Toutes les couleurs des yeux

On ne meurt plus.
On ne vieillit plus.
Bronzés,
Les aisselles imberbes
Et jamais humides,
Plus aucune auréole
Sous les bras des chemises.

On sourit,
De trois-quarts,
La main gauche sur la hanche,
La jambe droite en avant.
On rit à moitié,
La bouche entrouverte,
Les dents découvertes,
À moitié.
Faut pas rigoler, non,
Le rire c’est pour lèvres
Mais rien à faire pour les yeux.
Pas l’ombre d’une étincelle, aucun éclat de joie.

Les yeux ne mentent pas.
La bouche peut rire tout ce qu’elle veut, les yeux ne veulent pas. Les traitres. Les yeux ne font pas la grimace. Même refaits, même maquillés, nos yeux ne rient pas. Ils restent là, assis sur le banc des soirées, à faire tapisserie pendant que nos mains se tendent au bout de nos bras fatigués et que nos jambes se forcent à danser.
Nos corps téléguidés mais nos regards figés.

Alors oui, nous sommes jeunes, beaux et le monde est rose bien comme il faut. Mais nos yeux ont toutes les couleurs du ciel, de l’aurore à l’orage, et quand la nuit tombe, très souvent ils sont noirs.

Les yeux fermés

Les yeux fermés,
Pour mieux voir dans la nuit,
Éteindre la lumière,
Les yeux.
Serrés,
Dur,
À se faire mal,
À éteindre les étoiles,
À broyer l’été.

Les yeux fermés,
Marcher en équilibre
Sur les travées du ciel.
Marcher.
Les yeux crevés,
Les yeux finis,
Le noir griffé,
Troué d’étincelles
Et d’étoiles mouvantes.

Les yeux fermés,
La bouche fermée,
Les oreilles bouchées.
Ajoutez un pince-nez,
Un attrape-réalité,
Un éteigneur de réverbères,
Un aspirateur
De musique d’ascenseur.
Et un pain de savon de Marseille
Pour laver le monde à grande eau,
Révéler le groin,
Sous le masque du fond de teint.
Les boutons,
Les points noirs,
Les rides,
La peur,
Les râles,
La terre,
Les vers.

Les yeux fermés,
Regarder au fond des yeux
Le monde qui se réveille,
Avant le premier café,
L’haleine lourde,
Les yeux bouffis,
L’estomac barbouillé,
Le monde démaquillé.

Le regard transformé

C’est moche.

Moche. Très moche. Criard. Vulgaire.
Ça salit le regard, la tête et l’âme aussi. Nos yeux n’en peuvent plus. Nos yeux crient grâce, il faudrait les fermer, les barrer, les aveugler d’un bandeau noir, qu’ils puissent respirer.

Nos yeux gavés vomissent des images, des enseignes, des slogans lapidaires accrochés aux murs des parois publicitaires. Nos yeux se voilent, pollués jusqu’à la garde par l’encre des imprimantes, nos yeux remplis de poudre de café, nos yeux voilés, violés par l’explosion des balles dans des corps écartelés.

Nés  pour regarder la beauté du monde, nos yeux se noient dans la coulée pourpre d’un ketchup photoshopé, ils salivent à la vue d’un steak haché pris entre deux tranches de pain blafard qu’un ordinateur a fait croustiller.
Nos yeux. Allumés par quatre paires d’abdominaux allongés sous une peau plus veloutée qu’un carré de soie. Nos yeux dans le creux d’une paire de seins siliconés, sans cesse trompés par une réalité retouchée, relevée, reliftée, incisée au scalpel et liposucée.

Nos yeux.

Prisonniers du clinquant et du vide, nos yeux un jour finiront bien par prendre des vessies pour des lanternes et les couchers de soleil pour des spectacles télévisés.

Le regard des gens qu’on casse de l’intérieur

Les yeux sont faits pour regarder, rire, pleurer, sentir la pluie qui tombe et le soleil en été. Les yeux bleus, verts ou gris et toutes les autres couleurs qui brillent lorsqu’il fait nuit.
Les yeux humides et remplis de nuages, d’aubes orange et mauves, piqués d’étoiles de givre suspendues dans l’air gelé.

Les yeux tristes ou gais.
Les yeux noirs de colère.
Les yeux. Amoureux.

Les yeux brisés.

Le regard atone, inerte et figé sur rien.
Quelle que soit l’heure et quel que soit l’endroit. Qu’il fasse chaud ou qu’il fasse froid. Aujourd’hui, demain et tous les autres jours, leurs yeux éteints fixent le fond d’une crevasse longue et noire que la mort a tracée sur la face claire de la vie.