Juin vent d’hiver

C’est un espace-travail rempli d’écrans. Clic font les souris. Clac font les claviers. Un mardi matin professionnel. Dehors, un début d’été délaissé.

Vive le vent
Trois notes sifflées se glissent par la fenêtre.
Vive le vent
Le siffleur est en bas peut-être.
Vive le vent d’hiver
Les têtes se relèvent.
Qui s’en va sifflant, soufflant
Les notes justes et le souffle mutin.
Dans les grands sapins verts

À cloche-pied sur une marelle qui monte au ciel, la gaité a passé la tête par l’entrebâillement de la fenêtre. Ce n’était ni l’instant ni le lieu. Ici, on travaille, madame, monsieur. On n’est pas la pour s’amuser, encore moins pour jouer. Le siffleur a continué. Interloqués, nous nous sommes regardés. De cette collision de mondes se produisait un glissement,
vive le vent,
un déplacement, un transport vers un ailleurs, une cour d’immeuble, des enfants peut-être, des balcons surannés, de la poussière blanche et la lumière du sud.
Tirant nonchalamment sur sa mélodie de Noël, le siffleur nous rappelait l’été, les vacances, les nuits où, allongés dans les hautes herbes nous regardions le ciel, sans claviers, sans souris, sans hiers ni lendemains, juste là, rien de plus, rien de moins, juste là, enfouis au plus profond des derniers replis de l’enfance.

On a jamais vu le ciel tomber

Ils arrivent. Leurs bannières. Leurs idées en bandoulière.
Le ressac de la mer. Une vague régulière qu’un rocher repousse et qui revient avec l’obstination des saisons. 

Ils arrivent, accrochés à leur nation, leur religion, la couleur de leur peau. Par milliers, par millions, en rangs, au pas, hypnotisés par le bruit de leur bottes sur le pavé. Sabres au clair  et prêts à en découdre avec l’hérétique, le non-croyant, le pas bien-pensant.
L’étranger. 

Ils arrivent, indifférents à la douleur et au sang. Indifférents à la fragilité de ce monde qui s’écroule sous leurs pieds. Indifférents à tout sauf à l’épaisseur de leur ventre et de leur porte-monnaie. Se gaver. Se gaver une dernière fois, prendre tout ce qui reste, piller, voler, violer. Ensuite le monde peut bien s’écrouler. D’ailleurs, ils n’y croient pas, à cette fin. Ils croient aux miracles, à leur supériorité, à la loi du libre marché. 

Dieu ou l’histoire sont toujours de leur côté.
Et avec eux, l’envoyé.
Petit, malingre, ou alors très gros, il n’y a pas de portrait-robot. Un homme hurleur, capable de transformer la peur en haine et l’appât du gain en envie de tuer. Un homme menteur, prêt à n’importe quel arrangement avec la vérité. Un enjôleur aussi qui torture avec le sourire en embrassant la joue des petits enfants.

Ils arrivent, lui devant et eux derrière. Comme toujours, ils sont sûrs de l’emporter. Leur seule peur, la seule chose qui pourrait les arrêter serait que le ciel leur tombe sur la tête mais ils n’ont jamais vu le ciel tomber.

OMO dans la chaussette

La serviette immaculée est garnie d’une belle flaque de café noir. La ménagère la noue exactement à l’endroit de la tache avant de la glisser dans le tambour du lave-linge. Referme la porte. Glisse une pincée d’OMO dans le bac prévu à cet effet. Va cuisiner une tarte aux pommes. Revient avec son fils et son homme, qui dénoue la serviette en question. Et là, miracle, la tache a disparu.
Papa et fiston sont stupéfaits. Maman exulte. OMO la propreté jusqu’au cœur des fibres.

En contemplant ma paire de chaussettes fétiches, j’eus tout à coup la vision de ce nœud, de ces couches d’étoffes traversées de part en part par des enzymes presque aussi gloutons que moi. (Ala, la lessive gloutonne qui dévore toutes les taches) Remarquons ici qu’enzyme est un nom féminin et aussi l’impact durable de la répétition de la réclame sur nos cerveaux reptiliens imprégnés à vie par n’importe quelle phrase à la con.

Donc, moi et mon angoissant syndrome de la chaussette orpheline, debout devant la machine à laver, ma paire de chaussettes fétiche à la main et OMO qui sort de sa boîte exactement à ce moment-là.

_ Réfléchis un peu mon garçon. Je traverse le tissu de part en part, quelle que soit la matière. L’épaisseur des couches, je m’en moque, tu vois, alors, réfléchis un peu, mon neveu.

Là, mes cellules grises auraient bien besoin d’une pincée une poudre qui blanchit le blanc. Je vois bien la serviette, la tache, le nœud, mais le rapport avec mes chaussettes m’échappe complètement.

_ Tu serais pas un peu bas de plafond, des fois ? Tes chaussettes, tu les ranges comment ?
_ Ben, j’assemble les extrémités, je les roule d’un mouvement souple et les voilà enchâssées pour les commodités du rangement. Je suis un garçon rangé.
_ Justement, si tu répétais l’opération AVANT de les mettre dans la machine à laver, les deux chaussettes, tu pourrais les récupérer après lavage, toujours enchâssées, comme tu dis.
_ Ah ouais ?
_ Ah ouais.
_ Et tu crois que…
_ Homme de peu de foi. Je te l’ai dit, je traverse sans mollir toutes les couches de tissu pour aller gloutonner la saleté au cœur de la matière.

J’ai essayé. Persil a gloutonné, extrait la moindre trace de saleté de mes chaussettes enlacées. Depuis, elles font toujours la paire dans le grand huit, du prélavage à l’essorage, avant d’aller sécher côte à côte sur les longs fils de l’étendage.
Les nuits sont longues aux sous-sols des immeubles modernes. On est mieux à deux pour veiller dans le noir.

Livrecaments

« C’est tout à fait stupide de penser que vous devez lire tous les livres que vous achetez et tout aussi stupide de critiquer les gens qui achètent plus de livres qu’ils ne pourront jamais lire. Ce serait comme prétendre que vous devez d’abord utiliser tous les couverts ou tous les verres ou les tournevis ou les forets avant d’en acheter de nouveaux.

Dans la vie, il existe des choses qui doivent toujours être disponibles à profusion, même si on n’en utilise seulement une fraction.

Par exemple, si on considère les livres comme des médicaments, on comprend bien qu’il faudrait en avoir le plus possible chez vous : si vous voulez vous sentir mieux, vous allez pouvoir choisir un livre dans « l’armoire à pharmacie ». Pas un livre au hasard, mais celui qui correspond le mieux au moment présent. C’est pourquoi vous devriez toujours avoir le choix du médicament !

Ceux qui achètent seulement un livre, lisent seulement celui-là et ensuite s’en débarrassent, appliquent simplement une approche consumériste aux livres, ils les considèrent comme un produit de consommation, une marchandise. Ceux qui aiment les livres savent bien qu’un livre est tout sauf une marchandise. »

 Umberto Ecco, 50’000 livres dans sa bibliothèque

La femme cachée

Derrière chaque grand homme se cache une femme.

L’homme est grand. Très grand. Très immense. Un arbre centenaire. Un chêne séculaire. Son ombre porte très loin sur la surface du monde. De ses racines jaillit une rivière, que dis-je, un fleuve large comme la mer.
L’homme grand a même sa place dans les grandes villes avec d’autres hommes aussi grands que lui. Seulement, il faut entretenir tous ces kilos de chair, les laver, les repasser, les mettre au bain avant diner. Aussi, aux grands hommes il faut du café le matin, le soir des pantoufles tièdes, une nuisette et des porte-jarretelles pour un sommeil réparateur rempli de rêves de grandeur.  

L’homme devient grand, grâce à la femme planquée derrière.
La femme derrière.
La femme dernière.

On devrait parfois mieux se pencher sur la syntaxe et le vocabulaire. Revenir à la source, reprendre le dictionnaire des idées reçues, là où Flaubert l’avait laissé. Donc, pour qu’un homme soit dans la lumière, il faut une femme qui produise l’électricité. Une femme-ménage. Une femme-torchage de niards. Une bonne, en somme, si possible sourde, muette, aveugle aussi. Une gentille tricoteuse qui ferme les yeux sur les soirées où il ne rentre pas pour cause de dossiers urgents à traiter. Les grands hommes, on sait ce que c’est, leur aura, leur magnétisme, leur torrentiel flux d’énergie qui ne peut s’épuiser qu’au fond des deltas du plaisir apaisé.

La femme effacée.
Qui reste à la maison et pendant que le très grand homme se fait décorer. Elle comprend mieux que lui, pense plus clair que lui, et comme d’habitude elle s’est chargée du discours et des remerciements. Certes. Mais quand même. On ne voudrait pas que bobonne gâte ce beau moment de solennité. Elle et son ventre alourdi par les maternités. Ses jambes gonflées. Ses cheveux gris aux racines. Son visage fané.  Elle et sa fatigue immense d’avoir entouré de tous ses soins ce mâle qui exhibe fièrement sa nouvelle quincaillerie aux caméras du monde entier.
Il a vieilli aussi, mais ses rides sont belles et on raffole de sa barbe poivre et sel.

La femme invisibilisée.
Cachée derrière le grand homme qu’elle biberonne sa vie durant, le pauvre qui ne sait même pas faire chauffer de l’eau pour le thé. Et c’est normal et il s’en vante, lui, il a de grands projets, des avions à construire et une guerre à préparer.
C’est ainsi qu’on entre dans les livres d’histoire et pas en nettoyant la cuvette des WC.

Couteau

Je n’ai jamais rien lu de Salman Rushdie. Pas la moindre ligne. On mesure ici toute l’étendue de mon inculture.  J’ai simplement été attiré par la couverture du livre, Knife, mot coupé en deux par une entaille verticale, un trompe-l’œil magnifique, saisissant résumé de l’histoire d’un homme poignardé sur la scène d’un auditorium bondé.

Au-delà de l’abyssale absurdité du geste, on reste tout à fait interdit par le mobile du crime. Comme moi, l’agresseur n’a jamais lu Rushdie, juste deux pages des Versets Sataniques, et quand on lui demande ce qu’il connait de l’auteur, il répond que ce sont principalement des extraits de conférences vus sur Youtube. Il y a vu un homme malhonnête, qui attaque l’islam et qu’il n’aime pas, lui qui respecte l’ayatollah.

Voilà.

Ensuite, un tweet lui a appris que Rushdie allait faire une apparition publique à Chautauqua, État de New York. Il a noté la date, pris sa voiture, un sac rempli de couteaux, on se demande bien pourquoi, sans doute une question de qualité de lame, et s’en est allé poignarder un vieux monsieur de 75 ans venu parler de la nécesité de protéger les auteurs en danger.

« Je n’aime pas la personne. Je ne pense pas qu’il soit une très bonne personne. » 15 coups de couteau.
Pour ça.