Une dernière soirée avec Mark Knopfler

C’était bien.
Mieux que bien.
C’était… tendre et rude, léger comme l’air et lourd comme le plomb. Soyeux. Râpeux. Mi-figue, mi-raisin. Doux-amer et depuis quelques années, c’était beaucoup crépusculaire.

C’était ta dernière tournée.
Au moment où la salle se rallume, je peine à faire la mise au point. Tout est un peu flou, un peu brouillé, un peu barbouillé, la vue, le cœur et l’estomac, qu’est-ce qu’on peut prendre dans ces cas-là ? Des cachous ? Des comprimés ? Une bouffée blonde de Benson & Hedges ? Mais ça fait plus de 30 ans que j’ai arrêté de fumer. Alors, disons un verre, le premier verre de Glennfidich, liquide fort et cuivré arrivé d’Écosse en même temps que ta musique. La première gorgée qui t’explose la gorge. Le premier accord qui t’explose le cœur. Ça te donne une nouvelle forme, une nouvelle couleur. Il y avait soi avant. Il y a un autre soi après. Des secousses telluriques. Comme Rembrandt, Rothko, John Irving ou René Fallet.

On ne sait pas vraiment ce qui se passe à l’intérieur. On s’en va un soir et on rencontre un accord de guitare. Une ligne mélodique que les doigts jouent en pinçant les cordes. Du bout des ongles. En découpant bien chaque note dans une trame de silence. Difficile à expliquer, ce contact. Il existe peut-être dans chacun d’entre nous une toute petite molécule qui dort et ne peut-être réveillée que par un seul parfum, une seule phrase, une seule suite de notes; et quand cette collision se produit, cette toute petite molécule envoie une véritable onde de choc qui te projette hors de tes chaussettes. Le son de Mark Knopfler m’a percuté ainsi, une nuit de 1979. Le groupe s’appelait Dire Straits et la chanson Sultans of Swing. J’ai ensuite suivi ce son. À la trace. Ce son a tracé un long sillon rectiligne dans ma ligne de vie. Avec le temps, il a évolué, s’est souvent épaissi, à l’image de son maître, mais les doigts ont gardé leur doigté.

Sur la scène, 40 ans plus tard, Mark Knopfler a vieilli. C’est le moment de prendre sa retraite, du moins c’est ce qu’il dit, assis derrière son micro. La dernière tournée. The Last Waltz. Il lance sa quatrième chanson. Je reconnais l’introduction. Romeo & Juliet. Chanson douce-amère où Roméo fatigue tout le monde et surtout Juliette avec ses concerts improvisés au milieu de la nuit. Elle se réveille en sursaut, Juliette, elle n’en peut plus. Elle voudrait juste dormir.

Juliet says, Hey it’s Romeo you nearly gimme a heart attack / Juliette dit, Oh, mais c’est Roméo, j’ai failli faire une crise cardiaque.

Pauvre Roméo. Il chante dans le vide. Juliette n’en a plus rien à cirer.

Le clavier s’éteint et le saxo se tait. Trois points de suspension et ses doigts égrènent le premier arpège. Je reste planté là, dans cette seconde, prisonnier du premier temps de cette petite ritournelle qui me retourne le cœur, m’éjecte de mes chaussettes, encore une fois. Ce n’est pas de la nostalgie, encore moins du chagrin, non, c’est autre chose. Tout au fond de moi, cette toute petite molécule s’est remise à bouger et l’onde de choc me renverse d’un seul coup, là, debout au milieu de la foule. Les lumières s’éteignent, les crânes disparaissent et je ne vois plus qu’un point flou et blanc au milieu de la scène.

Ensuite les larmes coulent et je ne vois plus rien.
Je n’entends plus rien.
Rien que le tendre son du temps qui s’écoule et ne s’écoule pas, au pays de Juliette qui ne reviendra pas.

MK_last

Dans la Galerie


Harry fit un cavalier fier et libre, monté sur un cheval à cru.
Et pour la NCB, un mineur de charbon qui était à la fois
Un ange tombé du ciel et Jésus sur la croix.
Une ballerine qui patine, il fallait la voir sur la glace, qui dansait la valse.

Il y a des gens qui n’ont pas d’autre choix que peindre et dessiner
Harry devait tailler la pierre, modeler la terre glaise
Exactement comme les vagues doivent aller vers la plage
C’était inscrit dans son sang et sur ses os.
Ignoré de tous les artistes trendy à Londres ou à Leeds
Il aurait tout aussi bien pu fabriquer des jouets ou des chapelets
Mais il ne pouvait pas entrer.
Dans la galerie.

En même temps, vous avez un artiste qui dit qu’il refuse de peindre
Il prend une toile blanche qu’il colle au mur
Suivi par tous ses amis artistes, tous pareils, tous faux, tous bidons
Pendant que les marchands se réunissent
Et ils élisent celui qui sera primé
Celui qui pourra entrer.
Dans la galerie

Il refusait de mentir et de se compromettre
Pas de merde, pas de bouts de ficelle
Et tous les autres mensonges subventionnés
Qui ne veulent juste rien dire.
Je dois dire qu’il est mort sans jamais sortir de l’obscurité.
Et maintenant tous les vautours descendent de l’arbre
Pour l’exposer.
Dans la galerie.

Dire Straits, In the Gallery, 1978
http://www.youtube.com/watch?v=XEl7devfqdc

Getting older with Mark Knopfler

I saw him first in 1979. A hungry, starving face. A falling mouth, eyes carved a long way into the skull, hollow cheeks hanging to high cheekbones. He looked like he had something urgent to say. Something urgent to play. It was music down to its bare bones. And his Ferrari red Stratocaster flashing on the stage. No filter, just the fingers picking the strings and a sound like pure, fresh water. Mark Kopfler was talking. He spoke about the river Tyne, Newcastle, about the sound of « a foghorn blowing out wild and cold » about a band playing Dixie in a punk world.

I saw him then with a headband and a wristband, a tennis player playing guitar. The face was rounder, heavier, and so was the music. There were arrangements, there was some fat sticking to the bones. There was too much noise over the guitar chords. The red Fender was still there, but there were other guitars, other sounds. Noise. Stuff. Mark Knopfler was still talking to his microphone, but his voice could barely be heard. His songs were overstretched, overdubbed, but still there were moments when he would switch off the power and play and talk to the microphone, talk  straight from his throat, muttering Geordie words in his Geordie voice.

I saw him then without Dire Straits. No more headband, no more hair. The voice had gone deeper, lower. His face ageing and melancholy looming in his eyes and in his notes. Mark Knopfler had been looking for a Golden Heart « and she took a loop of leather for around her neck. » The music was different, quieter, his Geordie soul connecting with a country soul, a long way down South.

I saw him then with Emmylou Harris and country it was. We were a long way away from Newcastle. Mark Knopfler was singing, surprisingly the man can sing. And Emmylou can sing too. So there were good moments, duets, and his signature touch sometimes, his fingerpicking underlining the voices, leaving enough space for silence: since the beginning and with the exception of the stadium years, Mark Knopfler has always left enough space for silence between his notes.

During all those years, I’ve driven many hours to see Mark Knopfler.

Yesterday, I took a walk to the lake road, a 5 minutes bus ride and I was in Montreux. Mark Knopfler was playing in my backyard and it was the strangest thing, almost like going out to see an old friend of mine playing in a local club. I felt like coming home. The concert was scheduled for 7:45 pm prompt, as the ticket said. We are not talking sex, drugs and Rock’n’Roll here. In his last record Mark Knopfler speaks about Monteleone, a guitar maker, a wood chiseller, using tools from the past to assemble a mandolin. A craftsman, someone like him, in fact.
It is almost 8 pm, the hall is packed, the lights have come off and he appears on the stage, sitting on a stool and I see the red Stratocaster flashing. We are silent. And in one moment, in one second, I’m gone from this world. I’m back 30 years ago. For the very first time I see those fingers picking the strings, letting those fluid notes flow like pure water straight into my heart. All I can see is the Ferrari red guitar and the fingers picking. Maybe the man on stage is old, maybe his back hurts and he has to sit on that stool. Maybe the man is tired or sad. Maybe I’m old.

But that SOUND and that SOUL do it for me. I hear him for the first time. I hear his music for the first time and it brings tears to my eyes.

I’m 48 and I’m eighteen for two hours.

Sous la jupe anglaise, 1ère partie

Quayside copiePour des raisons professionnelles, j’allais à Newcastle, riante bourgade du nord de l’Angleterre. C’était le printemps dans mon cœur en fête et aussi sur la terre, le long de la côte qui fait le tour du Lac Léman.
À Newcastle, quand je suis arrivé, vers 22 heures, il faisait froid, à vue de nez 4-5 degrés, et la pluie tombait à plat à cause du vent, des bourrasques de vent. En fait, c’était l’automne. En Angleterre c’est un peu l’automne toute l’année. Je détournai mon regard de ce ciel de chiottes pour sombrer à bras raccourcis dans la routine, l’hôtel insipide, le petit-déjeuner lyophilisé, les salamalecs d’usage, les réunions et les stratégies à mettre en place pour palier le départ de mon collègue désormais ex-vizir de cette sympathique succursale balayée par les vents froids. La journée s’achève. Je m’apprête à regagner l’hôtel mais l’ex-futur chef insiste : ce soir, pas question de manger seul, il faut absolument que nous nous retrouvions pour célébrer comme il se doit cette fin de règne. Il y tient. Moi pas. Il s’agrippe : quinze ans de dur labeur ne sauraient se conclure sans une ultime agape, un dernier toast, une dernière valse. De guerre lasse, je finis par lâcher. Célébrons ce débarquement comme il convient.
La voiture arrive, il est 18 heures 30 à l’heure anglaise et il fait nuit bien que nous soyons aux portes du joli mois de mai. Mon ex-futur collègue (la cinquantaine altière) me récupère dans le lobby, et me dit qu’il a invité sa nouvelle amie et la fille de sa nouvelle amie. Youpi. Je m’assieds dans la voiture et avant de dire bonsoir ou salut ou d’utiliser une autre forme de politesse pour faire honneur aux traditions anglaises, la donzelle en question me dit que j’ai de la chance ce soir, vu que j’ai pris l’option du dîner gratuit. Emporté par cet élan de fraternité, je lui réponds que mon boss magnanime consent à prendre en charge mes frais de subsistance dans le cadre de mes déplacements professionnels. Par conséquent manger seul représente donc une option tout aussi gratuite et peut-être plus sympathique, à la réflexion. Ensuite il y a un silence et on passe directement aux considérations météorologiques, l’Angleterre, le nord et tout ça. Le trajet se passe. On arrive devant une très jolie pizzeria en forme de bateau contemporain, en face de la Tyne, une rivière que je connaissais seulement par une chanson de Mark Knopfler. C’est le type qui a fondé Dire Straits, j’étais un fan absolu au début. Les 3 premiers disques, je les ai écoutés en boucle pendant des années. Et ça m’a fait quelque chose de me retrouver « on the quayside, down to the Waterline. » Pour illustrer mon propos, voici deux liens qui montrent le groupe à ses débuts : « Down to the Waterline« , qui démarre après deux bonnes minutes et « Where do you think you’re going. » Les initiés et les vieillards de ma génération apprécieront.

http://www.youtube.com/watch?v=Z5CPsssPOcw&annotation_id=annotation_242971&feature=iv
http://www.youtube.com/watch?v=_0kctKWoAjw&feature=related

Foin de nostalgie post-pubertaire et revenons à nos moutons. L’équipage sort du véhicule et je découvre enfin une grande bringue britannique d’au moins 180cm dans la quarantaine et sa fille encore plus grande, un peu plus de 20 ans à vue de nez refait. Toutes deux blondes, la maman qui s’efforce d’avoir l’âge de sa fille et la fille qui essaie de faire l’âge de la maman, qu’elles aient l’air de deux sœurs en somme.

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