En attendant le banquier famélique

_Un deux, un deux. 

Deux coups de grosse caisse. Un accord distordu.

_ Tu peux me mettre un peu plus d’aigus
_ Et plus de retour s’il te plait.

La guitare vrombit. La grosse caisse suit et c’est parti. L’attaque d’un son énorme fracasse les murs de la ville endormie. Sur la scène plongée dans la pénombre, quatre musiciens envoient tout d’un seul coup. Trente secondes, peut-être plus. S’arrêtent brutalement. Le silence qui suit fait deux fois plus silence. Retour vers la régie.

_ Ok pour moi.
_ Encore un db en plus pour la guitare.
_ Bon, on y va les gars on fait la dernière en entier et après on arrête.

On se promène comme ça dans la ville écrasée par le poids de l’été. Dans le gobelet la crème glacée fond trop vite et on cherche un peu d’ombre pour éviter de s’en mettre plein les mains. Au moment où on va s’asseoir, trois, quatre, une déflagration se produit qui vous ouvre de l’intérieur, vous aspire et vous plante là, les doigts tartinés de sauce sucrée, réduits à une paire d’oreilles reliées au coeur.
Cinq minutes plus tard votre monde est repeint d’une autre couleur.

Au responsable du son, j’ai demandé le nom du groupe. Il s’appelait «Sahel» et jouerait le soir, à 21 heures. Nous sommes revenus alors qu’ils allaient commencer. Il y eut un peu de tout. Du rock hargneux, du rap, de la bossa nova remusclée. La voix agile, fragile, brisée. Le rythme bien carré et un torrent d’énergie contrôlée. On ne sait pas pourquoi un son nous renverse, un atome ami, une molécule qui s’acoquine avec une autre molécule, allez savoir. Sur la scène, le chanteur bondissant transpirait abondamment. Des mots-mitraille, pressés, urgents, l’absolu, le doute, les questions et le désolant décompte des petites pièces qui manquent pour faire un total décent.

Le concert terminé et les mains douloureuses d’avoir trop frappé, une fois de plus, je me suis demandé pourquoi. Ces quatre personnes avaient fabriqué la chose la plus précieuse au monde, un instant de pure merveille que nous allions garder avec nous cette nuit-là et toutes les autres nuits. Alors, pourquoi au nom du ciel ces musiciens devaient-ils forcément crever la faim ?

Le jour suivant, j’apprenais que le directeur d’une très grande banque de ce très beau pays encaissait en un jour le salaire d’un travailleur très moyen en un an. Au-delà de l’indécence du montant, on peut s’interroger sur l’impact véritable de ce comptable sur nos terriennes existences. On objectera que ce grand financier finance de grands projets alors que notre musicien fait beaucoup de bruit pour rien.
Certes.
Pour ma part, je garde l’espoir qu’un jour pas trop lointain, la roue de la fortune se retourne et que, fatigué d’être dépensé en vain, l’argent décide de changer de mains.

Classe affaires

Il y a tellement d’argent et si peu de gens riches.

Alors.

Forcément.

Ça murmure dans les rangs des autres gens. Ça chuchote. Ça bruisse. Ça se tortille. Il y a comme un malaise, l’ombre d’un frémissement. Les autres sont nombreux. Ils forment des foules considérables. Ils dorment sur de mauvais matelas et se passent même de matelas. Ils dorment par terre, pour tout dire. Le matin, leur dos est rempli de nœuds que l’absence de café rend encore plus douloureux. Ils se réveillent remplis de nœuds. Leur estomac ne connait pas le café, ni l’engourdissement léger qui suit le pousse-café, après l’entrée, le plat principal, le dessert et le plateau de fromages. Leur estomac vide est rempli de nœuds. Ils marchent dans des rues faites pour des automobiles et leurs chaussures ont peur du bitume. Arrêtés aux feux et à défaut de miroir, ils regardent leur reflet dans les vitres des limousines noires.

Il y a tellement d’argent et si peu de riches.

Forcément.

Tout ce qui se fait de mieux est hors de prix : les fenêtres teintées des longues limousines. Des fenêtres si blindées qu’elles peuvent parfois atteindre une épaisseur de plusieurs centimètres! Le cuir pleine fleur! Les verres en cristal! Les cuillères en argent! Et dormir en avion! Ils sont si peu à pouvoir s’étendre parfaitement à l’horizontale, à dix mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Imaginez un instant que tout le monde voyage en classe affaires : il faudrait rallonger les cabines, empiler les fuselages, revoir la longueur des pistes d’atterrissage, reconstruire tous les terminaux et tous les aéroports. La consommation de kérosène doublerait chaque année. Dans dans le ciel, les nuages se rempliraient de fumée. En valeur pondérée, la vitesse du réchauffement climatique serait multiplié par cent. La calotte glaciaire disparaîtrait d’un seul coup dans la mer emportant avec elle les brise-glace et les ours blancs. La fin du monde serait en vue, elle ferait un bruit de glaçons.

Heureusement.

Dans les rares sièges de la classe affaires, les passagers épuisés s’endorment, un verre en cristal à portée de la main. Leur dos bien à l’horizontale. Leurs fesses suspendues au-dessus d’un océan de glace.  Dix mille mètres en-dessous la nuit tombe et la banquise craque; mais derrière les lourds rideaux tirés sur ce monde qui s’efface, rien ne vient troubler le bruit des glaçons.

Tout va bien se passer.

J’ai un doute.
Un doute tentaculaire. Le doute m’enlace et ne me quitte plus. Doute, ne me quitte pas, reste autour de moi.

Je me souviens. Des devoirs et des leçons. De l’importance du calcul. De l’importance de la multiplication, de l’addition, de la soustraction et des bénéfices sous le trait noir.  De l’importance de l’ennemi qu’on peut bouter hors des frontières. De l’importance des flingues qui boutent l’ennemi hors des frontières. Du sérieux nécessaire à la bonne marche des affaires du monde. De l’importance de la cravate rouge posée sur la chemise blanche au milieu du « V » impeccable formé par la bordure symétrique d’un costume gris anthracite.

Il nous faut de vraies limousines avec des vitres opaques. Des carrosseries funèbres. Il faut des gardes du corps équipés d’oreillettes. Il faut un hélicoptère pour survoler le tout. Il faut des gens sérieux. Il faut des gens qui ont le profil du poste. Des gens qui ont étudié dans les écoles qui apprennent à soustraire les bénéfices sans aditionner les inconvénients. Il faut aussi le gabarit et l’expérience. Et surtout de l’argent, il faut beaucoup d’argent. De l’argent comme s’il en pleuvait.

Enfin, il faut des caméras, des micros, une estrade, un drapeau, et un beau président dans sa veste anthracite pour nous dire que tout va bien se passer.
Je ne suis pas rassuré. J’ai un doute.