Entre deux temps

On ferait mieux de s’arrêter.
Pendant qu’il est encore temps.
Temps de regarder.
De laisser le monde passer à toute allure autour de soi. Soi immobile. Soi juste content d’être assis là, sans parole, sans image, soi sans bruit. Quelques secondes pour rien, assis, tranquilles, pendant que le soir tombe et que s’estompe le bruit des automobiles. Le ciel laiteux couve un orage et les oiseaux frôlent la cime des arbres. Le vent hésite à faire avancer l’aiguille des secondes vers une autre minute, une autre heure, un autre jour. 

On ferait mieux de se blottir dans cet instant fragile et figé avant que le ciel ne se déchire et nous tombe sur la tête. Même les oiseaux ont arrêté de chanter. L’horizon sourd et gronde, la poussière du jour se soulève, brouille le regard, trouble le contour des collines au loin, met un grand coup d’estompe sur les bords du dessin.

Rester là, tranquilles, sans bouger, sans rien attendre ni rien espérer.

Larmes, carottes et brocolis

J’ai faim.
Il paraît que l’appétit diminue avec l’âge.
Je me demande bien qui a inventé ça.
J’ai faim et je me retiens. On finit de mâcher sa bouchée avant d’enfourner une deuxième cargaison de pâtes, de carottes ou de brocolis. Maman a dit. Oui, mais moi j’ai faim, maman, tu vois, je pourrais avaler un œuf ou un bœuf, c’est selon, c’est juste une expression.
Aussi, on ne mange pas la tête dans son assiette, en position de recherche de vitesse, histoire de réduire le temps de passage entre la bouche et la bouffe. On fait une pause. On se redresse. On regarde autour de soi. On tombe sur le regard d’une jeune femme assise dans l’angle de la salle et ce regard s’accroche à soi. À moi. Fixe. Long. Plat. Gêné je baisse les yeux. Sur sa table, rien. Pas d’assiette, pas de fourchette, pas de couteau. Pas même un verre d’eau. Ici, tout le monde mange et tout le monde boit. L’heure de midi est remplie d’estomacs. Le buffet ne désemplit pas. Entrecôtes. Cordons bleus. Filets de carrelet. Légumes. Pâtes à la carbonara. 
Je replonge le nez dans mes légumes. Brocolis. Carottes. Pâtes aussi. J’essaie mais c’est plus fort que moi, je sais bien, elle est toujours là, en diagonale, à quatre ou cinq mètres, seule, devant sa table vide, son regard fixe encore, pas une invitation, non, une question, un appel, à quoi, je ne sais pas. 

Un mot suffirait peut-être.
Un mot, c’est ça.
Quelque chose comme : «Ça va aller, ne vous en faites pas. .»
Ou alors : «Tout va bien, madame ?»
Ou peut-être un geste, juste un geste de regret, un signe de la main pour dire désolé, il faut que j’y aille, je suis attendu au travail.

Je n’ai rien fait de tout ça. Je me suis levé. J’ai rangé mon plateau et je suis parti en ayant l’air de rien, en faisant comme si je n’avais rien vu, rien compris à ce regard que j’ai déjà croisé quelques fois en d’autres temps, en d’autres lieux.
De peur d’avoir mal interprété, de peur de m’être trompé.
De peur d’avoir eu raison, de ne pas savoir comment faire pour empêcher les larmes de couler.

Ensevelissement

Parfois l’été revient. 

L’air presque immobile est chargé de parfums. Un bruit de monomoteur paresseux survole la nappe à carreaux du dimanche. Des oiseaux invisibles et stridents racontent par avance la solitude des cours d’école sans écoliers, le désert des terrains de jeux abandonnés. Un peu plus haut dans le cours des années, les murs brûlés, le gravier desséché et les hautes herbes fardées de blanc. 

Tchip. Tchip.
Toujours le même chant. 
Le même temps.

Bientôt juin et le sommet du jour. Tout recommence et pourtant, derrière la façade du ciel la-haut, les nuages se lézardent en hurlant. L’eau du ciel plus l’eau de la fonte des neiges éternelles, trop d’eau qui ruisselle, s’infiltre au plus profond des failles invisibles, jusqu’au coeur de la roche qu’elle ronge, millimètre par millimètre, inlassablement.

Un bloc se détache, puis deux. Une cascade se forme, se transforme en torrent, avalanche, explosion de poussière, pour finir en tremblement de terre.

Au fond de la vallée, un village tout entier devient cimetière.