Catarina et la beauté de tuer des fascistes

En souvenir du féminicide de Catarina Eufemia, tous les membres d’une même famille kidnappent et exécutent chaque année un fasciste. Une tradition, l’héritage laissé 74 ans plutôt par la grand-mère qui, en retour, tua son mari, un militaire qui n’avait rien fait pour secourir Catarina alors qu’elle demandait simplement un salaire décent pour nourrir ses enfants.
Le titre est accrocheur, c’est sûr. Aucune beauté dans le meurtre, tout le monde est d’accord. Tout le monde ? Vraiment ?
J’ai déjà parlé du théâtre de Tiago Rodrigues, de sa manière unique de projeter ses personnages hors de l’espace clos du plateau et de les planter en face de nous. Nous, nos certitudes et nos culs bien calés dans des strapontins trop durs pour leur chairs trop tendres. Au-delà de la provocation, la pièce nous parle de vengeance, de doutes et aussi, un peu, de pardon. Dans la maison de campagne où la famille se retrouve, tout est prêt : le vin, le repas, le pistolet et le fasciste. Catarina hésite, c’est sa première fois. Tout le temps de la représentation, elle hésitera. Et puis non, à quoi bon, à la fin, elle ne tirera pas.
Mais la fin n’est pas celle que l’on croit. Pas de leçon de morale, pas de rédemption, de réconciliation, de mauvaise bouillie de bons sentiments. Bien mieux que ça, l’annonce de ce qui nous attend si nous restons là, assis, à affuter nos phrases, alors qu’une seule balle suffit pour mettre fin à toute discussion.

Ce lien vers le site de l’auteur. La pièce tourne un peu partout, alors, si jamais on la joue près de chez vous…

Au fond du grand sac noir

Dans la salle, pas le moindre courant pour faire bouger l’air chauffé par la chaleur de quatre projecteurs.

Dehors c’est l’été. Dedans c’est tout noir, sauf un carré blanc de lumière découpé sur le sol. Il est assis au milieu de la scène, en tailleur ou à genoux, on ne sait pas, seul le haut de son torse émerge d’un monticule d’étoffe couleur charbon. Il est à-demi enfoui dans la couverture épaisse qui recouvre les planches de ce petit théâtre écrasé par la chaleur d’un après-midi d’été. Il prend le temps de se poser, quelques secondes. Le temps de s’extraire du premier dialogue qu’il vient de présenter, de quitter ce lieu pour apparaître ailleurs, le bas de son corps enseveli dans les plis du tissu noir pour figurer une île, un rocher ou peut-être que sous ses pieds une fente pratiquée dans la terre l’aspire inexorablement.

Il nous regarde derrière la paroi de lumière, le temps de former les nouvelles images, de convoquer les mots et les phrases, le temps de bien se mettre dans la peau du personnage.

 « La journée est déjà bien avancée. « 

Un à un, les mots de Beckett sortent de sa bouche, fluides et sans à-coups. Sans effet. Le débit banal d’une conversation. « Winnie, ce grand sac noir, de quoi est-il rempli ? » Ses mains qui se déploient attrapent le sac, plongent, fourragent dans ses profondeurs, farfouillent bruyamment. Se figent. Un sourire traverse son visage. Son bras se relève. Entre ses doigts, il tient le canon d’un grand pistolet noir. Il marque un temps d’arrêt et le regard qu’il pose sur ce pistolet est un vrai regard de reconnaissance. La lueur qu’on peut voir dans les yeux d’une personne qui retrouve après des années un ami disparu. Une lueur rare que je n’ai pas vue souvent et qu’il a dû  trouver quelque part en lui ou ailleurs, je ne sais pas il joue. Il parle, et  cette lueur, sa tête qui se penche sur le côté, son sourire en demi-teinte, la chaleur dans sa voix, toutes ces choses font qu’en une fraction de seconde, la magie opère, le pistolet cesse d’être un pistolet, le décor disparaît et une porte s’ouvre qu’il vient d’ouvrir pour nous, ce jeune homme assis au milieu de la scène, son beau visage tourné de profil vers le pistolet noir.

Sous la couverture épaisse, il n’y a plus de jeans élimés, de chaussures approximatives et de T-shirt blanc apporté en catastrophe à la porte du théâtre. Il n’y a plus de courses effrénées à travers la ville sur un vélo désarticulé. Tout ce qui reste de mon fils assis au milieu de la scène, c’est ce profil épuré et sa main sur le pistolet qui nous invite à le rejoindre tout au fond du grand sac noir.

« Oh les beaux jours » est une pièce de Samuel Beckett, le début de cet extrait ici.