Tiago Rodrigues : Bovary

Il y a quelques années, un malentendu m’a ouvert la porte du théâtre de Tiago Rodrigues. Dans la liste de mes podcasts est apparu ce nom, «Bovary». J’ai pensé qu’il s’agissait d’un résumé ou d’une lecture de passages choisis de Madame Bovary, roman que je n’ai cessé de relire depuis le jour où les brumes qui recouvraient l’espace entre mes deux oreilles se sont dissipées, pas complètement, il faut le dire. Il m’arrive encore d’être une vache au bord des rails. La preuve, je n’avais jamais entendu parler de Tiago Rodrigues.

Donc, j’appuie sur la touche et j’entends une voix : «Merci chère amie, comme j’ai été attendri de votre bonne lettre. Merci encore pour les questions que vous m’y faites sur le roman. Pardonnez cette réponse tardive mais, comme vous le savez, j’ai été retenu par la police et la justice…»
La lettre terminée, arrive sans transition le réquisitoire du procureur impérial, Ernest Pinard, pour soutenir que ce roman est une offense à la morale publique et à la religion. Je me souviens du procès intenté à Flaubert. Donc il s’agit peut-être d’une reconstitution. En effet, première passe d’armes entre le proc et Me Sénard, l’avocat de la défense, très chouettes dialogues, mais s’agit-il d’une retranscription ou d’une adaptation ?

C’est quoi ce truc ?

Je me pose encore la question quand Flaubert entre en scène pour rectifier son nom, Flaubert et pas Faubert, l’enseigne du traiteur face à la Comédie-Française. Je croyais que Gustave avait l’interdiction de parler durant son procès. 

Et c’est là que tout part en sucette.

Pinard reprend la première scène du roman, dans la salle de classe. «Le professeur demande à Charles de se lever (…) Levez-vous. Dites-moi votre nom. Dites-moi votre nom. Répétez. Plus haut ! Plus haut !

  Charbovari

Voilà Charles Bovary qui fracasse le mur de la fiction pour venir s’asseoir en chair et en voix sur le banc des témoins. Egaré, j’ai coupé le moteur de mon automobile et me suis garé sur le bas-côté.
Petit à petit, un peu de lumière s’est faite dans mon cerveau fatigué. Tous les personnages du roman défilaient à la barre, il devait donc s’agir d’une sorte de pièce de théâtre, une captation, juste le son, mais on voyait très bien les images. Ce fiacre par exemple, qui sillonne la ville sans jamais s’arrêter. On ne va pas se mentir, on sait très bien ce que font Emma et Léon à l’intérieur, tous les rideaux tirés.
  Mais non, monsieur le procureur, ce sont vos propres conclusions, les fruits de votre imagination.
  Justement monsieur l’avocat de la défence, Justement ! Voilà toute la duplicité de Flaubert, son art malsain de glisser dans nos âmes des pensées que ses mots ne font que suggérer. Alors, je vous le demande, peut-on aller plus loin dans la perversité ?

Au fil des dialogues, est apparue en creux dans le réquisitoire du procureur l’explication de texte la plus lumineuse que j’ai jamais lue sur Madame Bovary. C’est ainsi que j’ai découvert le théâtre de Tiago Rodrigues. Son intelligence, son originalité, sa bonhomie et son immense humanité. Un homme rare, terrien et aérien, capable de téléporter Gustave Flaubert sur une scène de théâtre, de transformer des personnages de roman en êtres de chair, tout en nous invitant à nous asseoir entre Emma et Charles Bovary, entre Homais le pharmacien du lieu commun et Lheureux l’usurier doucereux.
Alors, naturellement, nous les rejoignons sur le plateau et c’est là que réside tout le talent de Tiago Rodrigues, sa capacité à nous faire traverser le quatrième mur pour devenir nous aussi de très réelles figures de fiction.

Mon cœur balourd

Du papier. Une feuille de papier. A4. A5. Tout de suite. L’imprimante, l’imprimante, c’est ça. J’ouvre le couvercle, mais les feuilles, les feuilles, je ne sais pas. Je n’arrive pas. Alors, mon carnet de notes. Pas le bon format mais ça ira. Dans le carnet, les pages sont reliées. Reliées. Et déchirer non, déchirer, je ne peux pas.
Il faut au moins noter. Que je note, tout de suite. L’idée est là, que je tiens et qu’il faut retenir, inscrire, graver.

Mon cœur balourd.

Mon cœur balourd. Voilà ce qu’il écrit à son amoureuse. Mon cœur balourd, ça explique tout. Un romantique, un romantique et voilà tout. Ensuite, il a bien essayé, Gustave, essayé de s’effacer, de se rigidifier, de se statufier dans son buste de commandeur de la réalité. Effacer toutes ses traces. S’effacer. Plus rien. Plus d’écrivain.
Mais son cœur balourd.
Son cœur qui fuit et trempe le papier des lettres qu’il envoie à son amoureuse.
Son cœur bien vivant.
Son cœur qu’il ouvre à Louise, frais et fumant.
Et des larmes.
Et du sang.

Il me faut tout noter maintenant.
Rien dans le ventre de la photocopieuse. Mon stylo se désole.
Pendant que son cœur bat.
Lourd.
Il faut que je le note quelque part sinon la citation va m’échapper.
Gustave Flaubert écrit à Louise Colet : « Mon cœur balourd. »
Il faut que je trouve un cahier, un crayon, de quoi noter.

NOTER !

Je me bats avec mon oreiller.
Mes bras happent un stylo imaginaire.
Je me redresse.
La couette a glissé.
Elle dort tranquille, dans l’aube immobile.
Je pose un pied hors de mon rêve.
Avant que tout s’efface, je retiens de toutes mes forces
Mon cœur balourd.
Je me lève.
J’ai les yeux lourds et l’esprit embrumé.

Assis dans la pénombre,
Avant que j’oublie,
Il faut absolument que je trouve de quoi noter.

Votre fiction est ma réalité


J’ai de longues conversations avec Blaise Cendrars. Pierre Desproges ou René Fallet. John Irving ou Nick Hornby. Avec Françoise Sagan ou Gustave Flaubert.

Le plus souvent avec René Fallet qui est mort en 1983 et qui a écrit des livres remplis d’alcools gais ou tristes. Fallet qui écrivait des livres populaires avec une langue d’élite. Paris au mois d’août, où Henri Plantin, vendeur au rayon pêche à La Samaritaine rencontre Patricia Seagrave, Anglaise, blonde et longue, dans les rues de Paris, qui « balancait, heureuse, un petit sac à main noir. » Le soir, Plantin regarde la nuit qui tombe et je regarde avec lui.

Un de mes meilleurs amis s’appelle Owen Meany. C’est un petit garçon qui grandit en restant très petit. Il écrit toujours en majuscules, c’est sa voix. SA SIGNATURE. Il est si léger que ses camarades peuvent le porter à bout de bras. C’est un garçon qui vivait en Amérique, je dis « vivait » parce qu’il est mort. Dans le roman de John Irving, Une Prière Pour Owen, Owen Meany meurt écartelé par une grenade. Sans bras. Un peu comme Cendrars qui perd sa main droite sur un champ de bataille.
Je parle aussi avec Rob, le disquaire anglais de Championship Vinyl, dans Haute-Fidélité. Un type plutôt chauve et très anglais qui ressemble à son auteur, Nick Hornby, tout à fait chauve et très anglais. Tous les jours de football que Dieu fait, Nick Hornby va voir jouer Arsenal. Françoise Sagan joue dans un casino à Deauville. Ça, c’est pour la vitrine. Pour faire vendre de la copie. En réalité, Françoise Sagan est une femme qui traverse les années, droit et intelligente, en étalant sur sa vie une large couche de vernis brillant pour protéger sa profondeur et ses excès de gravité. Elle partage avec Flaubert la sainte détestation de la bêtise. Ils ont tous les deux un nez pour ça. Un radar infaillible. Flaubert, plutôt replet, à l’épaisse moustache en guidon de vélo, Flaubert qui n’a jamais écrit : « Madame Bovary, c’est moi ». Mais c’est une belle histoire et peut-être qu’il l’a dit. On ne sait jamais avec ces gens-là. Ces gens qui racontent des histoires. Qui existent ou qui n’existent pas. Des romans. De la fiction. Et pourtant Madame Bovary existe et elle a eu des enfants. Des petits-enfants. Des arrière-petits-enfants. Des femmes et des hommes qui vivent aujourd’hui. Pourtant Salambô existe. Et Rob dans Haute-Fidélité. La petite Jehanne de France à côté de Cendrars dans le Transsibérien.

Quand Pierre Lazareff lui demande s’il a réellement pris le Transsibérien, Cendrars répond «Qu’est-ce que ça peut te faire puisque je vous l’ai fait prendre à tous ? ». Qu’est-ce que ça peut faire Blaise ? Qu’est-ce que ça peut nous faire, que le train soit en fer ou en petits caractères, ce sont deux trains qui nous font traverser la terre.
Pour que votre réalité et ma fiction se rejoignent, il suffit de trouver le point d’intersection qui relie les voies de ces deux trains. Deux voies ferrées et parallèles qui se croisent seulement à l’infini.

Your fiction is my reality.