Le cerveau de Madame L.

Il y a quelques années, un cancer a pris ses quartiers chez Madame L. 

Il aurait très bien pu aller voir ailleurs, chez un fumeur compulsif ou un alcoolique névrosé, mais non, pour lui, c’était Madame L. et personne d’autre, même si rien, absolument rien ne la prédisposait à accueillir cet hôte malfaisant. Enfin rien, peut-être pas. Je crois que le cancer ne supportait pas le rire de Madame L. Son rire en cascade qui partait de la gorge pour lui monter aux yeux, et aussi, cette manière nonchalante d’aplanir les obstacles de la vie quotidienne sans jamais moufter.
Alors, le cancer est entré en ayant la ferme intention d’éteindre ce rire et de démontrer par la métastase qu’on ne badine pas avec la vie quand on sent le tranchant de la faux juste derrière les oreilles. 
Le con.
Il s’était complètement planté sur la taille de sa nouvelle co-locataire. Madame L. n’est pas grande en centimètres, mais des ovaires, elle en a et de bonnes dimensions. Bien sûr, elle a un peu paniqué quand elle a eu les résultats des analyses. Il y avait elle, son homme et surtout son pré-adolescent. Ce garçon avait encore besoin de sa maman et elle encore besoin de vivre, un besoin viscéral, animal, qu’aucun cancer ne pourrait effacer. Alors, l’hôpital est arrivé. Les séjours courts ou longs. Les traitements. Les rayons. Les cheveux qui s’en vont. Le cancer qui recule pour mieux avancer. Les périodes de rémission. Les rechutes. Le retour des perfusions.
Mais les jours se transforment en mois et les mois en années. Madame L. est toujours là et son rire n’a pas changé. Ce rire, il va falloir le lui rentrer dans la gorge à cette effrontée. Ok, faut avouer, c’est une coriace, mais rira bien qui rira le dernier. Un peu pris de cours, le cancer dégaine l’arme fatale et place une petite tumeur maligne sur le flanc du cerveau. Le truc sournois, qui grandit sans se faire repérer. Quand il finit par apparaître sur les écrans radar la messe est dite, il n’y a plus rien à faire, plus rien. Quelquefois on opère, quelque fois pas, le résultat est souvent le même. On opère quand même. Tapi dans ce corps anesthésié, le chancre attend le résultat. 
Quand elle se réveille, elle a perdu une moitié de corps et presque tous ses mots. Presque mais pas tous. Et l’autre moitié de corps bouge encore. Bon, mais là, elle est sérieusement entamée, ça va être dur de remonter la pente. Très dur. Il pense que c’est presque gagné.
Le con.
Elle réapprend à parler. Un mot après l’autre. Elle réapprend à marcher. Un pas après l’autre. Bien sûr, dit comme ça, ça a l’air facile, n’est-ce pas. Il suffit d’un peu de patience et d’un peu de volonté et hop ! Le tour est joué. La réalité est très différente. Un jour on descend trois marches et le lendemain on est incapable de se lever. Il faut réfléchir à tout, tout le temps. Avancer la jambe droite. Allez avance. Ok. Maintenant la jambe gauche. Chaque pas dans la tête. Chaque pas. Essayez sur dix mètres pour voir. 
Et monter sur un trottoir. Et déplacer une chaise. S’asseoir. Se lever. Recommencer. Parler quand les mots s’échappent. Parler quand les mots dérapent. Madame M. m’a expliqué que, suite à une panne de courant, son ordinateur central a disjoncté. Une partie du câblage a été détruite et son travail consiste a reconnecter les fils valides selon un nouveau schéma. Il paraît que notre cerveau sait très bien faire ça. Avant, pour dire merci, il recevait un cadeau, pensait remerciement et sortait le mot. Maintenant, il voit le cadeau, il sait bien que c’est cool mais il bloque sur la traduction du sentiment de gratitude. Alors, il ouvre on encyclopédie en dix volumes à la lettre «A» et il commence ses recherches. Imaginez un peu le temps qu’il faut pour arriver à la lettre «M»… Une éternité plus tard, le cerveau change de stratégie, plutôt que de retrouver le mot dans le dictionnaire, il essaie de se souvenir, de reconstituer un son, une scène similaire, un anniversaire, ou Noël, le petit gars dans sa crèche, comment il s’appelait déjà ? Pour le moment on s’en fout. Sous le sapin les cadeaux et puis quoi ? Et là, sans prévenir, le cerveau se met à chanter. Petit Jésus, merci petit Jésus. D’un seul coup il récupère «Merci» et «Jésus». 

Bientôt une demi-heure qu’on discute, et je me dis que bien plus que celles du seigneur, les voies de Madame L. sont vraiment impénétrables : il y a chez cette femme quelque chose qui tient du miracle. C’est à ce moment-là qu’elle consulte sa montre. Elle sursaute. Il faut qu’elle file, c’est l’heure de son cours de danse.
D’un seul mouvement elle a jeté son sac sur son épaule valide.

Elle a encore le pas hésitant, mais elle s’en va tranquille en sachant que même sur une jambe, elle dansera.

Le cancer est arbitraire. Les violences faites aux femmes sont délibérées (1)

Eve Ensler est une activiste qui a fondé « V-Day » un mouvement global pour que cesse la violence contre les femmes et les petites filles. J’avais traduit cet article paru le 12 juin 2010 dans The Guardian.

Il y aura certainement des gens pour penser qu’un diagnostic de cancer de l’utérus, suivi par une phase de chirurgie intense conduisant à un mois d’infections humiliantes et couronné par d’autres mois de chimiothérapie pourraient terrasser une femme. Mais, pour dire vrai, mon poison ne vient pas de là. Ce n’est pas cette pulsation-là qui me tient éveillée et me pousse à faire les cent pas jusque tard dans la nuit. Ce n’est pas cette maladie qui me plonge dans des abîmes d’obscurité et de dépression.

Bien sûr, le cancer fait peur, fait mal. Il essaie d’interrompre toute une vie, de tout remettre en question et de vous projeter directement en face de l’ultime dimension, face à la possibilité de mourir. On peut toujours s’en prendre aux Dieux et aux Déesses ; « Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi moi ? » En fin de compte, nous savons bien que ces questions sont vides, absurdes. Le cancer est une épidémie. Le cancer existe depuis toujours. Ce n’est pas une question personnelle. Son choix qui se porte sur un hôte vulnérable est souvent arbitraire. C’est la vie.

Pendant des mois, des docteurs et des infirmières m’ont découpée, recousue, piquée, épuisée, scannée, radiographiée, irradiée, vidée et hydratée. Ils ont essayé d’identifier la source de mon anxiété et de soulager ma peine. Et s’ils ont pu retirer ce cancer de mon corps, traiter un abcès ici, une fièvre là, ils n’ont même pas pu s’approcher du cœur de ma maladie.

K, histoires de crabe

C’est une femme, MDA,  qui raconte l’histoire de son crabe. Un crabe rouge qui ronge son intérieur. Le crabe se goinfre. Quand il relève la tête,  MDA regarde le crabe droit dans les yeux.
« Ce n’est pas si terrible. Je vais mourir bientôt. »