Classe affaires

Il y a tellement d’argent et si peu de gens riches.

Alors.

Forcément.

Ça murmure dans les rangs des autres gens. Ça chuchote. Ça bruisse. Ça se tortille. Il y a comme un malaise, l’ombre d’un frémissement. Les autres sont nombreux. Ils forment des foules considérables. Ils dorment sur de mauvais matelas et se passent même de matelas. Ils dorment par terre, pour tout dire. Le matin, leur dos est rempli de nœuds que l’absence de café rend encore plus douloureux. Ils se réveillent remplis de nœuds. Leur estomac ne connait pas le café, ni l’engourdissement léger qui suit le pousse-café, après l’entrée, le plat principal, le dessert et le plateau de fromages. Leur estomac vide est rempli de nœuds. Ils marchent dans des rues faites pour des automobiles et leurs chaussures ont peur du bitume. Arrêtés aux feux et à défaut de miroir, ils regardent leur reflet dans les vitres des limousines noires.

Il y a tellement d’argent et si peu de riches.

Forcément.

Tout ce qui se fait de mieux est hors de prix : les fenêtres teintées des longues limousines. Des fenêtres si blindées qu’elles peuvent parfois atteindre une épaisseur de plusieurs centimètres! Le cuir pleine fleur! Les verres en cristal! Les cuillères en argent! Et dormir en avion! Ils sont si peu à pouvoir s’étendre parfaitement à l’horizontale, à dix mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Imaginez un instant que tout le monde voyage en classe affaires : il faudrait rallonger les cabines, empiler les fuselages, revoir la longueur des pistes d’atterrissage, reconstruire tous les terminaux et tous les aéroports. La consommation de kérosène doublerait chaque année. Dans dans le ciel, les nuages se rempliraient de fumée. En valeur pondérée, la vitesse du réchauffement climatique serait multiplié par cent. La calotte glaciaire disparaîtrait d’un seul coup dans la mer emportant avec elle les brise-glace et les ours blancs. La fin du monde serait en vue, elle ferait un bruit de glaçons.

Heureusement.

Dans les rares sièges de la classe affaires, les passagers épuisés s’endorment, un verre en cristal à portée de la main. Leur dos bien à l’horizontale. Leurs fesses suspendues au-dessus d’un océan de glace.  Dix mille mètres en-dessous la nuit tombe et la banquise craque; mais derrière les lourds rideaux tirés sur ce monde qui s’efface, rien ne vient troubler le bruit des glaçons.

Le monde sous deux mètres de neige.

Sous trente centimètres de neige, le monde marche sur  une patte.
Alors, prenons deux mètres de neige. Saupoudrons. Étalons à la spatule sur un aéroport.
Que voyons-nous ?
Sur cet aéroport, les avions sont rangés en rangs d’oignons. La neige légère fait ployer leurs ailes déplumées. Ils ont la tête basse et le ventre vide. Leurs passagers endormis dans le ventre gris des aérogares. Leurs passagers assis dans une chambre d’hôtel, qui regardent la neige tomber, inlassablement. Leurs passagers immobiles dans l’espace vide du temps refermé. Sans rendez-vous important. Sans réunion stratégique. Sans courbes de croissance projetées sur un écran blanc. Sans négociation de prix. Sans signature du contrat.
C’est terrible.
Il y aura des conséquences incalculables.
Des pertes colossales.
Des millions d’emplois seront perdus.
Peut-être même une crise économique sans précédent.

Dehors, la neige tombe. Continuellement.
Les passagers ne partiront pas. Alors, ils envoient au monde entier cette terrible nouvelle : « Les passagers ne partiront pas ». Sur leurs ordinateurs ils écrivent : l’aéroport est fermé. Je ne pourrai pas être présent pour la réunion stratégique. C’est grave. Extrêmement grave.
Dehors la neige tombe. Imperturbablement.
Les passagers prennent leur téléphone pour dire que non, ils ne partiront pas. Ils ne seront pas là ce soir pour embrasser les enfants.
Après un temps d’hésitation, la neige se remet à tomber.
Les passagers sont très énervés. Il doit bien y avoir un moyen de faire décoller les avions. C’est invraisemblable tout de même. Moi qui devais me rendre à la Réunion. Manger un homard à la vanille. Faire la planche dans le grand lagon.
La neige redouble d’intensité.

Après deux jours la neige fond.
Privés de leur baiser du soir les enfants ont pleuré.
La neige regrette.
Privées de Directeur de la Communication, les réunions stratégiques n’ont pas eu lieu.
La neige s’en fiche comme d’une cerise.
Les contrats attendent toujours la signature du Chief Executive Officer.
La neige s’en contrefout.
Dans le grand lagon de l’Île de la Réunion, le requin a fait des ronds dans l’eau en attendant un touriste dodu à la chair pâle.
La neige compatit.

Pendant deux jours, deux mètres de neige ont changé le cours du monde.
Deux jours plus tard, rien n’a changé.

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