Neige et paix

De la neige. En masse. En continu. Douze mois par année.
De la neige, partout et jusque dans le désert, en couches régulières. Jour après jour, obstinément, les flocons s’entassent sur le monde d’avant. Des voies de chemins de fer et des autoroutes il ne reste pas une seule empreinte, pas un seul souvenir tracé dans l’infini du blanc

La vie en sous-sol est moins gaie, on a le mal de l’air d’avant, du soleil, de la pluie, du vent. Mais la neige a aussi recouvert tous les missiles sol-sol et les systèmes sol-air. Bouché les fûts des canons. Momifié les camions militaires. Congelé les porte-avions nucléaires. Confiné les abrutis de tous bords qui voulaient atomiser le reste du monde pour une poignée de pognon, de terre rare ou de religion.

Nous vivons agglutinés dans des boyaux arrachés aux entrailles de la terre. Aucune chambre avec vue mais des écrans géants pour tous les paysages. Des néons en continu pour oublier qu’un crépuscule annoncait la nuit et qu’une aube précédait le jour. Une vie sous cloche qui sent le rance et le renfermé. Une vie sans soleil, sans l’ombre d’un nuage, et nous, coincés comme des rats sous cent mètres de neige, trop affairés à survivre pour penser à s’entretuer.

Oblitérer le ciel, peut-être la seule solution pour ne plus jamais avoir peur que la prochaine bombe nous tombe sur la tête.

Viol à vie

Quel beau pays que le mien.

Ses montagnes, qui belvédèrent,
Ses herbages, toujours verts,
Ses trains, pendulaires,
Sa propreté, légendaire,
Son chocolat, bien sûr et ses garde-temps, millionnaires.
Son fromage, le Gruyère, qui, je le dis et le redis encore, ne recèle pas l’ombre d’un trou, contrairement à l’Emmental qui contient plus d’air que de pâte.

Dans cet espace préservé où règnent le calme et l’absence de volupté, il existe un organe raide et dressé en continu vers les plus hauts sommets du droit pénal. Il suffira ici de substituer un « i » au « é » de pénal pour entrer en force dans le sujet qui nous occupe aujourd’hui.
Je ne connais pas les membres mous qui s’agitent au nom de cette très haute institution mais on pourrait former l’hypothèse qu’il s’agit principalement d’antiques croutons mâles, baveux et faisant sous eux.
Voici pourquoi.
À la date du 27 novembre 2023, cette noble assemblée était réunie pour statuer sur un cas de viol perpétré par un connard mal membré. Tous se penchèrent sur une décision préalable d’une instance inférieure pour décider d’une punition proportionnelle à l’acte susmentionné. Le collège se réunit en conclave, examine le dossier, épluche les faits, réfléchit, se gratte l’entrejambe, hume le résultat et conclut selon les termes que rapporte RTL, radio française bien officielle :
Le Tribunal fédéral suisse, la plus haute instance judiciaire du pays, a publié mercredi 22 novembre une décision confirmant que la durée d’un viol peut infléchir la peine de celui qui l’a commis. Cela fait suite à une décision de la cour d’appel de Bâle qui, en 2021, a réduit la peine d’un homme reconnu coupable de viol sous prétexte que le crime avait duré « seulement 11 minutes. »

Seulement 11 minutes.

En valeur absolue, c’est moins qu’un quart d’heure.
En unités de coups, de cris et de douleur, c’est surtout un moment bloqué pour toujours à cet instant T. Le temps d’une vie passée dans une boucle fermée, perdue au plus profond du dernier cercle de l’enfer.

38.9

Dans le journal, une mention de cette nouvelle série télévisée portée par un éphèbe contemporain tendance préraphaélite : « En termes d’audience, cela représente 29,0% de l’ensemble du public âgé de quatre ans et plus et 38,9% des femmes responsables des achats âgées de moins de 50 ans. »

38,9%. On va pas chipoter sur une deuxième décimale. Non. On aurait pu arrondir à 39, mais ce petit dixième de pour-cent pose se pose un peu là quand même. Cette virgule qui barre la route à l’unité supérieure indique bien qu’une équipe de chercheurs férue de rigueur mathématique a déterminé très précisément qui a regardé quoi et comment.
Ce pourcentage en béton nous procure un agréable frisson scientifique. Précis. Solide comme les trois côtés d’un triangle équilatéral. On flotte, béat, les neurones détendus et l’estomac au bord de la sieste quand tout à coup, un choc électrique interrompt le flot de mélatonine charriée par notre glande pinéale. On se réveille en sursaut. On relit. Les femmes. Responsables des achats. De moins de 50 ans. On résume : 

Les femmes on connait.
Les responsables des achats, normalement on les trouve dans des entreprises qui ont besoins de ressorts pour fabriquer des matelas.
Il existe également un nombre toujours en expansion d’êtres humains qui comptent entre zéro et 50 années. 

Pris séparément, chaque élément de cet énoncé nous parait évident. Mais quand on assemble le tout, notre esprit part en couille. On se calme. On se concentre. On déplie les chakras. « Les femmes responsables des achats de moins de 50 balais… » On se le répète comme un mantra. On assemble les termes. On visualise. Une femme. Un billet de banque. Un magasin. Quarante ans. Est-ce que je connais quelqu’un lui ressemble ? Julie peut-être, mais comment savoir si elle gère les achats ? Et d’abord, quels achats ? La mercerie ? Les pneus ? Le nouvel écran plat ? La caisse de 12 bouteilles de Saint Amour en promotion ?  

Pour Amélie, boulangère, farouchement célibataire et pas intéressée par mettre sur orbite une nouvelle génération on dira que oui, pourquoi pas. À 45 ans, elle gère sa petite entreprise, son petit ménage plus deux coquins qui partagent ses nuits rares et sont sommés de disparaître au petit matin.
Mais que penser d’Albertine, 39 ans, charcutière et mère de trois enfants ? Le matin, c’est elle qui emmène ses petits à l’école pendant que Gérard ouvre la boutique et accueille les premiers clients. Elle achète les quarts de boeuf en gros, lui, les ingrédients nécessaires au remplissage du garde-manger familial.
Amanda, 25 ans n’achète plus rien du tout, elle échange un cours de piano contre un panier garni ou une pompe à vélo. 

À force de s’interroger, apparaît une faible lueur, l’écho d’une réminiscence lointaine, du temps où madame en tablier à fleurs servait un grand Scotch à Monsieur rentré fourbu d’une longue journée de dur labeur. Pendant que le mari buvait, l’épouse époussetait l’argenterie et surveillait d’un oeil la cuisson du rôti. À 20 heures précises, elle appelait les enfants. À table ils fallait qu’ils se taisent, papa était fatigué. Ensuite, maman faisait la vaisselle avec Palmolive pour le soin de ses mains. Quand elle avait couché la marmaille, elle passait une nuisette, une paire de bas et des porte-jarretelles, se glissait sous les draps mais papa ronflait déjà. Ok, hier on avait la ménagère, aujourd’hui la responsable des achats. Comme disait Alexandre Vialatte : « Rien n’arrête le progrès, il s’arrête tout seul.»

Au-delà ce méprisant glaçage sémantique, reste la question de savoir comment, de la foule immense des femmes, on a pu extraire avec précision une sous-population aux contours vagues et aux poches remplies d’argent.