Épilation du langage

Est-ce que les aveugles voient mieux quand ils sont non-voyants ?

Nous avons si peur des mots, si peur. De plus en plus peur, les mots nous regardent droit dans les yeux, droit dans leurs bottes, ils nous disent que nous sommes faibles, tremblants, passagers, ils nous disent qu’un jour nous serons malades et qu’une longue maladie peut avoir plusieurs noms de cancers : le cancer du foie ou du côlon, le cancer des os ou n’importe quel cancer, n’importe quelle tumeur du cerveau.

Les mots nous disent les choses telles qu’elles sont, c’est pour ça qu’ils sont nés : dire au plus droit, au plus court, au plus précis. Dire ce que nous sommes, notre réalité et le monde qui nous entoure; il nous a fallu des siècles pour casser ces cailloux, les polir, en faire des galets lisses et plats que nous caressons amoureusement dans le creux de nos mains. Des mots tendres et des mots doux, des mots terribles, des mots crus, des mots âpres, des mots sortis d’un tamis ou d’une râpe à fromage, des adjectifs si précis qu’ils nous font saliver, rire ou bander.
Des adjectifs méchants, trop méchants, alors, il faut qu’on les efface : ils pourraient nous blesser, nous rappeler que nous sommes vieux, vieux, vieux, alors que nous poussons la porte du troisième âge ou celle du quatrième, la belle affaire, on pourra inventer tous les âges qu’on voudra, la réalité sera que nous serons vieux, séniles et souvent, nous seront malheureux.

Je ne sais pas qui a commencé. Les militaires étatsuniens peut-être qui n’en pouvaient plus de décompter les morts vietnamiens et les ont remplacés par des casualties, des choses vagues, incertaines, le produit indéterminé de la rencontre d’une balle et d’un abdomen dans le cadre très général d’un conflit armé mais pas d’une guerre, surtout pas une guerre, surtout pas ce mot.
Ou alors, ce sont peut-être les politiciens, qui ont rasé le langage, qui l’ont épilé au rayon laser pour que ne subsiste plus un seul poil, plus un seul point noir, plus aucun grain de beauté, juste une surface atone et lisse où plus rien ne peut tenir et plus personne ne peut s’accrocher. Un discours creux et vain qui tourne en boucle monocorde, le bruit de fond de nos vies, plus insignifiant et plus vide que toute la musique qui encrasse les cages de nos ascenseurs.

Je ne sais pas qui a commencé à faire bouillir le langage pour en faire de la pâte à tartiner.
Je ne connais pas les gens qui veulent stériliser le monde, en faire un plat pré-cuisiné.

Je me sens vieux, mort et vivant et parfois je bande, parfois je sens le fromage de chèvre. L’ail frais. Le pâté de campagne et le Beaujolais. Parfois, j’ai vraiment envie de chialer tellement c’est beau la neige qui tombe, le froid, le parfum des arbres en été. Parfois, je crie, et ce sont tous des enculés. Parfois, je bégaie, je bafouille, je m’emporte, c’est la vie qui monte ou qui descend, la vie en jeans ou robe du soir, la vie propre, sale, la vie qui sent les fleurs et les égouts.

Toute la vie qui ne tiendra jamais dans le cylindre écrasé d’un tube de pâte à tartiner.

Accroupi

Si les mots te manquent, invente-les.

Si les mots te fuient, ralentis, laisse-leur le temps de te rattraper. Baisse-toi. Étends le bras, sans bouger, la paume ouverte et tournée vers le ciel. Tu verras, ils finiront par s’approcher. Tu sentiras leur odeur et leur souffle. Tu devineras leur ombre, leur pas léger sur le gravier. Tu les attendras encore, accroupi et immobile, pendant que tes chevilles s’ankylosent et que des colonnes de fourmis s’installent lentement sous le pli de tes genoux.

Le soir tombera et ils apparaîtront à la lueur du crépuscule, lucioles fragiles et chargées de la lumière du jour. Du coin de l’œil tu les verras former des tracés incertains, des ruelles en clair-obscur, des immeubles aux contours vacillants, aux façades qui dansent à la lumière des bougies, un monde translucide qui durera le temps que durent les étoiles.

L’aube venue, tu les sentiras remonter le cours de ta colonne vertébrale, longer tes omoplates, la ligne de crête de tes épaules, redescendre de l’autre côté, hésiter et finir par s’engager dans l’étroit défilé de tes poignets. Ils scintilleront faiblement dans le jour bleu. À ce moment précis, tu pourras baisser les yeux et tu les verras s’avancer, un à un, pâles et fatigués, les mots, avant d’aller dormir, les mots viendront en file indienne s’abreuver dans le creux de ta main.

Les mots perdus (III)

Allongée sur son lit d’hôpital, ma maman ferme les yeux et joint les mains.

Je vous salue Marie pleine de grâce,
Le seigneur est avec vous.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes
Et Jésus, votre enfant est béni.
Sainte Marie mère de Dieu,
Priez pour nous pauvre pécheurs
Maintenant et à l’heure de notre mort.

Il y a quelques semaines, ma maman a eu un Accident Vasculaire Cérébral. Les médecins ont expliqué qu’une tache noire s’est formée dans son cerveau. Cette tache noire se situe dans l’hémisphère gauche, là où se trouve le centre du langage, exactement à l’endroit où elle a construit sa réserve de  mots.

C’est un peu comme une crevasse qui découpe la surface d’un glacier : à la surface on peut voir la ligne accidentée qui marque la frontière entre la neige et le noir. On peut en faire la  cartographie et dessiner un itinéraire qui contourne le danger. En surface, c’est facile, il suffit de faire le tour et de bien mesurer. Mais pour ce qui est de la profondeur, il y a juste ce trou bleu qui se transforme en noir, et on ne mesure pas la profondeur du noir.

Lorsqu’une crevasse déchire la surface du cerveau, un nuage noir se forme et, à la périphérie, un nuage moins noir, que les médecins ont appelé « pénombre ». Un peu de lumière passe dans cette zone grise qui sépare les tissus morts des tissus vivants. Un peu de courant, on ne sait pas combien. Ça fait des courts-circuits et des étincelles. Il y a des fils qui pendent un peu partout. Des fils suspendus qui se balancent dans le vide en attendant l’arrivée du technicien.

Ma maman a perdu les mots. Maintenant, elle les cherche. Tous les jours. Les mots simples et les mots compliqués. Les noms. Les prénoms. Elle essaie de recréer les liens, de relier les lettres qui pourraient décrire les images ou expliquer le monde. Ça fait des courts-circuits et elle s’énerve. Elle fait non de la tête. Elle cherche dans tous les recoins de sa mémoire. Dans les endroits les moins éclairés. Elle cherche. Elle fronce les sourcils. Tout à coup, elle dit : « NUIT ». Elle répète : nuit, nuit, nuit, nuit… Elle écoute le son, elle le met en bouche, elle dépoussière ce mot exhumé du royaume des mots. Elle le nettoie. Elle le polit comme un trésor.  « Nuit ». Ou « peur », ou « manger » ou « difficile ». Tous les mots perdus qui reviennent, un par un, l’un après l’autre. Un mot après l’autre, jour après jour. D’abord, retrouver les mots. Plus tard, il faudra songer à les assembler.

Alors, avant de partir, mon père assis près d’elle lui dit : « Faisons la prière du soir. » Alors, elle ferme les yeux et elle joint les mains. Sans hésiter, elle commence :

Je vous salue Marie, pleine de grâce, le seigneur est avec vous…

D’un seul trait elle dit tous les mots. Elle fait toutes les phrases.
Elle a le visage d’un enfant.

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