Le Tour de Rien : le chien

A vélo sur les routes taillées dans le flanc des montagnes, le danger vient des étables.

Par extension, le danger vient de tous les espaces créés pour abriter ou contenir des têtes de bétail, laitières, comestibles ou purement décoratives si on est végétarien. Prenons la chèvre, ceci est une image, animal chaleureux qui aime la vie en groupe, le partage et les échanges, le soir autour du feu. Malheureusement pour elle, il arrive que la chèvre soit d’humeur folâtre, un rien l’amuse, un buisson, une fleur et la voilà qui s’égare, à l’instar de la brebis. Quelques minutes plus tard, elle se retrouve coincée au bord d’un gouffre sombre et vertigineux. Elle essaie de faire demi-tour mais le sentier est si étroit qu’elle sent le sol se dérober sous ses pas. Alors, elle se fige, les quatre pattes arc-boutées au-dessus du ravin. L’après-midi touche à sa fin. L’orage menace et la nuit va venir sans l’ombre de Monsieur Seguin.

Mais heureusement, dans chaque troupeau il y a un berger et dans chaque berger, il y a un chien, Rex, qui franchit en bondissant les obstacles, court, vole et ne venge personne si ce n’est l’honneur de la chèvre, honteuse d’être prise en si piteuse posture mais heureuse de pouvoir se tirer d’un si mauvais pas. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Rex a fait le tour du problème, passé une corde autour du ventre de la chèvre et tiré à lui ce corps tremblant pour le déposer en sécurité sur une pierre plate. Maintenant ils cheminent, lui devant elle derrière, ils sont en vue de la bergerie, la nuit se pose sur les montagnes et dans l’âtre rougeoyant fume une soupe de chalet.

Sa mission accomplie, Rex s’allonge sur le seuil de pierre. Vu de loin, on dirait qu’il somnole, la tête posée entre les pattes et la queue bien à plat sur le sol. Ne nous laissons pas leurrer par cette pose indolente. En vérité, le chien de berger ne dort jamais. Il veille. Il bande ses muscles au cas où entreraient dans son champ de vision un loup, un marcheur égaré ou une paire de pédales surmontées de mollets. Rex est un animal de course. Il dort huit heures par jour. Il ne boit pas. Il ne fume pas. Il suit un régime strict et exempt de matières grasses, alors que tout le pousse à mordre à pleines dents dans le tendre des hanches rebondies d’un marcheur potelé et rempli de hamburgers. Il visualise la texture de cette chair frémissante qui résiste à la douce pression de ses canines avant de céder, d’éclater en bouche, de libérer tous ses arômes de friture, de pain sucré et d’oignon mêlé à de la viande hachée. Mais voilà, à partir d’une certaine altitude et d’un certain niveau d’éloignement, le promeneur dodu s’efface derrière le sportif au mollet étique et bourré de protéines synthétiques, saveur orange ou faux chocolat! Pouâh! Le coureur compulsif, sec comme un coup de trique, rempli d’additifs et de substances chimiques qui attaquent l’émail et font des trous dans l’estomac. La première fois où Rex a goûté le jarret du sportif, il a eu un haut-le-cœur et il a vomi. Depuis, il a renoncé à la chair pâle des hommes. Le soir, allongé sur le seuil de sa bergerie, il recompte ses chèvres en rêvant à des poignées d’amour.

Alors, quand Rex me voit arriver, debout sur les pédales, à deux kilomètres à l’heure, enrobé à point, enveloppé mais ferme juste ce qu’il faut, les bas morceaux laqués par une fine pellicule de transpiration, quand il voit cette cible à peine mouvante et offerte à son regard concupiscent,
je vous raconte pas.
Sa gorge se serre et s’allonge. Ses yeux lui sortent des orbites. Il salive des rivières. Sa langue se déroule sur trois kilomètres. Il hallucine. Il a des vapeurs. La pression lui monte de l’intérieur. Le pelage se tend, se fissure, finit par craquer et sous les poils du chien surgit le fantôme du loup de Tex Avery.

Là, je compte mes abats et les watts qui me restent avant de finir en Royal Canin.

Il faut savoir que le chien de troupeau est une véritable machine à courir vite et longtemps. A la fois mélange de puissance et de vivacité, l’animal est d’un naturel obstiné et pas facile à semer. A vélo, deux stratégies : la première consiste en l’absorption massive de stéroïdes qui doubleront comme qui badine le volume de votre masse musculaire et vous permettront d’affronter la bête à mains nues. À noter toutefois que cette augmentation du volume carné entrave considérablement la fluidité du pédalage, ce qui pourrait s’avérer lourd de conséquences au cas où vous devriez avoir recours à la deuxième solution.

La deuxième solution, c’est la fuite. La fuite éperdue, debout sur les pédales et sans jamais se retourner, à condition de pouvoir rapidement se mettre dans le sens de la descente et d’avoir devant soi un beau chemin dégagé. J’estimerai la vitesse maximale du chien de berger à une pointe de 25 à 45 kilomètres à l’heure. À cette allure, sur un sentier de montagne, on mettra un frein sur la contemplation du paysage et on chantera Plus près de toi mon Dieu en mettant une majuscule à Dieu, dans le cas où on serait amené à se rencontrer très vite, que les présentations ne soient pas gâchées par des questions de protocole.

Donc je fuis à toute vapeur en sentant derrière moi le souffle chaud du carnivore incandescent à l’idée de me faire tomber de pour se repaître de mes chairs tendres et gorgées de sucres lents. Je l’entends qui halète, ses pattes frappent le sol, de plus en plus vite, de plus en plus près, il gagne du terrain, je le sens; ce foutu chemin est rempli de pierres, de trous, de bosses, que fait l’État, je vous le demande ? Au XXIème siècle, des routes en pierre alors que l’homme a conquis l’espace et tout recouvert de goudron.

Il est sur moi, je sens son haleine chaude, le bruit de sa respiration sous ma pédale gauche, le chemin fait un virage et moi, je ne me fais pas d’illusion : ce sera la cuisse ou le mollet. Mais non!  C’est finalement sur mon talon que ses crocs se referment. Sur mon talon, ah le con! Sa mâchoire se plante à l’arrière de ma chaussure, là où le fabricant, Dieu le bénisse, a prévu un gros renfort en caoutchouc. Alors, le temps qu’il réalise, je décroche mon pied de la pédale et de toutes mes forces, je lui balance ma chaussure en arrière dans sa gueule. Lui, surpris, s’accroche. Je soulève ma jambe, il est moins lourd que je ne pensais, je le secoue de toutes mes forces, le virage part à gauche et c’est alors qu’il lâche. Derrière moi, je l’entends rouler, pousser un cri étranglé, j’espère qu’il s’est pris un arbre en plein dans sa face, un arbre ou alors l’entier d’un buisson de ronces qui l’a épilé de haut en bas, préparé pour le barbecue que je dresserais volontiers dans ce petit coin de montagne pour offrir sa chair rôtie aux oiseaux. L’enfoiré, la carne, l’engeance à quatre pattes. Sur mon vélo à tombeau ouvert, j’ai les mains moites et les jambes qui flageolent. Je me retourne : plus personne derrière, plus personne devant, je relève la tête, juste à temps pour  me mettre debout sur les freins.

Parce que devant moi, la route se termine en cul-de-sac.

J’ai passé plus d’une heure à patauger dans les pâturages, plus d’une heure à décrire un arc-de-cercle immense, à zigzaguer entre les trous creusés par les sabots des vaches, que les derniers orages avaient remplis d’eau saumâtre. Une heure entre les sapins accrochés à la pente. Une heure en portant mon vélo. Sur la pointe des pieds. Une heure à le guetter. Une heure sans respirer.

A vélo, sur les routes taillées aux flancs des montagnes, le danger ne vient pas des cailloux qui roulent sous vos pneus et vous transportent malgré vous un peu plus près du vide; il ne vient pas des racines qui bloquent d’un seul coup l’entrain de votre roue avant, pas plus que des ronces qui s’agrippent à vos chevilles et font de jolis dessins.
Non.
À vélo, sur nos monts et dans les campagnes, par dessus tout, on aura peur du chien.

Le Tour de Rien : Encore l’automobiliste

Assis sur ton vélo, le paysage défile.

À gauche, il y a des champs, à droite il y a des champs. Au milieu, une route à deux voies et dans l’air les odeurs se succèdent à trente ou trente-cinq kilomètres à l’heure, parfois beaucoup moins quand la route est trop raide pour tes jarrets patinés. Dans les côtes en danseuse tu t’essouffles trop vite, toi qui ne sais pas danser. Alors, tu rétrogrades, tu moulines et finis par reposer tes fesses sur ta selle fatiguée. Il faudrait un vélo électrique, un vélo à pile, un vélo tracté par le vent, que tu prends dans ta face, comme toujours à vélo. Tu es là soufflant, pas très loin du zéro kilomètre à l’heure, tu inventes le vélo à voile et ton esprit s’envole dans le vent. Il faudrait de la toile et un gouvernail, une lampe frontale pour pédaler la nuit en forêt, acheter des blancs de poulet. Faire parler la fille de ton roman, la faire parler, c’est ça, oui. Saisi, tu tombes presque de ton vélo. La faire parler! Ébloui tu t’arrêtes, tu ouvres ton sac et tu écris en vitesse une note dans ton téléphone portable. La faire parler. Tu refermes le sac et tu remontes sur les pédales. La faire parler. C’était si simple, s’effacer et disparaître.
Laisser parler la voix du personnage.
La laisser parler.
Tu souris en montée à pas loin de zéro kilomètre à l’heure, tu la vois allongée sur une chaise-longue. Tu te redresses, le paysage s’efface, elle va parler c’est sûr et toi, tu tends l’oreille.

À ce moment-là, une voiture blanche vient caresser tes jambes à deux cents kilomètres à l’heure. Sur ta cuisse gauche, tu sens le souffle chaud de son rétroviseur. Ton guidon t’échappe des mains et tu manques de t’envoler dans le décor. Debout sur tes pédales tu hurles. Enculé! Enculé. Trouduc. Enfoiré. Connard connard connard CONNARD. Si seulement tu l’avais entendue venir dans ton dos, cette petite bite dans sa caisse kitée. Si seulement tu avais pu pressentir son arrivée dans sa savonnette motorisée. Tu aurais pu dégager ton pied de ta pédale, attendre qu’il arrive à ta hauteur et là, tu aurais imprimé à ta chaussure un fulgurant mouvement latéral. Vissé sous la semelle, l’étrier de fixation se serait dessiné en bas-relief sur la portière du véhicule. Une belle marque triangulaire dans sa carrosserie pourrie. Un trou indélébile dans la tôle de ce gros con que tu sodomises jusqu’à la douzième génération. La rage te propulse au sommet de la montée. Tu te dis que tu le retrouveras peut-être, un peu plus loin, un peu plus bas, quelque part ailleurs sur la terre, lui et son automobile blanche, tu connais la marque, le modèle et l’autocollant rouge en bas, à droite de la plaque d’immatriculation.

Arrivé en haut, tu as le souffle court. Par miracle le vent est tombé. La route descend en pente douce, au milieu de l’air sucré. La peste soit de tous les fâcheux. Des lamellibranches décérébrés. Que le printemps se retire de leurs terres. Qu’ils aient très froid. Qu’ils vivent pour toujours en slip au milieu de l’hiver. Qu’ils claquent des dents éternellement.
Devant toi la route fait un large virage. Tu appuies sur les pédales, tu prends de la vitesse. Il faudra la laisser parler, la fille dans ton roman. Tu souris, en roue libre. Aucune voiture à perte de vue. Tu penses à elle sur une chaise-longue. Devant toi la route brille comme un sou neuf. Tu penses à elle et tu oublies.

Tu oublies tous les fâcheux.

Tu as le kilomètre heureux.

Le Tour de Rien : l’automobiliste

Michel Audiard a tant aimé le vélo qu’il en a volé des caisses.
Cycliste étique et agile, toujours coiffé d’une casquette, il a fait dire à Jean-Paul Belmondo que, « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, les types de 60 kilos les écoutent. »
Il faut écouter les anciens : même morts, ils vivent encore.
Sur la route, on dira que, quand 2 tonnes d’acier montées sur quatre roues font face à 70 kilos de chair tendre et suspendue par un fil à deux pneus élastiques, c’est le cycliste qui plonge dans le fossé.

Du point de vue de l’automobiliste, le cycliste est un gendarme couché qu’on aurait redressé rien que pour empêcher tous ses chevaux-vapeur de galoper en toute liberté.
Prenons par exemple le cas d’une route de montagne. Étroite, par définition. Ce serait l’été. Les vacances. Il fait beau, un mardi. Le cycliste monte à son rythme, petite tache claire qui flotte dans ce vert immense. Il s’arrête. Il boit un peu. Il contemple devant lui les lacets taillés dans le dur flanc de la roche. Bientôt il commencera le décompte des épingles à cheveux. Il se remet en selle. Il sait qu’à la régulière, il lui faudra environ une heure pour parcourir ces douze kilomètres.
Une longue ligne droite le décourage un peu.
Mais il a en point de mire la première courbe légère juste avant le premier virage à 180 degrés. C’est alors qu’il entend derrière lui et porté par la brise un fragment de moteur qui bourdonne dans les notes basses.
Je répète : il fait beau. C’est l’été. L’action se passe dans un col de montagne reculé. Le trafic est extrêmement réduit parce que c’est un mardi. Nous sommes au milieu d’une portion de route rectiligne bordée d’un côté par un mur de pierre, de l’autre par un talus d’une hauteur de hauteur variable. À l’avant, échappé et solitaire, un cycliste élancé roule à une vitesse douze kilomètres à l’heure. Plus bas, en deuxième position, un camping car comprenant un coin kitchenette, un salon, deux chambres à coucher et un jardin potager remonte inexorablement vers l’échappé.
Sachant que l’indice de carburation d’un moteur diesel faiblit à mesure que la pente augmente et que le mollet du cycliste mollit avec la déclivité, à quel moment les deux véhicules vont-ils se rencontrer ?

Eh bien, je vous le donne en mille et même en cent mille milliards de foutus mille sabords : l’énorme glacière roulante vient coller son groin au cul du vélo exactement à l’endroit où commence ce léger virage à gauche et sans visibilité.
La grosse Bertha fait vroum.
Le cycliste pédale sans se retourner. Il sent dans son dos la chaleur du turbo. Le turbo souffle et siffle, le cycliste se demande quand il va piquer.
Vroum. Vraoum. Vravraoum.
Maintenant. MAINTENANT. Sinon ? Sinon quoi au juste ?
À l’intérieur du camping-car, l’écran indique une température de 22 degrés. Les enfants dorment et les bières sont au frais. L’étape d’aujourd’hui relie le point A au point B. Il paraît qu’il y a un petit lac au sommet du col. C’est là qu’on s’arrêtera pour pique-niquer. Ou peut-être plus bas, au fond de la vallée. On verra bien, on est en vacances, on s’en fout, on n’a pas d’horaire.
Et pourtant.
VRA-VRA-VRA-OUM.
Assez perdu de temps à suivre cette limace. C’est maintenant qu’y faut qu’on le dépasse.

La glacière roulante se décale. Le turbo hennit et le diesel ahane. Du coin de l’œil, le cycliste aperçoit le museau carré de la bête. Dans le frôlement du rétroviseur, il peut compter le nombre exact de ses taches de rousseur. Passent la fenêtre bleue de la salle de bains, la porte d’entrée du doux foyer. Son escalier. Rétractable. Qui d’un seul coup vient lui faire du pied. Est-ce qu’on voudrait l’inviter à entrer ?
Foin du sens de l’hospitalité. Ce que le cycliste ignore c’est que de l’autre côté du bungalow mobile une voiture décapotée descendait en roue libre pour mieux s’imprégner des senteurs de l’été. La trajectoire de ces trois véhicules va donc se croiser au beau milieu de ce joli virage masqué.
La décapotable freine à mort et met deux roues sur le bas-côté.
Le gros cul serre à droite, ce gros con.
Le cycliste place un demi-boyau sur le rebord de la fine bordure de béton, l’ultime frontière entre lui et le champ de pierres acérées qui attendent l’atterrissage de ses chairs tendres quelques mètres plus bas.
Le salon roulant donne un coup de reins.
Frôlement du pare-chocs arrière. Bouffée de chaleur et une grosse goulée de diesel bien gras juste sorti du four. Perte de vitesse. Déséquilibre. Coup de guidon à gauche et là, arrivée dans le champ de vision du capot de la décapotable.
Coup de frein.
Les pieds restent pris dans le mécanisme des pédales. L’épaule droite se penche vers le bitume. À l’arrêt. Au ralenti. Choc mat et étourdissement léger.
La voiture continue son chemin.
Le mobil-home s’est arrêté.
Le cycliste se relève. Il redresse son vélo allongé sur le flanc. Une légère égratignure sur le guidon. Trois gouttes de sang. Ses jambes qui tremblent. C’est alors qu’il avise le derrière massif du gros cul planté à dix mètres de lui. Sans réfléchir, il enfourche son destrier et fonce, debout sur les pédales, sur la cabine de pilotage dans l’optique d’obtenir une audience privée avec le conducteur du char autotracté.
Le pilote le voit venir, le genou ensanglanté, l’écume aux lèvres et une kalachnikov dans chaque œil.
Il met le contact.
Re-Vroum fait le diesel.
Son pied droit appuie de toutes ses forces sur la pédale de droite.
Dans un épais nuage de fumée noire, la grosse Bertha s’ébroue, s’arrache, au moment où le cycliste croyait pouvoir s’y accrocher. Dans un ultime effort, sa main se tend. En vain. Inexorablement, l’écart se creuse, 5, 10, 20, 50, puis 100 mètres les séparent et le mobil-home disparaît dans le premier lacet.
Tous les muscles tétanisés par ce sprint surhumain le grimpeur énervé zigzague et finit par s’arrêter.

Dans l’habitacle Monsieur monte d’un cran la température de l’air conditionné. Il se tourne vers Madame :

– Putain, y m’a fait peur ce con.
– Un peu plus et il nous rattrapait.
– Y en a de plus en plus de ces cyclistes, une véritable épidémie. Font chier.
– De toute façon, faut être débile pour partir en vacances à vélo.
– Mais ils se prennent pour qui à vouloir escalader les cols à deux à l’heure ? Moi je dis, faudrait leur interdire de rouler sur les mêmes routes que les bagnoles. Leur faudrait des routes séparées. Qu’il restent entre eux ces cons.
– T’as bien raison mon cœur.
– Tiens on va s’arrêter en haut pour l’attendre.
– T’es dingue, il va nous exploser.
– T’as raison chou, vaut mieux éviter ce genre de cinglé.

Le Tour de Rien : la selle

L’élu de votre coeur est arrivé chez vous.
L’élu est beau. Il est élancé. Son cadre profilé et sa couleur vous charment. Il sent bon le caoutchouc neuf et l’odeur de garage en été.
Voici enfin venu le temps de pédaler.

Never as good as the first time, vous fredonnez cette chanson de Sade, alors que votre compagnon à deux roues glisse sans bruit sur le ruban lisse et tiède du premier kilomètre.
Pour cette inauguration, vous avez choisi un parcours plat et si possible dépourvu de voitures. Il fait beau mais sans excès et l’unique fonction des rares nuages qui vous accompagnent est de vous garder au frais. Devant vous, juste la trace d’un sillon rectiligne qui coupe en deux les prés. Au fond une colline. Des vaches tachetées. Une ferme. La vie enfin, le monde à hauteur d’homme et à la vitesse de la brise en été.
Un presque petit bout de bonheur.
Presque.
Ne serait-ce cette gène légère. Ce fourmillement imperceptible qui nait là, entre les cuisses, un peu en avant et un peu en arrière, on ne saurait dire précisément; quelque part entre cette zone sensible qu’on appelle le derrière, et le devant qu’on appelle pas mais qui revient en courant. On se dit c’est rien, ça va passer, c’était juste pour rigoler.

Deux kilomètres plus loin, on ne sent plus son arrière-train.
Alors, on s’arrête, on s’ébroue. On attend, jambes écartées, que dans notre soubassement, le sang recommence à circuler. Ensuite, on se remet en selle, mais pas pour longtemps. En plus du fourmillement, la tête d’un os qu’on ne connaissait pas émerge peu à peu de la petite poche rembourrée où elle était enfouie depuis la nuit des temps. On dirait deux petites bosses qui se forment à l’intérieur des fesses, à cet endroit tendre et délicat ou votre postérieur appuie maintenant de tout son poids.
Le vélo de route est un pourtant un sport assis.
En danseuse et offert tout entier à la prise du vent aigre qui vient de tourner, on se dit qu’il sera long, le chemin du retour : tous ces kilomètres à piocher debout alors qu’on pourrait simplement descendre et marcher à côté du vélo. Mais non. On a sa fierté. Donc, on continue, les jambes roides et une crampe naissante à l’orée des poignets. Les mollets sifflent et on continue. Les genoux couinent et on continue. Les cuisses se mettent à trembler, c’est le syndrome du flageolet.

Finalement, on se rassied.
On se rassied et ça fait mal. On avance un peu sur la selle, ça fait mal aussi. Plus en arrière ? Pareil ! Alors, de guerre lasse, on finit par reposer son séant au beau milieu de l’assise, on serre les dents et on pédale. Le soir on reste allongé sur le ventre. Le lendemain, considérant avec effroi le profil sévère de la chaise de bureau, on décide pour la beauté de nos jambes qu’il sera bien plus efficace de travailler debout.

Vous pouvez oublier tout ce qui précède si votre Tour de Rien fait juste une fois le tour du pâté de maisons.
Mais si vous avez prévu de passer une heure ou deux assis à l’aplomb de votre pédalier, prenez un peu de temps pour bien choisir votre siège. Et si votre temps de pédalage devait dépasser le seuil de la demi-journée, considérez l’acquisition d’un cuissard rembourré aux zones sensibles. Certes, le profil impeccable de vos fesses sculptées sera quelque peu défiguré par cette large galette aux bords rebondis. Mais dès qu’il sera en selle, ainsi protégé, votre postérieur ébloui perdra le vilain nom de derrière pour devenir le siège sacré de vos plus belles échappées.

Le Tour de Rien : le vélo

Le vélo est une figure géométrique filigrane qui résulte de l’assemblage de trois triangles et de deux cercles parfaits si les pneus sont bien gonflés.
Pour déterminer le modèle et la taille qui correspondront le mieux à votre morphologie, on utilisera la formule suivante : soit Y votre taille en centimètres divisée par le carré de la longueur de l’hypoténuse correspondant au tube inférieur et multipliée par la somme des carrés des cathètes, respectivement le tube de selle et les haubans.
Vous me suivez ?

Mais non, je déconne.

Pour pédaler à l’aise sur votre destrier, il vous faut d’abord le chevaucher.
Voici comment.
Un ami choisi par vous pour ses qualités athlétiques tient la roue arrière du vélo-témoin fermement serrée entre ses jambes et la selle à deux mains. Montez alors en selle et vérifiez d’abord la position du torse et des bras. On dira que si vos bras sont en complète extension vers l’avant et que votre menton frôle la barre du guidon, il ne vous manque plus qu’un casque profilé pour prendre le départ du Tour de France. Cet avantage aérodynamique pourra toutefois se révéler vain, voire dangereux, si votre étape du jour se limite à un aller-retour entre votre domicile et l’étal du boulanger.
Par conséquent, on dira que le niveau de confort du cycliste s’abaisse en même temps qu’augmente l’allongement de ses bras et que diminue la distance Y qui sépare sa tête de son guidon. Lorsque Y égale zéro, le cycliste aura le choix entre :
– Pédaler à plat-ventre, la nuque bloquée à angle droit pour voir surgir au loin la silhouette menaçante d’un trente-trois tonnes lancé à pleine vitesse sur la voie de gauche.
– Pédaler à plat-ventre, la nuque relâchée et le champ de vision limité à une bande d’asphalte d’une longueur de trois mètres environ.
Dans le premier cas, ce sont les cervicales qui morflent avant que la douleur ne descende dans les épaules. Dans le deuxième cas, le cycliste pourra être enterré avec son vélo.

Nous n’en sommes pas encore là.

Vous êtes toujours en selle et votre ami, la roue arrière toujours serrée entre ses jambes, votre ami commence à fatiguer. Deux secondes quand même ! On est pas aux pièces. S’imagine-t-il, ce simple, que c’est déjà terminé ? Mais, il pense à quoi, ce farfadet ? Et vos jambes, alors ? Est-ce que vos jambes, c’est du poulet ?
L’autre agité répond qu’il n’a pas que ça à faire, eh bien si, justement ! Et que cessent de suite ces longs gémissements ! Ainsi rabroué, il geint, il se lamente. Il murmure entre ses dents que ses bras se tétanisent, que ses jambes l’abandonnent et que c’est vraiment nul d’avoir un ami. L’heure n’est pas au rappel de la solidité des liens qui unissaient Montaigne à La Boétie. Qu’il la ferme et se tienne tranquille jusqu’à la fin de l’essayage, compris ?
Maintenant, il boude, parfait.
Reprenons. Votre fondement confortablement installé sur la selle, vous faites descendre une pédale dans la position la plus basse, sur le cadran d’une montre elle indiquerait la demie. Posez votre talon bien à plat sur la pédale. Idéalement, votre jambe devra être presque tendue, PRESQUE, mais pas tout à fait, votre genou ayant besoin d’une légère flexion pour exulter sur votre biclou.
Ajustez la hauteur de la selle et voilà, c’est déjà fini ! C’était vraiment pas la peine de s’énerver. Votre ami s’en va sans vous saluer. Ça tombe bien, vous n’avez plus besoin de lui. Il vous reste maintenant à donner votre premier coup de pédale, le genou souple et le buste altier. L’air est doux et la route lisse ronronne sous la caresse de vos pneus profilés.

Juste une dernière chose avant de vous laisser glisser sans bruit jusqu’au fond de l’horizon : quelle que soit votre envie, votre but ou votre destination, au moment de choisir celui qui vous conduira chez votre coiffeur ou sur les hauts du Tourmalet, n’oubliez jamais qu’à vélo, votre premier ennemi, c’est le poids. Je vous livre ici l’équation qui vous permettra de mieux comprendre l’impact du gramme de matériel sur le corps du cycliste, à savoir qu’un kilo supplémentaire embarqué sur votre bicycle multiplié par cinquante kilomètres équivaudra à un quintal de fatigue en plus pour vos petits mollets.
La formule vaut également pour celle ou celui qui chevauche sa monture : plus j’avance en âge et en largeur, plus le moindre faux-plat me voit tirer une langue de trois mètres et je vois devant moi les insignifiantes collines de jadis se transformer soudain en autant de cols hors-catégories.

Qu’importe. Je roule à plat au milieu de l’été. La cuisse légère et le cœur en pente douce.

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