La chanson de la pluie

Tout est calme dans la maison.
Les dimanches d’automne sont deux fois plus dimanche. Le silence est deux fois plus doux étouffé par la brume, et le bleu dans le ciel est deux fois plus bleu. C’est un dimanche d’automne, le matin. J’écris et c’est difficile. Alors j’attends que mes phrases s’alignent en regardant dehors, le jardin et les feuilles encore vertes qui ne savent pas que la fin approche. Le clavier, l’écran et le silence. Les feuilles vertes et le ciel bleu. J’attends la fin des points de suspension. Aucun bruit.
J’attends en regardant l’écran.
Alors, tout doucement au milieu du silence, un timide accord de guitare. Un accord désaccordé, pas bien réveillé. Les doigts qui pincent les cordes, une par une, pour régler la note qui monte et qui descend, on dirait qu’elle a mal au cœur. On dirait qu’elle va pleurer. La corde se tend et se détend. Elle rejoint les autres cordes. Encore un ajustement. J’écoute. J’attends le moment où l’accord sera réveillé. Ça dure encore quelques secondes. Il a y une pause et d’un seul coup, toutes les cordes vibrent parfaitement. Je n’y connais rien en musique. Je sais juste que cet accord a la couleur de l’automne. Dans sa chambre, mon fils aîné doit être encore dans son lit. Allongé, sa guitare sur le ventre et les cheveux en bataille sur son oreiller.
Il joue, plaque ses accords parfaitement assortis à la couleur de l’automne. Je ferme les yeux pour mieux voir le ciel bleu que la pluie a lavé. Je ferme les yeux pour mieux écouter. Je n’y connais rien en musique, mais je connais le son de l’automne quand il glisse sans bruit sous la couleur de l’été. La musique que fait la fête, lorsque la fête est finie. L’absence de ses doigts qui fait une trace légère dans le creux de ma main.

This is the springtime of my loving.
The second season I am to know.

Né en 1988, mon fils aîné reprend sur sa guitare des notes inventées par Jimmy Page. Une chanson de Led Zepplin, The Rain Song, écrite en 1973. Note pour note ou presque. Je détecte une ou deux variations qui s’écartent de la version enregistrée en studio. Je pense à un concert et puis j’oublie. Mon esprit s’envole et j’écoute avec mon cœur la guitare de mon fils qui me parle de l’automne. Ces deux garçons avec moi depuis toutes ces années. J’ai toujours pensé que les autres ont un plan dans leur tête, qu’ils ont déjà tout préparé. Les cartables en cuir, les cours d’Anglais et de Chinois, de tennis, de golf. Ce qu’il faut faire ou pas. Ce qu’il faut dire ou pas. Ce qu’il faut penser ou pas. Les bonnes manières. Les bonnes écoles. Tu seras docteur comme papa. Ou président. Conducteur de bus ou d’avions. Avocat. Plombier, tu épouseras une plombière. Marguillier, tu épouseras une marguillière. Alors que moi, je n’ai jamais su. Jamais eu de plan pour eux. Juste une grande peur initiale suivie d’une joie immense de les avoir rencontrés, de les avoir connus, de les avoir aimés. Mon plan, c’était de leur montrer le monde, la montagne et la mer. Mon plan, c’était de les écouter. Mon plan c’était de leur montrer ce que je suis, sans leur dire ce qu’il faut faire. Mon plan, c’était de rester translucide pour que mon empreinte reste légère.
J’ai tellement aimé dessiner. Écrire. Écouter les cordes qui vibrent sur le manche d’une guitare sèche ou d’une Stratocaster rouge. Courir. Traverser les forêts chaudes de l’automne sur un vélo silencieux. Tous ces petits bouts de moi qui ont fini par traverser cet écran translucide.
Upon us all a little rain must fall. Un peu de pluie doit tomber sur chacun d’entre nous.
Tout est si calme dans la maison. L’automne se pose en douceur sur la terre. Mon fils aîné est toujours dans sa chambre. Il joue pour lui tout seul. Il reprend au début. Il laisse parler sa guitare. The Rain Song, la chanson de la pluie.
Dehors, il fait si beau.

J’ai parfois l’impression d’être arrivé quelque part.

Conversation avec ma muse


Sur le coin de ma table, deux bracelets ronds entourent le vide laissé par ses poignets.
Dans un coin de ma tête, elle me regarde, penchée sur mon épaule. Elle me dit que c’est pas mal, en appuyant sur le « a ». Elle me dit aussi que je tricote, que je minaude. Que je tortille de la virgule, qu’il y a trop de mots. Que mes effets de style, je peux me les mettre où je pense.

Elle me dit qu’il faut que ça sente. Que ça dégouline. Que le sang qui coule est épais et tiède. Que la nuit tombe avec fracas. Elle me demande si j’ai déjà pleuré, si je sais que les larmes ont un goût de métal. Elle me demande si je suis déjà tombé, si je connais le bruit mat que fait un corps qui touche le sol. Elle me dit qu’il y a trop de mots dans mes phrases. Penchée sur mon épaule, elle secoue la tête en disant non, ce n’est pas ça.

Elle me regarde et secoue la tête. Il y a trop de mots. Et pas assez de vie. Et pas assez de mort. Ceci n’est pas une dissertation. Elle sent bon. Elle me dit que je me dissipe et moi je lui dis qu’elle sent bon. Elle me dit que ce n’est pas la question. Qu’il faudrait que je me secoue, qu’à ce rythme, il faudra au moins un siècle pour arriver jusqu’au bout de l’histoire. Je lui réponds que ne n’ai pas que ça à faire, trier les mots pour faire saigner mes phrases.

Elle secoue encore la tête. Elle dit A-lors, fais ce que tu as à faire. Je lui dis c’est ça, je fais ce que j’ai à faire. Et que je n’ai pas besoin d’une muse pour recompter mes mots. A-lors, elle s’enfuit en riant par un coin de ma tête.

Avant de partir, elle dit encore : « N’oublie pas, pour ma peine, tu me dois un livre de chair. »

C’est une muse qui a de l’esprit.