L’heure de l’apéro

Les empreintes humides sur le sable indiquent que le niveau de l’eau est monté. Avant, nos semelles ne soulevaient que des grains de poussière, maintenant nos pieds s’enfoncent dans une terre éponge qui alourdit le pas et raccourcit la foulée. Pas de quoi fouetter un chat, il existe dans le commerce des sandales en mousse haute densité, munies de semelles ultra-larges qui permettent de surfer sur la surface des marécages.

Alors, nous achetons des semelles ultra-larges en mousse haute densité.

Mais voilà qu’une flaque se met à remplir chaque empreinte laissée par nos sandales. Sous le profil plat, l’eau se fait mille-pattes, ventouse et tentacule. Il faut à chaque pas jouer du mollet pour arracher la semelle à l’étreinte de la terre humide qui s’enfonce dans le noir.

Alors, nous achetons des bottes en caoutchouc à semelle profilée.

Mais la terre gorgée d’eau se dérobe, se dissout, se disloque et nous avons bientôt de l’eau jusqu’aux genoux. Alors, pas de problème, nous commandons des cuissardes, des cuissardes de pêche étanches  en livrée camouflage pour patauger stylé.

Un jour, la terre cède et il ne reste que de l’eau. Alors nous achetons une combinaison de plongée, des bouteilles à oxygène et un masque gris métallisé. L’eau monte pendant que nous faisons la planche entre deux parties de pêche sous-marine, Dieu que c’est amusant.

L’eau monte encore et indéfiniment. L’eau vient toucher le rebord des nuages. L’eau saute la rambarde des derniers balcons du ciel, mouche une à une toutes les bougies des étoiles, fait couler le jour tout au fond de la nuit.
OK, pas de problème, nous avons en magasin un casque éclairé assorti à un élégant pardessus pressurisé qui permet de nager à son aise dans le ciel noyé. Ensuite l’eau recouvre notre galaxie et tout l’univers. En prévision de ce naufrage programmé nous avons planifié la fabrication d’une combinaison interstellaire munie d’un lavabo, d’un lave-vaisselle et d’un compartiment réfrigéré. Téléviseur HD à écran rétroéclairé. Bar et lit rétractable. Pizza et bière à volonté. Et là, lorsque nous flotterons au milieu de l’eau de l’univers, l’estomac tiède et le cerveau en apnée, notre casque rempli des effluves délicates d’un rot velouté, nous pourrons une fois de plus constater que, malgré l’absence de tout crépuscule, l’heure est enfin venue de prendre l’apéro.

L’eau, vue de la terre

Vue de la terre l’eau a l’air d’être dure.

Vue de la terre, l’eau a l’air d’être froide. Solide. Argentée et opaque. Vue de la terre, l’eau rugit. Gronde. Menace. Vue de la terre, l’eau est étrangère.

Il n’y a pas d’air dans l’eau. Il n’y a pas de pierres dans l’eau. On ne peut pas marcher dessus. Bien plantés dans la terre, les deux pieds refusent jusqu’à l’idée de l’eau. Les yeux voudraient voir à travers, sous le film lisse et métallique, derrière l’écume. Voir ce qui se cache à l’intérieur des rouleaux que le sable obscurcit.

Vue de la terre, l’eau est un piège opaque, il faudrait un bateau pour marcher dessus.

Vue de la terre, la mer coule au fond des nuages.
Il faut du sel pour faire de l’eau de pluie. Du sel dans l’eau. De l’eau dans la mer. La mer étale sous son film or ou argent. L’océan rempli de gouttes d’eau douce qui font le sel du monde. Dans l’eau de l’océan, il y a le ciel rempli de nuages. Les étoiles. Le soleil qui ondule. Le bruit d’été que font les feuilles de peuplier. Dans l’eau, il y a la mer, la terre et la poussière. La poigne solide d’une gangue liquide qui vous entraîne vers le fond. Tout au fond, sous le creux des vagues. Tout au fond, ailleurs, sous un autre soleil.

Il n’y a pas d’âge pour apprendre à plonger.

Chercheur d’eau

L’eau qui passe polit le dos des cailloux
Dans le lit des rivières que le temps creuse.
Dans son lit le caillou fatigué se souvient
De la main de l’eau qui caressait son dos.

L’eau qui passe use le dos des cailloux
Des rivières fatiguées que le temps creuse
Sans jamais se fatiguer.

Rivières verticales
Rivières horizontales
Rivières compliquées
Qui tracent sur mon visage
Une carte du temps
Le temps qu’il faisait hier ou avant-hier.
Le temps qu’il faisait lorsque j’avais dix ans.

Sur ces berges arides il y avait trop de larmes
Et la rivière a débordé.
Sous ce pont suspendu, qui dort tranquille,
Vous trouverez un bébé,
Un enfant qui joue,
Les yeux noirs de la colère.

En regardant vers la gauche,
En vous penchant un peu,
Vous verrez remonter du fond de cette gorge
Les dernières heures d’une nuit blanche,
Le parfum gris du tabac blond.

Ici, soyez très prudents.
Cramponnez-vous à la barrière !
Ce gouffre est dangereux.
Vous pourriez y laisser
Les meilleures années de votre vie.

Mais si vous allez plus loin vers le contour des yeux.
Vous passerez sous l’ombre bleue d’un arbre
Planté au milieu d’un champ de cheveux blonds.

Vous verrez de la neige et du froid
Des dunes rouges que le vent soulève
Et des nuages pour regarder le ciel.

Je cherche une eau bleue pour remplir ces rivières.
Une eau gorgée de gouttes de soleil.

Je voudrais fabriquer des souvenirs heureux.

Garder les hommes ou les moutons

Devant, le sable jaune.

Il fait si chaud que la ligne d’horizon bouge, flotte, ondule, monte, liquide vers le ciel bleu pétrole. Le soleil en fusion coule des lames de chaleur blanche.  Sur ma tête un chapeau. Devant moi des silhouettes vagues. Une longue tunique du même bleu que le ciel trace le chemin au bout de son bâton. Saïd était berger. Il conduisait les moutons avant de conduire les femmes et les hommes sur les routes que le vent défait, au milieu du désert. Il marche sur ses sandales plates et larges. Il effleure sans effort la surface du sable alors que nos pas nous enfoncent. Nous sommes lourds, il est léger. Il danse et nous marchons. Quelques fois, il se retourne. Il s’arrête et contemple son troupeau en désordre. Il lève son bâton. Il crie. Il attend. Le troupeau se rassemble autour de lui. C’est lent. C’est désordonné. Il attend. Je crois qu’il préfère les moutons.

Quand tout le monde est là, il montre une empreinte en escaliers laissée par une vipère des sables. Un papillon à l’allure d’avion furtif. Une  plante miraculeuse. Il déchiffre pour nous les signes. Il parle couramment la langue du désert. C’est un berger et nous sommes des moutons. Ce jour-là, Saïd s’est arrêté au fond d’une combe, un passage assez large, on aurait dit l’empreinte sinueuse d’un ruisseau avalé par le sable. Il s’est baissé et son bâton a fouillé le sol à un endroit bien précis. Il a avancé d’un pas ou deux et s’est accroupi pour dégager le sable à deux mains. Il a repris son bâton, l’a enfoncé d’un seul coup dans le sol qui a émis un son creux.  Ses mains ont continué leur travail et l’anse d’un couvercle est apparue. Ensuite, le couvercle tout entier, caché à trente centimètres sous le sol, au milieu du désert. Il a bien nettoyé la surface brillante, soufflé sur les derniers grains de sable.  

Nous nous tenions penchés au-dessus de lui. Il nous a demandé de nous écarter. Il devait regretter les moutons. Sous le couvercle, il y avait une bouteille découpée au milieu et accrochée à un fil métallique. Le silence s’est fait, alors que la bouteille descendait jusqu’au fond du trou noir. Il y a eu un bruit d’aspiration. Nous étions happés par le trou. Saïd s’est retourné pour nous dire de nous écarter. Encore. Il devait regretter ses moutons. Il a tiré sur le fil métallique, saisi la bouteille par le fond et fait gicler sur nous les mille gouttes froides de cette eau brillante qui dormait dans le lit du désert.

Nous nous sommes éparpillés en tous sens. Saïd a ri. Pour une fois, il n’a pas regretté ses moutons.  

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