Bless-mi, Bless-moi

J’en peux plus.

Tous les quatre ans, ça recommence. On élit un président américain. Rien de neuf. Comme partout sur la terre, vous me direz.
Mais là, c’est différent.
Tous les jours. Et même plusieurs fois par jour. Dans tous les discours. À droite, à gauche et au milieu. Votez pour moi ! Alléluia ! Je suis le plus beau ! Alléluia ! Je suis le plus fort ! Vous êtes les plus beaux ! Alléluia ! Ensemble nous sommes les plus forts ! Alléluia ! Plus de pognon pour tous ! Alléluia ! Exultation. Allégresse. Le meeting se termine, la foule vrombit et on envoie We Are the Champions ou YMCA au choix.
Alors pourquoi, POURQUOI ? Pourquoi faut-il que dans ce pays chaque discours se termine par God bless America ?

Je vous avertis, je suis au bord de la catastrophe surnaturelle.

Vous ne devriez pas jouer avec mes nerfs. Si vous croyez tellement fort en moi, vous savez bien qu’il suffirait que je pince entre deux doigts ce petit point sur le globe pour que, oups pardonnez-moi, survienne un méga-tremblement de terre. Manque de bol, c’est juste à l’endroit où sont entreposées toutes vos têtes nucléaires. Boum, boum et re-boum, après ce grand feu d’artifice, vous voudrez encore que je les bénisse, vos faces de culs de bénitier ?
Excusez-moi, je m’emporte, mais il y a de quoi.
Mettez-vous un peu à ma place. J’envoie partout dans le monde des paquets de prophètes noirs, blancs, café crème ou au lait, jaunes, rouges et même verts au petit matin après un abus de substances hallucinogènes. Tout ça pourquoi hein, je vous le demande ? Oui, vous, au fond de la classe qui dormez près du drapeau américain  ?

– Heu c’était quoi la question mon Dieu ?

Laissez tomber. Et retenez bien ceci avant de reprendre le cours de votre sieste. J’ai tout mélangé parce que toutes les couleurs se valent. Un être humain orange a la même valeur qu’un être humain blanc, jaune ou vert. Partant de ce principe simple, chaque individu sur terre reçoit donc une dose uniforme de bénédiction, deux gouttes avant chaque repas, pas d’utilisation prolongée sans avis médical.

Vous avez bien compris, dites, les Américains ? God bless EVERYONE ! Tout le monde. Tous bénis, pareils. Alors, s’il vous plaît, supprimez de vos discours cette injonction superfétatoire. Elle me casse les oreilles. Elle me fait mal au seins.
De toute façon, ça ne sert à rien de me demander quoi que ce soit.

Ça fait déjà très longtemps que je ne suis plus là.

Le Tour de Rien : Pfffffuiiiit. (2)

Où l’on retrouve le cycliste au cœur de la forêt sombre pendant que la nuit tombe et que siffle l’air qui s’échappe de la chambre à air de rechange qu’il vient de regonfler.

Perdu au cœur de la forêt sombre, pendant que la nuit tombe et que siffle l’air qui s’échappe de ma chambre à air de rechange, je lance vers le ciel un long brame profond et désespéré. Ah mon tout-puissant Dieu, tu dois vraiment t’emmerder dans ton coin d’éternité. Ça doit manquer de bars mal éclairés et de scènes fumigènes où des ombres floues se mélangent dans tous les recoins du noir. Ah oui, mon Dieu, tu dois aussi salement manquer de pinard dans ton ciel sans cave. C’est pourtant bien toi qui avais commencé, tu te souviens, Noé ? Ton mec de l’Arche ? Le premier mec bourré de l’histoire de l’humanité. C’est bien toi qui lui avais donné l’idée, non ? Cultiver la terre. Planter de la vigne. Faire fermenter. Goûter. Putain c’est trop bon. Allez, encore un verre. Garçon ! Un autre ! C’est ma tournée ! Remets-moi ça fiston ! Juste une lichette, un petit dernier pour la route.
Noé voudrait se lever mais il s’écroule, s’endort tout nu et rêve de menthe sauvage et de vahinés.

Sans dec, mon Dieu tu devrais essayer.
L’alcool, la drogue ou la Vie de Brian qui raconte l’histoire d’un garçon juif né le même jour que ton fils, ça pourrait t’arracher plus qu’un sourire, si jamais tu avais le moindre sens du deuxième degré. Tu vois, en théorie, tu as d’infinis moyens à ta disposition pour te faire rire l’estomac, alors pourquoi, POURQUOI T’ACHARNER SUR MOI ?

Parce que là, mine de rien, la situation est grave. Le cycliste expérimenté est prudent.  Certes. Avant de s’en aller par monts et par vaux, il a en mémoire tous les pépins mécaniques accumulés pendant tous les kilomètres roulés. Certes. Mais de là à partir avec une chambre à air de rechange ET des rustines, faudrait voir à pas exagérer. Statistiquement, une crevaison ne peut pas survenir immédiatement après une autre crevaison. Faut un laps de temps raisonnable. Je sais pas moi, au moins une bonne semaine, voire un petit mois. Alors, aller s’amuser à percer mon deuxième boyau dans son petit sac accroché sous la selle, tu diras ce que tu voudras, mon Dieu, moi je trouve ça petit. Mesquin. Et pour tout dire indigne de toi.

Pfffffuiiiit.
Et pourquoi pas pouët pouët, tant qu’on y est.

Bon.
Je range mes outils.
La nuit est tout à fait tombée.
Quinze ou peut-être vingt kilomètres à pied, finalement, qu’est que ça peut faire ?
Je planque mon vélo dans un fourré touffu.

Clac. Clac. Clac. Clac. Sous mes semelles les inserts métalliques frappent l’asphalte sur un rythme binaire.
Clac. Clac.
C’est agaçant mon Dieu, hein ? Ça t’empêche de dormir.
Clac. Clac.
Ben oui, fallait y penser avant.
Clac, clac.

C’est alors qu’un bruit de moteur. Un bruit de moteur ? Un impossible bruit de moteur monte de cette route perdue à cette heure où tous les écureuils sont déjà couchés. Ça y est mon Dieu, j’hallucine, j’ai des visions et bientôt tu vas m’apparaître en nuisette ou en déshabillé. Mais non. Point de dentelle et encore moins de porte-jarretelle. Juste la route, la nuit et quelque part, pas très loin, la présence d’un moteur à explosion. Présence qui se précise et se matérialise sous la forme de deux phares qui projettent mon ombre sur tous les troncs trapus qui bordent le talus.

Ce n’est plus l’heure et surtout pas l’endroit. Alors, je continue, l’air dégagé, l’air de rien, l’air du promeneur qui flâne un beau jour d’été. Pour un peu, je me mettrai à siffler. La voiture, petite, me dépasse. Lentement. Freine. S’arrête.
J’arrive à sa hauteur.
À l’intérieur, une personne de sexe indéniablement féminin ouvre la portière et me demande si tout va bien.

La véritable origine de l’automne, version intégrale.

Au commencement était Dieu.
Ensuite, il y eut le monde, un jardin et ses premiers habitants.
L’été était là pour durer, et pourtant, un jour, l’automne arriva.

Voici donc, l’intégrale de l’histoire, remise à l’endroit.

 

 

La véritable origine de l’automne (54 & fin)

Dieu troublé détourna les yeux. Il y avait dans la voix de cette femme une inflexion tranquille à la chute des phrases, une ponctuation calme qui ne venait pas de Lui. Tout le contraire d’Adam, cette pelote de fils ébouriffés qu’Il n’avait pas su raccorder. Adam jamais content. Adam et son foutu serpent. Les cons. AH LES CONS ! Dieu sentit une grosse bouffée de colère remonter du fond de Ses infinis tréfonds.

– Au fait, j’allais oublier, aujourd’hui c’est aussi le dernier jour de l’été.

Alors, de l’eau du grand fleuve s’éleva un mauvais brouillard qui s’étendit jusqu’aux extrémités du jardin fleuri. Les feuilles des arbres jaunirent et se mirent à tomber sur le sol luisant et gras. Une odeur douceâtre s’éleva de la terre et se fixa dans l’air figé.

Le serpent glissa dangereusement sur la surface en décomposition et disparut sous un petit rocher.

Le froid tomba d’un seul coup, pas un froid sec et brillant, non, un froid humide et lent, un froid obstiné, épais, qui traverse lentement chaque couche de la peau, s’insinue dans le corps creux des os qu’il envahit de l’intérieur, insidieusement.

Adam frigorifié se recroquevilla sur son petit serpent.

Dieu leur fit signe de se mettre en marche. Ils Le suivirent en silence, deux silhouettes délavées par les coulées du ciel noir de gris. Tous les animaux avaient disparu. Les oiseaux ne chantaient plus.

Une pluie fine se mit à tomber

Ève frissonna.

Dieu attrapa un renne cossu qui passait par là, l’estourbit, le dépeça, fit sécher la peau, tailla dedans une longue chasuble qu’il pourvut de manches et assembla les chutes pour en faire des mitaines. Il déposa le vêtement sur le dos d’Ève, referma les côtés avec deux rangées de boutons.
– Et moi, alors ?
– Tais-toi Adam.

Ils arrivèrent devant un haut portail rouillé. Dieu fit jouer la serrure. La porte s’ouvrit dans un long gémissement.
– Voilà, nous sommes arrivés.

Adam franchit le portail en maugréant.  Avant de disparaître dans le brouillard, Ève se retourna. Elle leva les yeux et accrocha le regard de Dieu qui comprit à cet instant précis que la fin du monde parfait qu’Il avait imaginé n’était que le commencement d’un autre monde, plus âpre, plus acre, plus chaud, plus froid, plus exposé au gel et aux coups de soleil, un monde plus gris, rempli de ses couleurs à elle, qui saurait en faire un monde vivable, un monde vivant.

Et c’est ainsi que, pour punir les hommes, Dieu inventa l’automne.

La véritable origine de l’automne (53)

Ève se pencha vers le serpent et lui parla tout bas. En guise de réponse, Satan se contenta de hausser les anneaux. Suivit un moment de silence où Dieu sembla réfléchir.
– Est-ce que c’est vrai, Ève, tu veux vraiment partir d’ici ?
– Mais non, elle veut rester, c’est clair. Le vrai problème, c’est Adam. Qui accepterait de vivre avec lui jusqu’à la fin des temps ? Personne, surtout pas elle : vous l’avez regardée, la première femme ? Elle n’a besoin de personne, même pas de Dieu.
– C’est vrai, Ève, que tu n’as pas besoin de Moi ?
– Pas vraiment. Pas tout le temps.
– C’est plutôt reposant, non, quelqu’un de libre et d’indépendant. Ça change du gros bébé.
– Le gros bébé ! Quel gros bébé ?
– Le gros bébé qui pleure tout le temps. Le gros bébé qui a toujours mal à son petit serpent.
– Tes écailles, je vais te les faire bouffer en salade !
– TAIS-TOI ADAM, tais-toi ou je ne réponds plus de Moi. Taisez-vous tous.
Toi, le serpent, pour être monté sur l’arbre et avoir détaché le fruit de sa branche, tu ramperas éternellement. Tu glisseras sans bruit sur le sol. Parfois les gens te marcheront dessus. Tu les mordras alors, par réflexe, pour te défendre, et parfois tu les tueras sans raison. Ils te haïront pour ça. Ils te chasseront. Ils t’enfermeront dans des cages de verre. Tu seras l’animal le plus détesté de la terre. Et quand tu seras mort, ils t’exhiberont aux yeux de leurs enfants, étendu et inerte, pour que leur peur se transmette de génération en génération.
Adam ! Adam. Toi, je vais te mettre au travail. Là où tu vas, il n’y a pas de rivière où coulent le lait et le miel. L’herbe est rare, les arbres peu nombreux et les animaux courent bien plus vite que toi. La terre est dure, là où tu vas. Tu passeras des heures penché sur elle, à creuser, à gratter, pour qu’elle te donne à peine de quoi manger. Pour boire aussi, tu devras creuser, chercher un filet d’eau dans les profondeurs de la terre. Tes jambes te feront mal. Tes bras te feront mal. Tes mains saigneront. Le soir, quand tu te coucheras, tu seras si fatigué que tu n’auras même plus la force de te plaindre. Tu dormiras peu et tu seras encore plus fatigué quand tu te réveilleras. Tes jours s’écouleront, toujours gris, toujours pareils, sans saveur, sans odeur, sans rien qui te fasse espérer en un lendemain.
Quant à toi, Ève, tes enfants seront nombreux et ils seront différents. Tu les aimeras tous et parfois, ils t’aimeront. Souvent, ils te décevront. Ils seront beaux, laids, tristes ou méchants. Au début, ils auront besoin de toi. Ensuite, ils grandiront. Tu voudras les retenir mais ils s’en iront.
– Je les laisserai s’en aller.
– Et qu’est-ce que tu feras quand ils seront tous partis ?
– Alors, moi aussi je m’en irai.

La véritable origine de l’automne (52)

Adam arrache le fruit de la main d’Ève. Il mord dedans, en détache un énorme quartier qu’il enfourne à grand peine. La première bouchée le laisse interdit, figé, les joues remplies d’une matière inconnue qu’il peine à déglutir. Ses mâchoires se ferment à nouveau. Se relâchent. Sa bouche s’ouvre et il  recrache avec fracas toute une mitraille de rognures claires qui rebondissent sur le sol plat.
– Pouah, c’est quoi ce truc ? C’est dégueulasse !

Ève plante à son tour ses dents dans le dos du fruit meurtri.
– Mais non, c’est très bon, très frais. Sucré. Acide. Acidulé.
– Acidulé mon cul, oui.
– ADAM ! Je t’ai pourtant interdit d’être grossier.
– ÂÂÂÂH ! Toi, il faudrait T’interdire d’apparaître comme ça d’un coup au milieu de la vie des gens. On est là, on discute tranquillement et pouf voilà Dieu qui tombe du ciel dans notre dos. Tu pourrais pas klaxonner avant d’arriver ?
– En matière d’interdiction, qu’est-ce qu’on avait dit à propos de ce fruit.
– Qu’il était interdit d’en manger.
– Et ?
– Et quoi alors ? J’en n’ai pas mangé, si tu veux tout savoir. J’ai rien avalé. J’ai tout recraché. Faut dire que Tu avais raison, ce truc est immangeable si Tu veux mon avis.
– Adam.
– Quoi Adam ?
– ADAM !
– C’est Ève ! C’est de sa faute ! C’est elle qui me l’a donné ! Moi je ne voulais pas y goûter. Elle m’a forcé.
– Faux. Absolument faux. Ève n’a rien fait. La vérité, c’est qu’Adam m’énerve. Il est trop con.
– Toi, ta petite gueule de fouine, je vais te la…
– TAIS-TOI ADAM !
– Le problème avec la connerie, c’est qu’il n’existe pas de médicament. Et je dois dire que la perspective d’une éternité à partager avec un con incurable, je trouve ça tout à fait déprimant. Surtout que le con en question, c’est la seule personne qui me comprend.
– Moi aussi, je te comprends.
– Bien sûr Ève, je ne t’ai pas oubliée, mais tu ne vas pas passer ta vie avec un serpent. Donc, pour résumer, j’ai décidé me débarrasser du con. J’aurais pu le mordre dans son sommeil mais on n’assassine pas ici. Alors, j’ai réfléchi. J’ai trouvé une autre solution : le faire virer du paradis. C’était facile, il suffisait de faire tomber un beau fruit de cet arbre devant le nez de cet estomac sur pattes pour qu’il oublie la consigne et se mette à le bouffer.
– Satan ment. C’est moi qui l’ai forcé à manger le fruit.
– Tais-toi, Ève. Tu as perdu l’esprit.
– Non, je ne suis pas folle. Je veux juste vivre. Je veux partir d’ici.
– C’est bien ce que je dis : il faut être fou pour vouloir partir du paradis. Donc, j’ai balancé un beau fruit bien mûr devant le nez de cet abruti qui l’a englouti en moins d’une seconde.
– J’ai rien mangé ! J’ai tout recraché !
– Tais-toi Adam, tu aggraves ton cas.

La véritable origine de l’automne (51)

Vue du sol, en contre-plongée, elle est immense et formidable, la première femme du monde. Il voudrait bien voir l’expression de son visage, ses yeux surtout, ses yeux noyés dans l’ombre portée qui coule des bords de l’arcade sourcilière. Elle n’a pas l’air d’avoir peur. Au contraire, elle attend. Alors sans bruit, le serpent remonte le long du tronc, se déploie jusqu’à l’extrémité d’une branche basse qu’il secoue vigoureusement.
Une pomme tombe. (Ou peut-être une figue.)
Adam se met à hurler.
Une pomme tombe. (Ou serait-ce une grappe de raisin ?)
Ève se baisse pour la ramasser.
– Lâche ça ! Lâche ça immédiatement.
– Trop tard, Adam.
– Repose ce fruit, je te dis.
– Non.
– Écoute…
– Non, c’est toi qui vas m’écouter. Tu as le choix entre deux propositions. La première : je jette ce fruit dans le fleuve et…
– Je prends !
– … Je jette le fruit dans le fleuve et tu t’occupes tout seul de ton petit serpent.
– Comment ça, tout seul ?
– Je ne sais pas, moi… Tu lui parles, tu le soignes, tu joues avec en pensant à moi…
– En pensant à toi ?
– Oui, en pensant à moi. Parce que tu n’auras pas l’occasion de me voir souvent dans les jours qui viennent.
– Pourquoi ? Tu vas où ?
– Je pars en voyage.
– Pendant combien de temps ?
– Pendant tout le temps qu’il faudra. L’éternité et au-delà.
– Et moi alors ?
– Toi, tu restes là.
– Et la deuxième proposition ?
– Tu manges ce fruit.
– Pas question.
– Tu manges ce fruit et je m’occupe de ton petit serpent.
– Tu t’en occupes… Comment ?
– De toutes les façons que tu ne peux pas imaginer.
– Tu t’en occupes… Souvent ?
– Je le laisse au repos juste le temps qu’il faut pour qu’il ait envie de se redresser.
– Alors, il sera bien traité, mon petit serpent ?
– Avec tous les honneurs dus à son rang.

La véritable origine de l’automne (50)

Satan se laisse couler au pied de l’arbre. Il glisse sans bruit sur le tapis d’herbe rase et s’arrête au pied d’Ève. Il se dresse, juste un instant, la tête au niveau de son ventre qu’elle a lisse et blanc. Il se fige, la nuque crispée, tous les muscles bandés. Il essaie de rester ainsi, rigide et droit. Il ouvre la bouche. Il voudrait parler. Il ne peut pas. Contractées, ses mâchoires ne s’ouvrent pas. Décidément, il n’y a rien à faire : il faut se résigner à voir le monde le nez dans la poussière, le nez dans la crotte, lui qui a l’odorat si délicat. C’est ce qu’il se dit pendant que ses forces l’abandonnent et que ses muscles relâchent leur emprise sur toute la longueur du trait vertical qu’il essaie en vain de dresser vers le ciel.
Il tombe.
Il s’écroule d’un seul coup, sans bras pour se retenir, sans mains pour pouvoir amortir le dur choc de la terre contre son menton. Il reste là, allongé, étourdi, les yeux dans le vague en attendant de reprendre ses esprits pendant qu’Ève se penche sur lui.
– Rien de cassé ?
– Non, rien de cassé. J’ai l’habitude. Je tombe cent fois par jour.
– Cent fois par jour ?
– J’essaie. J’essaie de me redresser, tu comprends ?
– Ça oui, je crois que je comprends
– Ce sera un père absent.
– Je sais.
– Un père-enfant.
– Je sais.
– Il ne voit pas plus loin que le bout de son petit serpent.
– Il est fasciné par son petit serpent.
– C’est un pleutre. Un couard. À la première difficulté, il se liquéfiera. Il te laissera tomber, tu verras.
– C’est tout vu.
– Tu seras seule, la nuit. Toutes les nuits lorsqu’il fera froid.
– Mais je veux avoir froid ! Chaud. Et avoir faim, aussi. Avoir besoin de vivre jusqu’à demain. Je veux qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente. Gratter la terre de mes mains. Avoir mal. Hurler quand j’ai mal. Je veux être triste. Folle. Danser. Voler. Connaître le goût de mes larmes.
– Ça, tu peux être sûre qu’il te fera pleurer.
– Je veux de l’air, tu comprends, de l’air. De la vie. Des couleurs et même du noir. Tout plutôt que ce paradis tiède où même les nuages ne crèvent jamais.
– Et mourir, tu veux mourir aussi ?
– Mais qu’est-ce que je ferais ici, à vivre éternellement ? De la broderie ? Du point de croix ? Tu imagines les discussions, le soir, au coin du feu, avec Adam ? On parlerait de quoi, lui et moi ? Du temps qui passe et qui ne passe pas ? Et puis d’abord, je ne meurs pas.
– Je pense que mourir est dans le contrat.
– Je ne parle pas ça.
– Tu es vraiment sûre de vouloir des enfants ?
– Je veux juste avoir une vie devant moi.

La véritable origine de l’automne (49)

Un long frisson sinueux court le long des branches. Prudent, le serpent s’aventure vers la base de la ramure d’où sa tête émerge à moitié.
– Qu’est-ce que tu attends ? Descends de là !
– Non. Pas question.
– Il faut qu’on discute, descends, s’il te plaît.
– Tu m’as menacé tout à l’heure
– J’étais énervé.
– Mes écailles, Adam, tu voulais me les faire bouffer.
– Excuse-moi, j’étais énervé.
– Et maintenant tu t’es calmé.
– Et maintenant, je me suis calmé. Comment on fait pour les bébés ?

Le serpent brillant émerge du feuillage, glisse le long du tronc, sur l’herbe rase où il s’étend, tous anneaux bandés, à bonne distance d’Adam.
– Je ne comprends pas.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
– Tu as commencé à râler à la seconde même où Dieu t’a posé ici. Il fait toujours trop chaud, trop froid, trop tiède. Tu vas toujours attraper un rhume ou un coup de soleil. Les fruits ne sont pas assez mûrs. L’eau a un goût de poisson. Les éléphants t’empêchent de dormir. Tu t’ennuies à mourir.
– Là, tu exagères.
– J’exagère. J’EXAGÈRE ! Dieu tempère la température. Il fait passer des nuages devant le soleil pour protéger ta peau de pêche. Il sucre les fruits. Il invente le presse-agrumes. L’eau claire des rivières. Un abri insonorisé pour que tu puisses dormir en paix.
– J’ai le sommeil léger.
– Et enfin, enfin ! Pour remplir le vide abyssal de toutes les heures inutiles où tu cherches en vain une nouvelle raison de te plaindre, il t’envoie cette personne qui te parle, qui te comprend, que tu pourras aimer un jour, si jamais tu te découvres un cœur au milieu de ton moi. Tu pourrais juste t’asseoir deux secondes et regarder autour de toi. Dire merci, juste une seule fois. Mais non, il te faut toujours autre chose, un nouvel objet, un nouveau jouet que tu oublieras dès que Dieu l’aura inventé pour toi.
– Tous les animaux ont des enfants, pourquoi pas moi ?
– Et pourquoi pas moi ?
– Je ne sais pas.
– Moi non plus, je ne sais pas. Et alors ? Ça ne m’empêche pas de regarder le ciel, de m’étendre au soleil sur une pierre plate pour réchauffer mes anneaux. D’aimer le silence et le bruit du vent.
– Moi aussi, j’aimerais avoir un enfant.
– Toi, Ève, c’est différent.

La véritable origine de l’automne (48)

– Ça fait du bien. Ça calme.
– Je suis désolée.
– C’était… C’était bien ?
– J’ai retrouvé la mer.
– La mer ?
– J’ai flotté longtemps dans la lumière, juste au-dessus de l’eau. À un moment, le monde s’est retourné. Le ciel en bas. La mer en haut. J’ai perdu pied et je suis tombée en nageant dans le ciel.
– Tombée ? Dans le ciel ?
– L’air était doux et ensuite… Ensuite, je ne me souviens plus. Je me suis disloquée.
– C’était bien alors ?
– Mieux que ça, Adam, c’était ailleurs. Hors de ce monde.

Adam regarde ses mains pour la première fois.
Deux paumes et dix doigts articulés, agiles, habiles. Un index tendu qu’il replie dans le creux de son poing et qu’il redéploie, une phalange après l’autre, lentement, à la recherche d’un signe, d’un indice, d’un détail infime qui lui aurait échappé. Il ne voit rien. Rien qu’une surface de peau plissée. Il ne voit rien. Il n’y a rien à voir.  
– Moi aussi, je suis parti. Je suis parti très loin d’ici.
– On a fait le même voyage.
– Je n’ai pas vu la mer.
– Tu as vu d’autres paysages.
– Un éclair. Rouge. Après, le ciel s’est cassé.
– On pourra recommencer.
– Je voudrais bien, oui.
– SURTOUT SI VOUS VOULEZ FAIRE DES BÉBÉS ?

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