Pour revenir il faut partir

Partir des mois ou des années, loin ou près, peu importent les kilomètres, partir ailleurs, sous un autre ciel, dans une autre seconde. Changer de terre et de lumière. Changer de ciel. Regarder d’autres corps et d’autres visages. Il suffit d’un lac ou d’une vallée, de la route qui s’arrête au bas d’un immeuble et d’un nom manuscrit collé à la hâte sur la face d’une boîte à lettre. Il y a du courrier. Des factures et de la publicité. Le journal. Des paquets. Des emballages brillants pour l’anniversaire des enfants. Les rappels. Le papier qui déborde au retour des vacances. Et un jour, collée à la hâte sur le front sale de la plaque métallique, une étiquette indique une nouvelle adresse.

Partir encore un peu plus loin, juste quelques mètres ou quelques kilomètres, regarder le ciel d’une autre fenêtre. Survoler des étendues de nuages, des océans métalliques et des bandes de terre en damier. Se réveiller d’un seul coup de l’autre côté du monde avec devant les yeux l’image fixe des vignes rousses suspendues aux balcons des montagnes. Le ciel trop bleu des jours de foehn. Et le raisin rouge et chaud qui colle entre les doigts, un jour de vendange.

Un jour d’été oublié au milieu de l’automne, gravir les escaliers taillés dans les murs de pierre sèche, la chaleur de l’ardoise plate et grise qui craque sous mes pas. Le soleil hors-saison et le sentier qui monte, le long des lignes parallèles.

Je peux marcher les yeux fermés.
Ici, je sais d’où je suis parti.

Au plus chaud de l’hiver

Il fait froid.
Les routes sont verglacées. Les arbres craquent de l’intérieur. Il fait très froid. Il gèle à pierre fendre. On est peut-être en janvier ou en février et la neige s’envole légère sous les spatules du skieur extatique.

Quand soudain un vent mutin se met en tête de gravir à toute allure les parois rocheuses criblées d’éclats de glace. A cette vitesse, l’ascension de la face Nord de l’Eiger s’effectue en quelques minutes. Arrivé au sommet, le vent a froid et s’il est humide, il lâche de nombreuses précipitations éparses qui peuvent même retomber sous forme de neige. Encore une fois, là, c’est l’extase.
Mais voilà.  Arrivé au sommet de l’Eiger ou du Mont Banc, l’air débarrassé de toute cette humidité se retrouve parfois coincé par une poche d’air posée comme un couvercle sur le toit de l’Europe. Alors le vent se tâte. Le vent se dit : je suis le vent quand même. Le vent ça bouge. Le vent, c’est fait pour s’agiter. Pour renverser. Pour ébouriffer. Le vent, c’est fait pour glisser. Il voudrait bien continuer à grimper comme une fusée mais sur sa tête le couvercle est scellé. Continuer droit devant lui, pour aller où ? Faire le tour de la terre ? Il regarde le vide au-dessous de lui et il sourit. Le vent prend son élan. Il saute dans le vide. Il hurle de peur et de joie. La vallée tourne, remonte et redescend. Le vent a mal au cœur, le vent a des bouffées de chaleur.
Dans les Alpes, ce vent fou s’appelle le Foehn. Quand il redescend des montagnes, il tire le ciel avec lui et on pourrait tendre la main pour toucher les nuages. Il efface la neige. Il extrait des sapins un parfum tiède de sève verte. Il installe le printemps au beau milieu de l’hiver. Il ouvre toutes les portes au beau milieu de la nuit. Il réveille tout le monde. Tout le monde dehors. Il fait beau. Il fait doux. La lune est pleine, on dirait le jour. Tout le monde sort sentir ses pieds nus sur la terre chaude. Le Foehn glisse en courant sous les jupes des filles et rend fous les garçons. Le Foehn transporte des phrases interrompues de musique de bal, des fragments de guirlandes multicolores.

Les nuits d’hiver, le Foehn fait danser les gens jusqu’aux matins brillants de pleine lune.

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