que nous sommes, notre réalité et le monde qui nous entoure; il nous a fallu des siècles pour casser ces cailloux, les polir, en faire des galets lisses et plats que nous caressons amoureusement dans le creux de nos mains. Des mots tendres et des mots doux, des mots terribles, des mots crus, des mots âpres, des mots sortis d’un tamis ou d’une râpe à fromage, des adjectifs si précis qu’ils nous font saliver, rire ou bander.
Des adjectifs méchants, trop méchants, alors, il faut qu’on les efface : ils pourraient nous blesser, nous rappeler que nous sommes vieux, vieux, vieux, alors que nous poussons la porte du troisième âge ou celle du quatrième, la belle affaire, on pourra inventer tous les âges qu’on voudra, la réalité sera que nous serons vieux, séniles et souvent, nous seront malheureux.

Je ne sais pas qui a commencé. Les militaires étatsuniens peut-être qui n’en pouvaient plus de décompter les morts vietnamiens et les ont remplacés par des casualties, des choses vagues, incertaines, le produit indéterminé de la rencontre d’une balle et d’un abdomen dans le cadre très général d’un conflit armé mais pas d’une guerre, surtout pas une guerre, surtout pas ce mot.
Ou alors, ce sont peut-être les politiciens, qui ont rasé le langage, qui l’ont épilé au rayon laser pour que ne subsiste plus un seul poil, plus un seul point noir, plus aucun grain de beauté, juste une surface atone et lisse où plus rien ne peut tenir et plus personne ne peut s’accrocher. Un discours creux et vain qui tourne en boucle monocorde, le bruit de fond de nos vies, plus insignifiant et plus vide que toute la musique qui encrasse les cages de nos ascenseurs.

Je ne sais pas qui a commencé à faire bouillir le langage pour en faire de la pâte à tartiner.
Je ne connais pas les gens qui veulent stériliser le monde, en faire un plat pré-cuisiné.

Je me sens vieux, mort et vivant et parfois je bande, parfois je sens le fromage de chèvre. L’ail frais. Le pâté de campagne et le Beaujolais. Parfois, j’ai vraiment envie de chialer tellement c’est beau la neige qui tombe, le froid, le parfum des arbres en été. Parfois, je crie, et ce sont tous des enculés. Parfois, je bégaie, je bafouille, je m’emporte, c’est la vie qui monte ou qui descend, la vie en jeans ou robe du soir, la vie propre, sale, la vie qui sent les fleurs et les égouts.

Toute la vie qui ne tiendra jamais dans le cylindre écrasé d’un tube de pâte à tartiner.

Papa Tango Charlie

D’un seul coup le ciel bascule.

Je plonge sur eux en piqué.
Je les tiens dans mon viseur, il ne reste plus qu’à appuyer. J’ai vu ça dans les bandes-dessinées, Tanguy et Laverdure, objectif accroché, une silhouette dans mon collimateur.

On comprend si bien avec un dessin.

J’ai le doigt sur le détonateur.
Dans une seconde, je les réduirai en bouillie et en cendres et leurs cendres, je les atomiserai jusqu’à la dernière particule.
Dans une seconde, ils seront morts. Pas trop vite. Qu’ils brûlent d’abord. Qu’ils brûlent d’abord de l’intérieur, que leurs entrailles éparpillées fondent doucement dans l’enfer nucléaire que mes missiles auront allumé.

J’ai le doigt sur le détonateur. Objectif accroché. Dans une seconde, ils seront tous effacés, tous, autant qu’ils sont.
Tous, autant que nous sommes.
La seconde passe et mon doigt n’a pas bougé. Je tire sur le manche à balai. L’avion se cabre et se redresse. Dans la dernière case, il monte à la verticale, le nez pointé vers le soleil.

On comprend tout avec un dessin.

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