Vladivostok-Krasnoïarsk

L’autre jour, un fabricant de téléphones portables exultait en mondovision pour célébrer la naissance d’un nouveau modèle. Puissant. Ultraplat. Ultrarapide. Fin. Élancé. Connecté. Un appareil de photo aux petits oignons. Une caméra hyper-ragnagna. Un design si lisse qu’on voudrait le lécher. Une ergonomie améliorée. La pile en peau de cadmium élevé au grain. Plus d’autonomie pour parler plus longtemps des sujets qui nous préoccupent et nous empêchent de dormir.
Je citerai en vrac :
– Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
– Dans cinq minutes j’ai une réunion, qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
– J’arrive dans dix minutes à la gare de Vladivostok, qu’est-ce qu’on mange ce soir ?

Donc jouez hautbois, résonnez musettes, le téléphone nouveau est né, il est là entre nos  petites menottes moites qui caressent sa surface tactile en laissant des longues trainées de graisse et de transpiration. Et tous les ans ça continue, encore et encore, et ce n’est jamais tout à fait le même film qui passe, contrairement à ce que dit Francis Cabrel qui a quand même fini par raser sa moustache, le progrès ne recule devant rien et ses lames d’acier tracent un sillon inexorable dans les poils durs du barde gaulois.

Jouez hautbois. En 2014, 2015, 16, 17, 18, en 2100, en 3000, pourquoi pas ? Ce sera toujours plus rapide, plus lisse, plus ergonomique ou convivial. En l’an 4000, tout aura changé.  Nous communiquerons peut-être par intraveineuse ou grâce à l’implantation sous-cutanée d’une cellule télépathique en tungstène ionisé. Peut-être que nous nous parlerons devant un hygiaphone rempli de matière noire. Surtout, tout ira tellement plus vite. Des millions de fois plus vite.
Et nous, naturellement, suivant l’évolution technologique, nous serons des millions de fois plus grands. Des millions de fois plus forts. Des millions de fois plus intelligents. Nous aurons des millions de jours d’autonomie pour parler plus longtemps des millions de sujets de la plus haute importance, des sujets qui changeront la marche du monde devenu des millions de fois plus sophistiqué.
Je citerai en vrac :
– Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
– J’ai un échange télépathique à cinq heures, qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
– J’arrive dans cinq minutes en gare de Krasnoïarsk, qu’est-ce qu’on mange ce soir ?

Enfant et pizza, nature morte

À la table à côté, un enfant seul, dans les dix ou douze ans, au téléphone.

Toi, tu manges, ton nez dans le journal. Tu l’entends à peine, ses mots recouverts par le brouhaha du monde et par le bruit des couverts qui tintent sur les assiettes. Du coin de l’œil tu l’observes, ce petit garçon, dix ou douze ans, pas plus, les cheveux noirs, redressés par du gel, qui finit par ranger son téléphone dans une poche de son pantalon. Tu tournes la page et tu t’absorbes dans une histoire de gros sous qui disparaissent par ici et réapparaissent par là. Tu te perds sur le chemin de tous ces millions qui s’envolent comme les hirondelles, chercher un peu de chaleur alors qu’ici, il fait si froid.

Tu en es là de tes lectures quand une voix nouvelle s’élève juste à côté de toi. Tu n’as pas vu arriver le papa qui est maintenant assis en face du garçon. La rumeur de la salle recouvre ses mots, mais pas le ton de sa voix, ses intonations : ce n’est pas le ton qu’on utilise pour parler à un petit garçon. Alors, tu relèves prudemment les yeux. Sur la table, tu vois une pizza, en face, une lasagne et au-dessus, un homme qui mange et parle à un téléphone portable appuyé contre son épaule. Il parle et il écoute. Il profite des moments de silence pour porter la fourchette à sa bouche. Ensuite, il mâche. Il déglutit précipitamment. Il revient dans la conversation pour dire des phrases qui se perdent dans le bruit de mâchoires des autres mangeurs. En face de lui, son fils mange sa pizza.

Toi, tu as terminé mais tu attends. Tu attends que cet homme pose son téléphone, ce qu’il fait, un bref instant. Le temps de plonger son nez dans son écran. Tu le vois qui recale l’appareil contre son oreille. Son visage s’éclaire, il dit – tu le devines plus que tu ne l’entends – il dit : « Salut, comment tu vas ? » Il s’engage dans une autre conversation. Il a bientôt terminé sa lasagne. Son fils se bat contre sa pizza. Ou peut-être que ce n’est pas son fils, juste une connaissance, un lointain cousin, le fils de l’ami d’un ami. Peut-être qu’ils se connaissent à peine, lui qui mange au téléphone et le petit garçon à la pizza. Peut-être qu’ils ne se reverront plus jamais, et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Entre eux, il y a un lien qui les a réunis là, autour d’une lasagne et d’une pizza trop dure pour un couteau de petit garçon.

Tu devrais t’en aller, mais non, tu attends. Tu feins de lire le journal. Tu vas être en retard. Tu finis par te lever. Le téléphone est toujours coincé entre l’oreille et l’épaule de l’homme qui parle entre deux bouchées de lasagne. De guerre lasse, l’enfant a déposé son couteau sur l’assiette, à côté du dernier quartier de pizza. Sa tête se tourne vers la fenêtre.

Dehors, il fait gris, dedans aussi.

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