Page Cinquante-Neuf (9)

Côté droit. Côté gauche, Le coude replié sous le ventre. La main sous le traversin. La nuque droite ou de travers. Trop chaud. Trop froid. Dormir. 04:37. Paul but la dernière gorgée de thé vaguement tiède. Ouvrit la fenêtre. Personne dans la rue. Une faible rumeur automobile. Le halo brouillé des lampadaires dupliqué sur les pavés du sol mouillé. Foutu pour foutu, à quoi bon d’aller se recoucher ? Voyons plutôt ce que racontait le Très-Haut Abbé.

_ Très Saint Père, je n’ai jamais rencontré Dieu.
_ Moi non plus, mon fils.
_ Donc, savoir s’il préfère le twist au cha-cha-cha, vous savez…
_ Pardonnez-moi, je me suis égaré.
_ Alors voilà. Si vous pouviez m’expliquer en deux mots la raison de ma présence ici, je crois que ça pourrait m’aider.
_ J’allais y venir. La danse n’est qu’une des nombreuses raisons qui nous amènent à penser qu’Hildegard s’est peu à peu émancipée de la règle de Saint Benoit pour s’aventurer dans la voie du schisme, en créant un ordre basé sur des pratiques new-age que nous ne pouvons que réprouver. 
_ Excellence, permettez que je vous interrompe.
_ Mais certainement. Sachez que nous conversons.
_ Vous avez parlé d’un monastère fondé en…
_ 1147.
_ C’est ça. Et cette sœur…
_ Hildegard de Bingen,
_ Vous parlez d’elle au présent. 
_ Effectivement.  Et nous voudrions vous engager pour savoir si Hildegard, née en 1098, fêtera cette année son neuf-cent-vingt-septième anniversaire.
_ Ça va faire beaucoup de bougies sur le gâteau.

Page Cinquante-Neuf (8)

À-demi conscient, Paul passa une main précautionneuse sur son front dégarni. Une bosse conséquente était en cours de formation, côté gauche, à l’endroit où sa tête avait heurté le sol. On aurait pu penser que l’épaisseur de tapis tendu sur le plancher aurait absorbé le choc, mais il était simplement tombé de son lit de tout son long, d’un seul bloc, inerte et mou, la tête la première et tout le reste derrière. Maudit bouquin et maudite Hildegard. Manquait plus qu’une bonne sœur pour venir hanter ses rares heures de sommeil. 
Trois heures et des poussières du matin. 03:12, chiffres rouges écrits en caractère digitaux, ondulants, flous. Flottant, le lit, et feutrée, la batte de la grosse caisse, son choc régulier contre la face nord de son crâne. Se recoucher, dormir, il ne fallait plus y penser. Paul se releva avec difficulté. Fit de la lumière. Se dirigea vers la cuisine. Mit de l’eau à chauffer. Y plongea un sachet de thé. Laissa infuser. Attendit un peu. Approcha prudemment sa bouche vers le bord de la tasse. Se brûla les lèvres. Jura. Merde. Fait chier. De retour dans sa chambre, se pencha sur le livre échoué sur le sol, le reposa sur sa table de chevet, ouvert, à plat ventre, à la page où son Éminence questionnait l’amour de Dieu pour la danse.


Catarina et la beauté de tuer des fascistes

En souvenir du féminicide de Catarina Eufemia, tous les membres d’une même famille kidnappent et exécutent chaque année un fasciste. Une tradition, l’héritage laissé 74 ans plutôt par la grand-mère qui, en retour, tua son mari, un militaire qui n’avait rien fait pour secourir Catarina alors qu’elle demandait simplement un salaire décent pour nourrir ses enfants.
Le titre est accrocheur, c’est sûr. Aucune beauté dans le meurtre, tout le monde est d’accord. Tout le monde ? Vraiment ?
J’ai déjà parlé du théâtre de Tiago Rodrigues, de sa manière unique de projeter ses personnages hors de l’espace clos du plateau et de les planter en face de nous. Nous, nos certitudes et nos culs bien calés dans des strapontins trop durs pour leur chairs trop tendres. Au-delà de la provocation, la pièce nous parle de vengeance, de doutes et aussi, un peu, de pardon. Dans la maison de campagne où la famille se retrouve, tout est prêt : le vin, le repas, le pistolet et le fasciste. Catarina hésite, c’est sa première fois. Tout le temps de la représentation, elle hésitera. Et puis non, à quoi bon, à la fin, elle ne tirera pas.
Mais la fin n’est pas celle que l’on croit. Pas de leçon de morale, pas de rédemption, de réconciliation, de mauvaise bouillie de bons sentiments. Bien mieux que ça, l’annonce de ce qui nous attend si nous restons là, assis, à affuter nos phrases, alors qu’une seule balle suffit pour mettre fin à toute discussion.

Ce lien vers le site de l’auteur. La pièce tourne un peu partout, alors, si jamais on la joue près de chez vous…

Page Cinquante-Neuf (7)

Au contact de la moquette sale, le dos du livre produisit un son étouffé avant de se coucher dans un soupir. Endormi, Paul se mit à rêver d’une barque au moteur poussif remontant le cours du Rhin. Une cheminée rouillée crachait des nuages de fumée noire. Debout à la barre, un capitaine dodu hurlait à qui voulait l’entendre qu’il fallait virer à tribord. Du linge blanc séchait sur un étendage. Le bateau était amarré au pied d’une falaise. Au-dessus, immense, noir et luisant, un monolithe strié de fissures aux craquements menaçants. La roche était humide et grasse. Il s’y agrippait de toutes ses forces, cherchant dans le noir une prise, une aspérité, une saillie assez grande pour accueillir ses pieds. Il leva les yeux. Il y était presque, presque. Sa main gauche s’élança vers ce qu’il prit pour une main secourable mais ses doigts se refermèrent sur rien. Son bras retomba, suivi par ses jambes, son tronc, et le reste de son corps qui plongea dans le vide.
Il eut juste le temps de se retourner.
Le visage pris dans un voile translucide, Soeur Hildegard le regardait tomber.