Le cycliste à quinze ans

Mon premier Cilo, je l’avais oublié.
C’était encore le temps des cale-pieds. La lanière en cuir qu’on serre chaque fois avant de partir et qu’on retire un jour parce que ça va bien plus vite sans.

On est toujours pressé, à quatorze ou quinze ans.

Un matin, un bruit étouffé, très lointain, ce bruit de moteur diesel, bien lourd, bien gras et bien profond. Le chauffeur freine. Il rétrograde. Temps mort. Il remet les gaz à la sortie du virage et se lance dans la ligne droite. VRAM, très sommeil. Débrayage. VRAM, dormir encore. VRAM, on dirait… on dirait. VRAM, on s’éjecte du lit, le cœur battant et le corps endormi. Et là, debout en slip derrière la fenêtre on voit disparaître le cul jaunâtre du bus scolaire.

On saute en selle à moitié habillé. Pour la toilette, on s’en remet à l’eau de lycée. Et on descend. À fond. Tout à droite. Sur le grand braquet. Il fait froid. Les yeux pleurent et les mains gèlent sur les poignées de freins. La route se tord entre  barrières et murs de pierre. Un court instant on se redresse, on relance avant de replonger dans la pente. La tête dans le guidon on fond sur le prochain virage, on le connait par cœur, on le voit les yeux fermés. Et c’est là, juste à la lisière supérieure du champ de vision, qu’apparaît une zone scintillante et tout à fait hors de propos en cette fin de printemps.

De la glace.

Une coulée de glace posée sur toute la largeur de l’asphalte. On pense pêle-mêle : freiner, printemps de merde, freiner, une conduite a sauté, trop vite, trop tard, je vais m’écraser, moi dans le mur, du sang, mes morceaux partout sur les cailloux, je ne pourrai pas m’arrêter.
Une fraction de seconde avant l’éternité.
Alors par réflexe, on lâche les freins, essayer de passer, sans déraper, essayer de garder cette infime épaisseur de boyau en contact avec le sol gelé.

Le plan du monde s’incline. Doucement. Surtout ne pas mettre trop d’angle. Surtout rester vivant. Rester droit aussi droit que possible pendant que le mur, le mur se rapproche dangereusement. Ça va glisser. Je sens bien que ça va glisser. Je me prépare. Ensuite, il y a un blanc. Un flottement. Du mou dans ma roue avant. Le guidon se dérobe et je redresse, à contretemps. Debout, un pied sur une pédale, l’autre qui glisse sur le sol gelé, je traverse toute la largeur de la route, retrouve la terre ferme, manque de me faire désarçonner, freine, freine et finis par m’échouer sur le bas-côté.

Je me relève. Je relève mon vélo. Je fais quelques pas. Les jambes me manquent, le cœur aussi. Dans ma tête le grand rien, le néant, le vide absolu. Soleil. Froid. Route. Mur.

Je suis là. Je suis vivant, je ne sais pas comment.

La supplique du vélo

Ah non pas ça.
Tout mais pas ça.

Je retire tout ce que j’ai dit. Tu es beau. Tu es fort. Tu es fuselé. Des membres magnifiques. Le mollet fait pour le grand braquet. La cuisse grimpeuse. Les abdos serrés dans ce torse étique que le vent traverse sans jamais pouvoir s’y accrocher. 

Tu es le corps du cycliste optimisé.

Alors, tu vois, ça me ferait vraiment mal au seins qu’un athlète comme toi se mette à pédaler en mode assisté. Et moi, tu y as pensé ? Serai-je donc ton dernier vélo pédalo-propulsé ? L’ultime descendant de ta fabuleuse lignée ? 

Ton premier Cilo, tu te souviens, cadre en acier, deux fois cinq vitesses, manettes placées en haut du tube oblique. Doré comme cette aube où tu escaladas sans mollir les douze pour cent qui te menaient à ton lit. Cinq heures du matin et tes roues incertaines fendaient l’écume des bières de la nuit. Arrivé au fond du faux-plat, tu as regardé le plan incliné dressé devant toi. Le soleil allait bientôt se lever. Entre deux haut-le-coeur, tu t’es dit quand faut y aller, faut y aller. En danseuse que tu l’as franchi, ce putain de raidillon. Même pas ralenti. Même pas posé un pied à terre. Effacé la pente d’une seule traite comme Coppi. Une fois arrivé en haut, tu as grimpé sur le dos de l’abricotier, sauté sur le rebord de la fenêtre que tu avais laissée entrouverte avant de t’en aller. Ta façon de rentrer en loucedé dans ta chambre aux heures interdites, sans réveiller ta mère au réveil conditionné par le déclic de la porte d’entrée.

Dis, est-ce que tu le referais aujourd’hui ?

Moi je pense que oui.
Tout aussi bourré et sans électricité.

La parade du cycliste trop gras

Ce qui est sûr, c’est que je vais te descendre illico calculer à la cave.

Quand je pense que je t’ai monté au salon pour te changer les plaquettes de freins. Saloperies de plaquettes qui fondent comme du beurre au soleil. Alors oui, si tu freines pas elles s’usent pas. D’ailleurs, le cycliste ne freine pas parce que « se freni non vinci », citation attribuée à Mario Cipollini, coureur sculptural italien dont la vitesse de pointe n’avait d’égal que le goût des seringues espagnoles.

Donc tu m’espionnes « à l’insu de mon plein gré » selon le bon mot de Richard Virenque, autre cycliste qui en son temps avait été attaqué par un essaim d’aiguilles plus ou moins stérilisées. Il me faut rappeler ici un principe de base : mon écran c’est mon écran. Les informations écrites dessus sont destinées à moi-même uniquement et exclusivement sauf accord préalable avec un tiers, personne, animal ou vélo. Pour ma dernière commande de cuissard, je ne crois pas avoir passé un tel accord avec toi. On n’en a même jamais parlé. Bon. Je confirme, tour de taille : 87 centimètres. Poids : 77 kilos. Je te fais confiance pour la masse volumique de la graisse et tous tes calculs à la con. Du gras, j’en ai et je le garde. On ne sait jamais. Et toi, ton poids, rien à cirer, ni de celui qui pourrait te remplacer.

Non, j’ai une autre idée, un joujou extra qui t’envoie un supplément d’âme quand il te reste plus rien dans le jarret.
Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? C’est-y pas triste, sombrer dans les substances ? À mon âge avancé !
Mais non, je te rassure, je continuerai à marcher à l’eau claire. Seulement, j’ai découvert un nouveau produit miracle. Efficace, discret et sans aucun effet secondaire. Lové dans l’axe du pédalier.

Ça s’appelle un moteur et ça marche à l’électricité.

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