Mesurer la hauteur des montagnes

En craquant, les ardoises faisaient un bruit de mitraille qu’amplifiait le cirque creusé au flanc de la montagne.
Saturé de chaleur, l’air troublé floutait les contours des crêtes, les mélangeait au ciel éteint par un trop-plein de soleil. Je gardais les yeux fixés sur le dos de la silhouette qui me précédait. La combinaison recouverte de poussière grise, striée de blanc aux articulations. Deux conduits flexibles dans la poche dorsale, où on pouvait encore lire : «AIR» et «EAU». Je la vis s’arrêter, se pencher vers le sol, me désigner quelque chose de la main. Je baissais les yeux. Sur une pierre plate gisait un squelette calciné de vipère qu’un léger coup de pied transforma en poussière.
Que restera-t-il de nous dans cent ou mille ans ?
Elle se remit en marche, moi derrière, elle devant. En suivant des yeux le tracé des lacets que le sentier avait taillés dans la montagne, je vis à leur extrémité se découper un rectangle bien lisse et bien net. L’entrée, je le savais, se situait à trois cent mètres du sommet, le plus haut sommet d’Europe. La belle affaire, ils auraient tout aussi bien pu mesurer la hauteur du ciel ou la longueur de leurs bites.
Les cons.
Les enfoirés.

Juste une ligne de ciel

On se serait cru au fond d’une impasse, si ce n’était le sillon de lumière que le fleuve avait taillé d’est en ouest. L’ouest comme un point de fuite éperdu vers un long coucher de soleil, au fond, tout au fond de l’horizon, à l’embouchure où l’eau épuisée arrête enfin sa course linéaire pour embrasser le roulis de la mer.

J’aimais cet enfermement, cet enserrement. Les jours où le grand vent chaud nettoyait l’air à grands coups de balai, les montagnes descendaient des vallées, on aurait pu les caresser d’un revers de la main. J’aurais voulu qu’elles se penchent à se toucher, à laisser juste une ligne de ciel pas plus grande que la trace blanche de l’avion de passage.

Scène 7 (Cont.5 & fin)

Madame H. : Vous pourriez m’accompagner à tous les défilés.
Patrizia : Je m’entraîne parce je veux voir mes muscles, vous comprenez ? Pour être sûre qu’ils sont encore là, bien durs, bien souples. Je m’entraîne pour reprendre ce que je vous ai donné.
Madame H. : 75’000 Euros, c’est donné.
Patrizia : Évidemment. Tout se règle par chèque avec vous. Tout. Le pain, le lait, les hommes, le sang frais…
Madame H. : Je vous l’ai dit : Je suis prête à vous dédommager selon les termes du contrat. Et même au-delà.
Patrizia : Je ne suis pas une infirmière.
Madame H. : Je suis en excellente santé.
Patrizia : Un jour, il faudra vous laver. Vous habiller. Quelqu’un devra changer vos couches.
Madame H. : J’ai déjà pris mes dispositions avec une clinique privée.
Patrizia : Ah oui ? Et qu’est-ce que vous allez faire avant d’aller mourir dans vos draps de soie ?
Madame H. : Travailler. Voyager.
Patrizia : Je ne veux pas de votre dédommagement.
Madame H. : Je vous demande pardon ?
Patrizia : Pareil pour votre appartement, votre école, vos défilés de mode. Vous croyez quoi ? Qu’on achète les gens deux fois ?
Madame H. : Je crois ce qui est écrit dans le contrat.
Patrizia : Alors, on déchire le contrat.
Madame H. : Vous êtes complètement folle.
Patrizia : Non, je ne suis pas folle. J’ai encore la vie devant moi.
Madame H. : Vous voulez plus d’argent.
Patrizia : C’est dommage. Vous auriez pu être quelqu’un d’aimable.
Madame H. : Qu’est-ce que vous voulez ?

Patrizia : Sort une feuille de papier. Lit.

« Nous recherchons une jeune femme âgée de 20 à 25 ans de type caucasien, non-fumeuse, disponible pour une expérience clinique d’une durée de six mois. 

Nous offrons :
Un séjour gratuit dans un établissement hôtelier de premier ordre situé dans les Alpes suisses incluant un centre de remise en forme, un spa et un espace beauté.
Une prise en charge complète de tous les frais annexes occasionnés durant cette période.
Un salaire mensuel net de 9’500.- Euros.

Nous demandons :
Une formation universitaire, de préférence en psychologie ou en sciences sociales.
Une parfaite maîtrise de la langue française.
Une grande flexibilité et une disponibilité totale pendant toute la durée de l’expérience.

Les candidates retenues en vue d’une première sélection  devront obligatoirement appartenir au groupe sanguin A+. Elles feront l’objet d’un bilan de santé et d’un examen médical qui seront également pris en charge par nos soins.

Les candidatures incluant un Curriculum Vitae avec une photo récente sont à envoyer à contact@clown.me »

J’ai laissé votre adresse. Je vous fais confiance pour trouver la bonne personne. Après tout, vous avez fait le bon choix, la première fois.

Scène 7 (Cont.4)

Patrizia : Vous n’êtes pas encore assez petite pour aller à l’école.
Madame H. : Vous seriez mon assistante.
Patrizia : Les choses ne s’arrangent pas.
Madame H. : Chaque appartement a sa propre entrée.
Patrizia : Les choses ne se réparent pas.
Madame H. : Et il y a le contrat. Vous serez dédommagée.
Patrizia : J’ai été endommagée.
Madame H. : Il n’y a pas la mer mais le lac est tout près.
Patrizia : Il manquera les vagues. Et le soleil. Maintenant, j’ai froid. J’ai toujours froid. Regardez mes mains, elles sont transparentes. Vous avez pris ma couleur. Vous avez pris ma chaleur. Vous avez chaud, n’est-ce pas ?
Madame H. : On a toujours chaud quand on court.
Patrizia : Vous avez chaud. Vous avez faim. Vous dormez bien. On dort toujours bien quand on court.
Madame H. : Je pensais que les choses allaient s’arranger.
Patrizia : Paolo a sept ans et moi j’ai un appartement avec une grande armoire dans la chambre à coucher. Les robes sont triées par couleurs. J’aime bien les imprimés graphiques. Le rouge. Les jupes fendues sur le côté.
Madame H. : Vous avez travaillé vos jambes.
Patrizia : Je continue à nager.
Madame H. : Et vos mains.
Patrizia : Important les mains. Les pieds aussi. J’ai gardé vos escarpins mais je préfère les sandales à talons pour l’été. J’aime quand le pied est dénudé. J’ai une paire de sandales dorées, très simples, juste deux lanières, que je porte avec une robe droite, couleur sable et fendue des deux côtés. Le col à ras du cou et derrière, un grand décolleté.
Madame H. : Et vos épaules.
Patrizia : Près de chez moi, il y a la salle où je m’entraîne.

Scène 7 (Cont. 3)

Patrizia : Il est toujours aussi courtois ?
Madame H. : J’ai un autre jardin.
Patrizia : Et le toboggan, c’est pour vos petits-enfants ?
Madame H. : J’aurais bien aimé vous écrire.
Patrizia : Ce n’était pas dans le contrat.
Madame H. : Vous écrire ou vous appeler.
Patrizia : Il fallait en parler à votre avocat.
Madame H. : Et aussi, je suis désolée.
Patrizia : Moi pas.
Madame H. : J’ai reçu tous vos rapports médicaux. J’espérais…
Patrizia : Vous espériez quoi ?
Madame H. : Que les choses allaient s’arranger.
Patrizia : Mais les choses ne s’arrangent pas.
Madame H. : Je suis désolée.
Patrizia : La regarde de haut en bas.
C’est impressionnant.
Madame H. : Même le Docteur Heini n’en revient pas.
Patrizia : Surtout de près.
Madame H. : Ma peau a changé. Elle est plus grasse, plus épaisse. Mes jambes aussi. J’avais souvent les jambes lourdes. Maintenant, je peux marcher toute la journée.
Patrizia : Et faire le raton-laveur.
Madame H. : Je cours dehors. Au soleil. Sous la pluie. Chez moi, il y a un grand parc et des champs tout autour. J’aime bien courir quand il pleut. On a toujours chaud quand on court.
Patrizia : C’est dangereux de courir toute seule sous la pluie.
Madame H. : On n’a besoin de personne pour courir.
Patrizia : Et de personne pour dormir.
Madame H. : Je suis chez moi, maintenant.
Patrizia : Vous êtes seule, vous avez froid, alors vous dormez avec vos amants.
Madame H. : On n’a jamais froid quand on court.
Patrizia : Même la nuit ?
Madame H. : Même la nuit. Chez moi, j’ai dessiné mon jardin. J’ai aménagé mon espace. Chez moi, c’est grand, il y a trois appartements.
Patrizia : Une piscine.
Madame H. : Un toboggan.
Patrizia : Une grande roue.
Madame H. : Il y a une école à cinq kilomètres.

Scène 7 (Cont.2)

Madame H. : Alors, cet appartement ?
Patrizia : J’ai eu de la chance. C’est un petit appartement dans un immeuble de deux étages, sur la route qui mène à San Cataldo. La route qui mène à la mer.
Madame H. : Et Paolo ?
Patrizia : Paolo !
Madame H. : Oui, votre fils Paolo. Comment va-t-il ?
Patrizia : Comment vous faites ?
Madame H. : Comment je fais quoi ?
Patrizia : Pour retenir les prénoms ?
Madame H. : Ça ne fait pas si longtemps.
Patrizia : Cinq ans.
Madame H. : Donc, Paolo a sept ans.
Patrizia : Vous avez aussi la mémoire des dates.
Madame H. : Vous avez trouvé du travail ?
Patrizia : Je suis chargée de cours à l’université du Salento.
Madame H. : Qui s’occupe de Paolo ?
Patrizia : Ma mère. Mes parents. Trois jours par semaine.
Madame H. : Et le reste du temps ?
Patrizia : Le reste du temps, c’est moi.
Madame H. : Pas d’autres enfants ?
Patrizia : Pas d’autres enfants.
Madame H. : Et votre ex-mari ?
Patrizia : Un week-end sur deux Paolo va chez lui.
Madame H. : Pas de petit ami ?
Patrizia : Quelques fiancés.
Madame H. : Une dizaine ? Une vingtaine ?
Patrizia : Je n’ai pas compté. Ils sont venus tous seuls. C’est agréable. C’était différent, avant.
Madame H. : Avant ?
Patrizia : Je marchais en baissant la tête.
Madame H. : Très difficile avec des escarpins.
Patrizia : J’étais contente d’être dehors. J’avais des jambes. J’avais des seins. Je nage tous les jours.
Madame H. : Et cette robe ?
Patrizia : Échangée contre une autre robe.
Madame H. : Il y a une piscine dans mon jardin.
Patrizia : Je nage souvent dans la mer.
Madame H. : Une piscine avec un plongeoir et un toboggan.
Patrizia : C’est votre mari qui doit être content.
Madame H. : Mon mari est resté dans notre jardin.

Scène 7 (Cont.1)

Docteur Heini : Contrairement aux idées reçues, une pratique régulière de la masturbation n’entraîne aucun effet secondaire.
Patrizia : J’ai plutôt envie de croire aux idées reçues quand je vois votre tête.
Madame H. : Ça suffit.
Docteur Heini : Oui, ça suffit.
Madame H. : Ça suffit. Tous les deux. Pour résumer, j’ai rajeuni et Madame Vidale a vieilli.
Docteur Heini : On ne peut pas se prononcer après cinq ans seulement. Il faudrait prolonger la période d’observation.
Madame H. : Nous avons dit cinq ans.
Docteur Heini : Je pense que dix ans…
Madame H. : Vous ne pensez pas. Donc, en ce qui me concerne, on peut dire que l’expérience a réussi.
Docteur Heini : Absolument.
Madame H. : Et pour Mme Vidale ?
Docteur Heini : Par rapport à la norme ?
Madame H. : Oui. Par rapport à la norme.
Docteur Heini : Il subsiste un écart… significatif.
Madame H. : Ce qui veut dire ?
Docteur Heini : Qu’il faudrait plus de temps.
Madame H. : Ce qui veut dire, maintenant ?
Docteur Heini : Que selon les termes du contrat, Mme Vidale aurait droit à son dédommagement.
Madame H. : Merci Docteur, vous pouvez nous laisser.
Docteur Heini : Sort sans saluer.

Scène 7

 

Le bureau de Madame H.
Madame H. derrière le bureau. Assis en face, le Docteur Heini, qui consulte un dossier, et Patrizia.

Docteur Heini : Relève la tête.
Tout est pratiquement rentré dans l’ordre.
Patrizia : Pratiquement.
Docteur Heini : Il existe toujours une marge d’erreur.
Patrizia : De combien ?
Docteur Heini : De l’ordre de deux ou trois pour cent.
Patrizia : Mais là, l’écart est plus grand.
Docteur Heini : Oui, par rapport, à la norme. Mais une norme est une moyenne, par définition.
Patrizia : Et moi, je ne suis pas dans la moyenne.
Docteur Heini : Une norme est une norme. Mais elle est basée sur une population homogène et en bonne santé.
Patrizia : Je suis en bonne santé.
Docteur Heini : Les seuls éléments objectifs en ma possession, ce sont les résultats des analyses de ces cinq dernières années.
Patrizia : Vous voulez quoi de plus ? Une photo dédicacée ?
Docteur Heini : On ne retrouve pas de trace significative de consommation d’alcool, mais vous buvez certainement. Une consommation festive qui peut s’avérer très dangereuse à court terme. Surtout si elle est associée à une prise de drogues. Vous avez très probablement dépassé le stade du cannabis. Votre profil vous amène également à multiplier les partenaires, un autre facteur aggravant. L’addition de tous ces éléments peut facilement expliquer cette différence par rapport à la norme. Arrêtez de boire et de fumer. Faites un peu de sport. Trouvez-vous un fiancé. Vous verrez, dans six mois, vous aurez gommé ce léger écart entre vous et votre âge biologique.
Patrizia : Vous avez oublié la masturbation.
Docteur Heini : La masturbation ?
Patrizia : Le samedi soir, quand je rentre chez moi bien défoncée, d’abord je baise avec deux ou trois mecs trouvés dans les poubelles. Mais comme en plus je suis nympho, il me faut au moins une dizaine d’orgasmes. Alors, je me masturbe.

Scène 6 (Cont.13)

 

Madame H. : Je ne recherche absolument rien.
Patrizia : Ou des figurants pour vos photos de famille.
Madame H. : Je n’ai pas besoin de famille.
Patrizia : Vous êtes vieille, vous êtes seule et vous avez froid.
Madame H. : L’absence d’enfants de me trouble pas.
Patrizia : Paolo me manque.
Madame H. : Plus que deux semaines.
Patrizia : Vous parlez de quelque chose que vous ne connaissez pas.
Madame H : L’attente, je connais ça.
Patrizia : Je n’attends pas, je marche sur une jambe. J’ai la moitié d’un cœur qui bat.
Madame H. : Plus que deux semaines.
Patrizia : Vous avez peur hein ? Vous avez peur que je vous plante là, juste deux semaines avant vos foutus six mois. Bien sûr que je vais rester. Vous serez toujours la plus belle pour aller danser… Tout est si calme ici, tout est si organisé, on sait toujours ce qui va se passer.
Madame H. : Il fait beau dehors.
Patrizia : Les vêtements dans l’armoire, je les classerai par couleurs et du plus clair au plus foncé.
Madame H. : On pourrait sortir.
Patrizia : Les couleurs pleines et les imprimés. Finalement, j’aime bien les imprimés. Les grands motifs, les robes à fleurs, les bras nus et les sandales bien décolletées. Une armoire à chaussures. Des ballerines pour les jours plats et des escarpins si je veux voler.
Madame H. : Essayez de courir avec des escarpins.
Patrizia : Ce sera joli en plein soleil. Ce qui manque ici, c’est la lumière.
Madame H. : On devrait sortir.
Patrizia : Ce qui manque ici, c’est l’été.

Scène 6 (Cont.12)

Madame H. : Nous sommes tous une peau à la recherche d’une autre peau. Moi, j’adore chercher et j’adore trouver. Je veux continuer à jouer. Les gens sont vieux quand ils ne peuvent plus jouer. Moi, je suis contre la vieillesse. Je me sens si bien. J’ai des fourmis dans les jambes. J’ai envie de mordre et de manger. J’ai envie de tourner sur mes talons, de faire voler ma robe à l’horizontale, qu’on voie mes jambes, mes jambes, c’est ce que j’ai de mieux, mes jambes, avec mes cheveux.
Patrizia : On ferait mieux d’arrêter ici. Dans deux semaines vous voudrez une robe à fleurs, des socquettes roses et des sous pour acheter une barbe à papa.
Madame H. : Quoi qu’il arrive, j’ai une dette envers vous.
Patrizia : 75’000 Euros hors taxes.
Madame H. : Je ne parlais pas en Euros.
Patrizia : Vous parliez en quoi alors ? En chameaux ?
Madame H. : Vous allez rentrer chez vous.
Patrizia : Dans deux semaines. Je suis fatiguée.
Madame H. : Il faudra trouver un appartement.
Patrizia : Et du travail.
Madame H. : À Lecce.
Patrizia : Oui, à Lecce. Avec mon fils.
Madame H. : C’est triste.
Patrizia : Je vous demande pardon ?
Madame H. : Vous avez devant vous une vie immense.
Patrizia : Une cuisine, une salle de bains plus un salon et deux chambres.
Madame H. : Vous ne voulez pas rêver plus grand ?
Patrizia : Je veux pas rêver. Je veux un appartement.
Madame H. : Et votre fils, il voudrait peut-être un jardin ?
Patrizia : Paolo n’a pas encore deux ans.
Madame H. : Un jour, il aura votre âge.
Patrizia : Et alors ?
Madame H. : Et alors ? Il sera comme vous, exactement comme vous à 23 ans : diplômé, sans emploi et à la recherche d’un appartement. Vous pourriez lui proposer autre chose, vous pourriez vouloir autre chose, non ?
Patrizia : Vous cherchez une femme de ménage ?