_ Vous ne croyez pas aux visions, votre Excellence ?
_ Je devrais, n’est-ce pas ? Les visions, les miracles, ce sont là les bases de la foi mais je dois concéder une certaine réserve par rapport au merveilleux. Voyez-vous, j’ai toujours en tête ces illustrations qui ornent les bibles destinées aux enfants. On y voit de magnifiques rais de lumière qui percent les nuages lorsque Dieu souffle dessus. Ses joues gonflées et ses cheveux de vent. La pomme et le serpent. La croix, la couronne d’épines, les clous. La lance qu’on enfonce dans le flanc. La pierre enlevée et le tombeau vide. À force, ces images se sont inscrites dans les couches les plus profondes de notre imaginaire aussi bien que celle d’un Jésus blond et musclé, ou de sa mère toujours vêtue de bleu et de blanc. Description qui correspond exactement à celle qu’en fait Bernadette Soubirous lorsque la vierge lui apparaît dans la grotte de Massabielle. Est-il possible que ces visions ne soient qu’un prolongement de toutes les représentations forgées par les artistes au cours des siècles ? Je n’en sais rien. En ce qui concerne la bienheureuse Hildegard, il semble tout de même curieux que le Très-Haut lui soit apparu pour imposer la danse dans le curriculum bénédictin.
Dieu aimerait-il la danse à ce point ?
Mois : février 2025
Page Cinquante-Neuf (5)
Paul se leva, marcha vers la cuisine sans lâcher le livre, l’index glissé entre les deux pages qui marquaient le début du soit-disant chapitre trois. De sa main libre, il versa de l’eau dans la bouilloire, appuya sur l’interrupteur, versa le contenu d’un sachet de café en poudre, lait compris, dans une tasse aux bords usés. On voulait jouer alors d’accord, on allait jouer.
Retour page cinquante-neuf. Un bateau. Bon déjà vu, mais bien sûr pas le même bateau. La mer toujours, mais une autre mer. Et un bled au nom imprononçable. Sinon, bonne nouvelle, plus aucune trace de napalm.
Au contact de l’eau bouillante, la poudre frémit, plongea, colora le mélange d’un beau brun chimique et fit paraître à la surface une couche de mousse si compacte qu’on aurait dit du fromage frais. De retour au lit, Paul s’en tartina la lèvre supérieure et s’essuya du revers de la main. Il libéra enfin son doigt marque-page et reprit le cours de son histoire. Page cinquante-neuf. Monsignore est toujours là.
_ Mais je m’égare, pardonnez-moi. Nous ne vous avons pas fait venir ici pour écouter un exposé sur le déclin de l’église catholique. Seulement, je ne sais pas, je vois chez vous une véritable qualité d’écoute, chose très rare de nos jours. Une question de temps. Les gens n’ont plus le temps. Ils sont pris par le temps, dans le temps, dans leur temps. Ils font toujours quelque chose. Ils vont toujours quelque part. Ils ont des projets. Des maisons. Des automobiles. Des ordinateurs et des téléphones qui sont à la fois leurs parents, leurs amis, leurs confidents. Leurs vies en somme, leurs vies en photographies, en dates, en rendez-vous et en relevés bancaires. Le monde qui tient dans le creux de leurs mains. Le monde en continu. Le monde en temps réel.
_ Je n’ai pas de téléphone portable.
_ Je bénis une fois de plus la personne qui nous a mis en relation. Vous êtes vraiment l’homme de la situation.
_ Et quelle est la situation ?
_ Délicate. Très délicate. Nous avons reçu des nouvelles inquiétantes en provenance d’Allemagne. De Rupertsberg pour être tout à fait précis, une bourgade située au bord du Rhin pas très loin de Wiesbaden. Il y a là un monastère bénédictin fondé en 1147 par Hildegard von Bingen qui fonctionne sur le modèle de la règle de Saint Benoit : « Ora et Labora ». À l’époque, la Magistra avait déjà fait montre d’une approche très personnelle du travail et de la prière. Elle y avait ajouté le chant lyrique, la danse, la linguistique et même l’étude de l’homéopathie. À ceux qui s’interrogeaient sur la conformité de ces nouvelles pratiques, elle opposait un seul argument : Dieu ! Dieu avec qui elle avait établi une ligne directe par le biais de visions.
Je parlerais plutôt d’hallucinations.
Page Cinquante-Neuf (4)
Amarrée au bout du port, La Belle Buissonnière nous tenait dans le creux de sa main. Le crépuscule tombait sur le delta du Rhin. Derrière nous ‘s-Gravenzande s’éclairait lentement. Aucune hâte, rien qui puisse troubler l’inéluctable coulée de la nuit sur ce delta immense où le grand fleuve épuisé venait s’échouer dans la mer. Dans nos verres bleuis, on ne distinguait plus le plein du vide; seul leur poids indiquait leur état à nos mains. Je bus une gorgée de bourbon poussiéreux et me calai un peu plus profondément dans mon transat. Nous attendions sans rien dire. La première phrase. Le début de l’histoire.
Nous savions bien qu’il allait commencer.
La nuit était presque tombée et la vibration d’une voix de basse agita les fines particules de la première brume de septembre.
_ Nous sommes partis d’ici.
Nous étions trois, le radio, le cuisinier et moi. Avec suffisamment de vivres et de carburant pour naviguer sans escale pendant deux mois. Le soir du départ, ils m’avaient posé mille questions. Pourquoi autant de réserves ? N’aurait-il pas été plus simple de s’approvisionner en chemin ? De plus, ce navire était bien trop grand. On aurait pu prendre des passagers. Les faire payer, cher, les cabines étaient magnifiques. Et d’abord, où allions-nous ? Je ne répondais pas. Je recommandais deux douzaines d’huitres, leur proposais des cigares, du champagne et de la vodka. Je leur disais que le voyage serait tranquille, du canotage à contre-courant, rien d’extraordinaire, une jolie promenade qui rapporterait beaucoup d’argent.
C’est ce que m’avait promis Monseigneur Ignazio Migliore, le nonce apostolique représentant le Vatican auprès de l’Office des Nations. Nous nous étions rencontrés au siège de la représentation, à Genève, une belle maison domaniale entourée d’un grand parc. Son Excellence m’avait reçu dans le salon d’apparat, m’avait parlé de résurrection devant un immense Christ en croix que Calvin aurait aussitôt décroché, eût-il encore été parmi nous. Mais le temps de la réforme n’avait été qu’un temps et comme mon hôte l’avait souligné en souriant, cette ville comptait aujourd’hui plus de catholiques que de protestants.
Il ôta ses lunettes et me regarda attentivement.
_ Voyez-vous Monsieur Huysmans, tout ceci n’a plus beaucoup d’importance. Nous sommes les vestiges d’une idée qui se meurt. La religion, notre religion ne parle plus au cœur des gens. Nostra culpa, nostra maxima culpa. Nous avons voulu nous rapprocher du monde, suivre ses évolutions, coller à ses modes et nous nous sommes oubliés, dilués dans le siècle. Nos prêtres sont descendus de la chaire. Ils ont tombé la soutane et se sont mis à la guitare. Aujourd’hui, ils voudraient se marier, avoir des enfants. Et les femmes, les femmes nous harcèlent. Elles veulent à toute force être nos égales, prêtres, évêques, cardinales et encore plus peut-être. Notez qu’elles le sont déjà chez nos frères protestants, et pourtant les travées de leurs temples sont aussi désertes que celles de nos églises.